Par

Interroger le sens, les formes et les représentations que les jeunes donnent à leurs engagements, et adapter les politiques publiques en conséquence afin de renforcer leur pouvoir d’agir. L’éducation populaire, un levier indispensable.

La participation des jeunes à la société est souvent analysée sous le prisme d’un constat en apparence paradoxal : ils sont plus nombreux que les autres générations à s’abstenir lors des élections, mais investissent d’autres formes d’engagement parfois plus massivement. Pour autant, il manque bien souvent à cet engagement une dimension d’organisation collective en mesure de tisser des liens avec les institutions politiques pour le rendre plus efficace. À nos yeux, soutenir l’investissement politique et citoyen des nouvelles générations passe par l’éducation populaire.
Si 84 % des moins de 25 ans se sont par exemple abstenus lors des élections régionales de 2021, nous savons également que, l’année précédente, 40 % des 18-30 ans avaient donné de leur temps pour du bénévolat au sein d’une association ou d’une organisation, 47 % avaient signé une pétition en ligne ou participé à la défense d’une cause sur les réseaux sociaux, et près d’un jeune sur cinq avait pris part au moins une fois à une manifestation, une grève ou une occupation de l’espace public. À l’évidence, la jeunesse est loin d’être désengagée ou désintéressée de la chose publique. Dès lors, plutôt que de lancer de sempiternelles campagnes d’incitation au vote
– stratégie qui peine à convaincre la jeunesse –, n’est-il pas plus pertinent d’interroger le sens, les formes et les représentations que les jeunes se font de leurs engagements, et d’adapter nos politiques publiques en conséquence, afin de renforcer leur pouvoir d’agir et de retisser ainsi un lien en apparence distendu avec les institutions ? À cette fin, un prérequis semble indispensable : comprendre les aspirations des jeunes ainsi que les luttes et modes d’action dans lesquels ils et elles s’investissent.

Des engagements et des mobilisations pluriels
En la matière, l’ouvrage de Valérie Becquet et Paolo Stuppia, Géopolitique de la jeunesse : engagement et (dé)mobilisations (Le Cavalier bleu, 2021), propose une grille de lecture intéressante. Les sociologues distinguent quatre grandes causes et moteurs d’engagement chez les jeunes, qui parfois se complètent, voire se confondent : les causes démocratiques dans le sillage de l’altermondialisme avec l’aspiration à un nouveau modèle de société libéré des intérêts économiques et financiers (Nuit debout) ; les causes environnementales (marches pour le climat) ; les causes civiques concernant les droits des minorités et la lutte contre les discriminations ( #MeToo, #BlackLivesMatter) ; enfin, les causes liées aux conditions de vie des jeunes et « propres à leur classe d’âge », qui recoupent aussi bien les questions liées à l’éducation (manifestations lycéennes et étudiantes) que celles liées aux inégalités territoriales (protestations urbaines).

« Redonner une place à l’intelligence collective, au partage et à la transmission de connaissances, au sein d’un univers pensé comme un espace de consommation de relations sociales et de “temps de cerveau disponible”. »

Selon les causes, et même au sein de chacune d’entre elles, les modes opératoires de revendication et d’action ne sont pas les mêmes. Différentes nuances de radicalité peuvent s’exprimer – marche déclarée, contre-sommet, constitution d’une ZAD, voire appel à des formes de désobéissance civile – et certaines mobilisations sont ou se sont structurées autour de collectifs, de syndicats, d’associations et de porte-paroles, quand d’autres sont davantage spontanées, plus ponctuelles, plus horizontales et moins hiérarchisées, à l’image de Nuit debout ou encore des protestations urbaines. Ces dernières d’ailleurs expriment également une frustration sociale dont il faut pouvoir tenir compte – environnement défavorisé, système méritocratique illusoire, conditions de vie dégradées, contrôles au faciès récurrents : la liste est longue de ces « éléments qui pèsent objectivement sur le destin social des jeunes générations », comme le soulignent les deux sociologues.
Ce panorama des mobilisations permet de comprendre la dynamique et le mouvement, chez les jeunes, de prise de conscience des inégalités à l’œuvre dans la société. La jeunesse ne se contente plus de les subir : elle les interroge, les met en perspective les unes avec les autres et entend bien le faire savoir. Plutôt que de traiter de  « wokisme »  les motifs de révolte et d’engagement des jeunes, posons-nous plutôt la question de la capacité des pouvoirs publics à répondre à ces aspirations, et à déployer un cadre d’action publique qui en favorise tout à la fois l’expression et la prise en compte.

