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De quoi nous parlent les romans de cette rentrée ? De la famille, de ses origines, de ses secrets, certes mais aussi de toutes les formes de domination, des violences faites aux femmes, du féminisme, du fanatisme et du terrorisme, des migrants, de la crise et des classes sociales. Une littérature décidément ouverte sur la société et le monde.

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La production de l’automne 2018 est abondante (567 titres), trop abondante, ronchonnent même certains, alors qu’une deuxième rentrée, en janvier prochain, proposera un nombre égal d’ouvrages. Et ces chiffres sont sans doute en dessous de la réalité, la rentrée ne prenant guère en compte la littérature de « genre » (polar, science-fiction…) et sous-estime souvent les livres de « petits » éditeurs. N’empêche, la fiction semble bien se porter. Ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’économie du livre en général.
Sur ces 567 romans, 381 sont des romans français et, dans ce cadre, 94 sont des premiers romans, chiffre en nette hausse, qui tendrait à dire aussi que la « relève » est assurée.

« La crise et les classes sociales, les rapports de domination forment le cadre de plusieurs livres forts.»

Qui dit rentrée dit prix
Comment passe-t-on de six cents livres annoncés début septembre à UN Goncourt par exemple (sans parler d’une bonne dizaine de prix nationaux et de nombreux prix spécialisés ou localisés) courant novembre, deux mois plus tard ? En fait, la marche aux prix est un parcours du combattant et tous les présents sur la ligne de départ n’ont pas vraiment les mêmes chances.
C’est une bataille qui commence au printemps. Les éditeurs poussent leurs favoris dans divers cadres appropriés. L’entreprise tient autant du littéraire que du commercial, du talent que de la communication. Dès avril-mai on peut identifier entre trente et cinquante ouvrages dont les titres vont revenir ensuite de manière récurrente dans les commentaires de l’été et du début de l’automne : salon spécialisé de Lyon, rencontres organisées par les maisons d’édition vers un public très ciblé, attention particulière portée aux libraires et aux bibliothécaires, identification des livres par Livres Hebdo, magazine destiné aux professionnels du livre, première présélection organisée par la FNAC dès juillet (quatre cents libraires et quatre cents adhérents opèrent un premier choix), couverture de presse dès la mi-août.

L’écho des tourments de notre époque
« L’exofiction », terme assez rébarbatif pour désigner des biographies romancées de personnages de l’art ou de la littérature, vivants ou disparus, est un genre prisé. Ainsi cette année, des textes sont consacrés à Ava Gardner, Alain Delon, Maria Schneider (qui joua notamment dans Le Dernier Tango à Paris, 1972), Harry Baur, Elsa Morante, André Breton, etc.
Si elle poursuit un naturel travail d’introspection, cette littérature est aussi ouverte sur la société et le monde. Selon Livres Hebdo, « les romans français de l’automne se font l’écho des tourments de notre époque en explorant les mécanismes des violences sociales, politiques ou sexuelles et la manière dont elles influent sur les destinées humaines ». On peut lire aussi sur le site de la FNAC : « En 2018, les auteurs de la rentrée littéraire prennent à bras-le-corps les thèmes qui agitent notre société. »
C’est le cas du fanatisme religieux avec Boualem Sansal Le Train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, ou Fanny Taillandier Par les écrans du monde, qui revient sur le drame du 11 septembre 2001. Le sujet des exilés, des réfugiés, des migrants et des migrations est très présent : Le Prince à la petite tasse d’Emilie de Turckheim, Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam, Vivre ensemble d’Émilie Frèche. Ou encore Les exilés meurent aussi d’amour de Abnousse Shalmani.

La question du déplacement, du « déroutement », du dépaysement et des terres étrangères est au cœur de Frère d’âme de David Diop ou de Là où les chiens aboient par la queue d’Estelle-Sarah Bulle.

De nombreux romans évoquent la violence faite aux femmes, la réaffirmation féministe ici et maintenant. Le Malheur du bas d’Inès Bayard, Tenir jusqu’à l’aube de Carole Fives. Sur un même registre mais dans une autre tonalité, Fabienne Jacob signe Un homme aborde une femme.