Un puzzle d’initiatives locales pour favoriser la participation des jeunes
De nombreuses collectivités territoriales ont mis en place des dispositifs, aides, structures ou instances pour susciter, renforcer ou accompagner l’engagement des jeunes ; du moins, une certaine forme d’engagement perçu comme un moyen de développer leur autonomie et leur citoyenneté.
Côté institutionnel, dans une logique de démocratie participative et d’acquisition d’une forme de citoyenneté politique, les conseils de jeunesse se sont ainsi multipliés à différents échelons territoriaux, selon différentes formes et modalités de fonctionnement. D’une instance à l’autre, les prérogatives et marges d’action sont très hétérogènes et oscillent entre un rôle consultatif, association à l’élaboration des politiques publiques, et mise en œuvre de projets en propre, à l’instar du conseil parisien de la jeunesse, qui est sollicité tout au long de l’année à propos de projets et perspectives de politiques publiques pour avis, mais dispose également de la faculté d’initier chaque année une campagne de communication sur le sujet de son choix ou encore de présenter un vœu au conseil de Paris. Pour favoriser cette dynamique et lui donner une envergure plus importante, quatre cents collectivités territoriales se sont regroupées en réseau avec une quinzaine de mouvements de jeunesse et d’éducation populaire au sein de l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (ANACEJ), dans laquelle a été institué un « comité jeune », constitué de membres représentatifs des conseils territoriaux de jeunesse.

« L’éducation populaire est un processus continu visant l’émancipation collective des individus et l’acquisition de dispositions et de compétences affranchies des urgences pratiques et des tracas du quotidien. »

Concernant les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics, la philosophie est différente. Ils fonctionnent davantage dans une logique d’incitation à l’engagement et d’acquisition d’une forme de citoyenneté civile. À titre d’exemple, la ville de Paris déploie le dispositif « quartiers libres » pour les 16-30 ans, qui permet l’accompagnement et l’octroi d’une aide financière allant jusqu’à 1 500 euros pour la création d’une association et le développement d’un projet local de solidarité. À l’échelle nationale, mais aussi à l’échelon local, nous retrouvons dans cette catégorie les programmes de volontariat en service civique.
Concernant les aides et les structures, la logique est plutôt celle de la transmission d’information dans une perspective d’acquisition d’une forme de citoyenneté juridique. Ce sont les points d’information jeunesse, les conseils régionaux d’information jeunesse (CRIJ), les espaces jeunes ou encore les points d’accès aux droits des jeunes. L’objectif poursuivi, même si ce n’est pas le seul, est de renforcer la capacité d’action des jeunes par la connaissance et l’usage de leurs droits et des aides qui leur sont destinées.
Toutes ces initiatives, plus ou moins formelles ou innovantes, ont néanmoins une faiblesse intrinsèque : elles s’inscrivent dans une certaine verticalité des rapports entre jeunes et institutions (principe de tutorat, d’accompagnement de projet par des professionnels adultes, etc.), tandis que les mobilisations de jeunesse que nous avons citées se caractérisent davantage, dans leur ensemble, par une démarche horizontale, parfois jusque dans leur organisation. Renforcer le pouvoir d’agir des jeunes doit donc passer par une politique publique de jeunesse qui tienne compte de ce paramètre. Elle tient selon nous en deux mots : éducation populaire.

L’éducation populaire : outil d’action publique au service du pouvoir d’agir des jeunes générations
L’éducation populaire est un processus continu visant l’émancipation collective des individus et l’acquisition de dispositions et de compétences affranchies des urgences pratiques et des tracas du quotidien. Elle enrichit le capital humain de chacune et chacun par la formation d’un rapport réflexif et distancié au monde afin de pouvoir agir sur lui, et ce en dehors des cadres d’apprentissage traditionnels que sont les études ou le travail notamment. Dans une contribution à la revue Progressistes (décembre 2021), nous avions déjà montré que la mise en place d’une société du temps libre était une condition indispensable au déploiement d’une véritable politique publique d’éducation populaire. Favoriser le temps libre, c’est permettre aux jeunes d’avoir plus de temps pour, entre autres mais non exclusivement, défendre les causes qui leur tiennent à cœur et s’y engager pleinement, et renforcer ainsi leur pouvoir d’agir.

« Toutes les initiatives institutionnelles, plus ou moins formelles ou innovantes, s’inscrivent dans une certaine verticalité des rapports entre jeunes et institutions, tandis que les mobilisations de jeunesse se caractérisent davantage par une démarche horizontale. »

L’éducation populaire est ainsi tout à la fois un cadre, un outil et une philosophie de l’action publique pour favoriser le renforcement du pouvoir d’agir des jeunes générations. Il s’agit par exemple d’expérimenter de nouveaux lieux et formats de débats, de confrontation des idées, d’apprentissage démocratique par l’expression et la mise en œuvre concrètes de valeurs au quotidien, et de développer massivement des espaces de partage de pratiques et d’expériences pour inventer et susciter de nouveaux modes d’action collective. Tout ceci est de nature à favoriser la participation des jeunes dans un cadre où les relations et le dialogue peuvent se dérouler sur un pied d’égalité, facilitant les échanges et les initiatives. Les « grands voisins » à Paris peuvent constituer un exemple, mais de façon plus générale, les collectivités territoriales peuvent s’appuyer sur leurs équipements jeunesse et les associations d’éducation populaire pour multiplier la tenue de forums, ciné-débats, conférences entre pairs, etc.
Si nous prenons l’angle de la lutte contre le sexisme et des violences faites aux femmes par exemple, il pourrait être intéressant de réfléchir au développement d’une politique des « grandes sœurs » qui ne se réduirait bien évidemment pas aux seuls quartiers populaires, qui accorderait une place évidente aux associations pleinement investies dans ce domaine, mais qui permettrait de créer un climat de confiance entre pairs dans cette démarche d’horizontalité recherchée, et de multiplier les modalités d’échange à partir des problématiques et situations concrètes du quotidien.
À l’heure du numérique cependant, l’éducation populaire doit pouvoir prendre en compte les nouveaux usages des jeunes générations. À l’évidence, les jeunes n’attendent pas qu’une salle leur soit offerte un jour donné et à une heure donnée pour s’exprimer. Les réseaux sociaux nous le démontrent tous les jours. Toutefois, ces usages actuels posent certaines questions au regard de notre objectif de renforcer la participation citoyenne et le pouvoir d’agir des jeunes générations. Tout en reconnaissant que « ces nouveaux outils permettent de donner la parole à celles et ceux qui ne l’avaient pas », le sociologue Lionel Arnaud pointe notamment, dans « La citoyenneté : une éducation populaire 2.0 ? » (Nectart, février 2018) le risque d’une émancipation de la parole et de l’action réduites à une forme d’« individualisme en réseau ».
Tel serait alors l’enjeu d’une « éducation populaire 2.0 » : tisser du sens collectif à partir de l’action numérique des jeunes, transformer une certaine dépendance et expression atomisée – qui ne sont par ailleurs pas sans conséquences parfois dramatiques chez les jeunes les plus isolés – en opportunités d’émancipation, d’expression et d’action collectives. Reconnaissons-le, l’enjeu n’est pas simple : il s’agit de redonner une place à l’intelligence collective, au partage et à la transmission de connaissances, au sein d’un univers pensé comme un espace de consommation de relations sociales et de « temps de cerveau disponible ». N’ayons cependant pas peur de cette ambition.
L’enjeu n’est pas, pour les institutions, d’investir massivement les réseaux sociaux pour parler aux jeunes. L’enjeu est plutôt de développer des espaces d’éducation aux médias, des lieux collectifs et partagés de production numérique ou audiovisuelle – entre pairs, entre les jeunes et leurs influenceuses et influenceurs, ou accompagnés par des professionnels de ces métiers par exemple – qui permettent tout à la fois aux jeunes de gagner en compétences numériques, de tisser de nouvelles relations sociales – un réseau humain – et de produire du contenu pensé pour servir le collectif et non la valorisation des individualités.
L’éducation populaire, nous le savons, a une histoire. Ainsi réhabilitée et placée au cœur des politiques publiques de jeunesse, elle offre également un horizon, un cadre commun d’apprentissage, de partage et d’action pour interagir avec les pouvoirs publics et transformer le monde. En un mot, elle est un outil puissant au service du pouvoir d’agir des jeunes générations.

Hélène Bidard est adjointe PCF à la maire de Paris, chargée de l’égalité femmes-hommes, de la jeunesse et de l’éducation populaire.

Cause commune • janvier/février 2022