Autre thème incontournable : la famille et le secret des origines, les débuts de l’histoire, celle des parents « pour comprendre qui l’on est, d’où l’on vient ». On pense au Guetteur  de Christophe Boltanski et à Dix-sept ans d’Éric Fottorino.

L’animal (ses rapports à l’homme, à la nature) s’invite dans cette rentrée, notamment avec le formidable  Chien-loup de Serge Joncour.

« La marche au prix est un parcours du combattant et tous les présents sur la ligne de départ n’ont pas vraiment les mêmes chances. »

La « différence » est l’objet de plusieurs romans, Roissy de Tiffany Tavernier, Les Bracassées de l’excellente Marie-Sabine Roger.
La crise et les classes sociales, les rapports de domination forment le cadre de plusieurs livres forts, parmi lesquels 
Le Paradoxe d’Anderson de Pascal Manoukian (sur une famille ouvrière de l’Oise) ou Désintégration d’Emmanuelle Richard.
On accordera une mention particulière à H.S. du trop rare François Salvaing, belle plume assez mal traitée par l’édition française. En ces temps politiquement moroses revient souvent la question : comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on pu passer de la fureur post-soixante-huitarde, de la fougue critique de la décennie 1970 à l’alignement et au conformisme ambiant.
H.S. permet de comprendre ce retournement à partir de l’évocation du drame de la sidérurgie lorraine. L’auteur connaît bien le sujet, il a fréquenté ses acteurs en qualité de journaliste au plus fort de la crise. Il a même co-écrit un récit, La Provocation, consacré à la grande marche parisienne des sidérurgistes du 23 mars 1979 et aux agissements de barbouzes (déjà !). François Salvaing, de retour quarante ans plus tard en Lorraine, retrouve des témoins de cette saga. Son récit donne la mesure tout à la fois de la force des luttes ouvrières, de la force aussi des illusions dominantes, le méthodique travail de sape entrepris par le patronat et ses complices, la démoralisation idéologique qui s’ensuivit. Mi-roman, mi-enquête, mi-fiction, mi-reportage, ce texte est porté par une terrible mélancolie et est traversé par une singulière histoire d’amour (homosexuel). On y retrouve le style mordant de François Salvaing. Les toutes dernières pages où il revisite le site industriel de Longwy, destiné à devenir un golf à vingt-sept trous, est un morceau d’anthologie. On sort du livre oppressé comme après une défaite et vengé en même temps car il rend (un peu) justice à ces soldats lorrains d’une guerre effacée. Un bémol cependant : le ton sarcastique de l’auteur chaque fois qu’il est question de la figure de Georges Marchais ou du PCF d’aujourd’hui.

Gérard Streiff est journaliste et écrivain.


L’année 1984

Avec un président socialiste, la lutte des classes n’existait plus, commençait-on à nous seriner, souriait le camarade Mougin. C’était dépassé, obsolète, ringard… Nous gardions le droit de choisir notre adjectif. Malheureusement, le patronat n’avait pas été mis au courant de cette grande nouvelle. Celui de Citroën, par exemple, qui désormais à Aulnay-sous-Bois faisait entrer son personnel ouvrier par de longues cages comme on en voit disposer pour les fauves domestiqués des cirques, avait déclaré vouloir supprimer cinq mille huit cents postes, histoire de maintenir à hauteur ses dividendes, faute de quoi les actionnaires iraient miser ailleurs, et démerde-toi avec le dépôt de bilan. Le gouvernement du plus jeune Premier ministre que la France, merci, François Mitterrand, eût jamais connu, avait un peu tordu le nez, avant d’accepter d’aider à la reconversion du tiers des effectifs. Mais sans aller chercher Citroën, Ducellier ou Creusot-Loire, Mougin estimait avoir eu en Lorraine même une éloquente illustration de ce que l’autre vieux barbu avait désigné, le siècle d’avant, par les eaux glacées du calcul égoïste.

Extraits de H.S. de François Salvaing.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018