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Si la Chine est vue par les milieux politique et économique français avant tout comme un grand marché qu’il faut conquérir et préserver, la diplomatie à l’égard de la Chine est en train de s’européaniser et l’accord de principe sur un Comprehensive Agreement on Investment (CAI) est aussi politique.

Il y avait rarement eu un moment plus propice pour parler des relations franco-chinoises qu’en 2020, surtout lorsque l’on regarde du côté de la France et de l’Europe. À cause de la crise de la covid-19, la question chinoise a gagné de la place dans les discours politiques et l’opinion publique en France, même si elle reste un sujet minoritaire par rapport aux préoccupations quotidiennes des Français. La pandémie a donné, à plusieurs reprises, des occasions pour mettre en œuvre la coopération et la solidarité bilatérales, mais elle a aussi exposé les différences, sinon les fractures, entre deux visions du monde et deux façons de gouverner. Selon différents sondages d’opinion menés en 2020, plus de 60 % de Français sondés déclarent avoir une opinion négative à l’égard de la Chine. Cependant, c’est aussi dans ce contexte que la Chine et l’Union européenne ont déclaré le 30 décembre dernier avoir obtenu un accord de principe sur un Comprehensive Agreement on Investment (CAI) – « le plus ambitieux » accord de ce genre jusque-là signé avec la Chine, selon la Commission européenne. Dans quelle mesure cet intéressant contraste peut-il nous éclairer sur les relations franco-chinoises actuelles ?

« Sur le plan géostratégique, la France et la Chine partagent beaucoup de points communs sur le principe, sans pouvoir réaliser des coopérations significatives. »

Une relation centrée sur le commerce
L’histoire nous montre que le clivage idéologique n’est pas un obstacle absolu au rapprochement entre la France et la République populaire de Chine. Les relations entre les deux pays sont bâties dans les années 1960-1970 sur une sorte de convergence géostratégique : d’un côté, l’aspiration gaullienne et gaulliste à restaurer la grandeur de la France dans le monde ; de l’autre côté, la volonté du président Mao de constituer un large front uni antirévisionniste contre l’Union soviétique. Mais cette convergence de principe ne cache pas les divergences dans la pratique. Dans cette période, il n’y a jamais d’action commune franco-chinoise ni sur le Vietnam, ni sur le Cambodge, et surtout pas contre l’Union soviétique. Ceci est encore vrai aujourd’hui. Sur le plan géostratégique, la France et la Chine partagent beaucoup de points communs sur le principe, sans pouvoir réaliser des coopérations significatives. Le Plan d’action pour les relations franco-chinoises, fixé conjointement en novembre 2019, en est une démonstration.

« Face au modèle chinois qui fait preuve d’efficacité, la démocratie occidentale se sent dorénavant obligée de se défendre sur le plan des valeurs. »

Les fruits des relations franco-chinoises sont ailleurs : la France est ainsi l’un des premiers pays occidentaux à exporter de grands projets industriels clés en main à la Chine, dès les années 1970. Les relations économiques entre les deux pays s’accélèrent à partir des années 1990 et 2000. La Chine est vue par les milieux politique et économique français avant tout comme un grand marché qu’il faut conquérir et préserver, surtout pour les grands groupes industriels français. Les marques françaises à destination des consommateurs profitent aussi de l’augmentation du pouvoir d’achat des Chinois. En 2019, le matériel aérospatial représente 36 % des exportations françaises vers la Chine, suivi par les biens d’équipement (17 %) et l’agroalimentaire (13 %). Évidemment, la France n’échappe pas à la vague de Made in China – selon les chiffres de la direction générale du Trésor, la Chine représente le premier déficit de la France avec 31,6 milliards d’euros sur un déficit global de 58,9 milliards d’euros.

De nouvelles circonstances politiques
La dimension économique reste l’une des premières, si ce n’est pas la première, priorité dans les relations franco-chinoises. Mais les règles du jeu évoluent. D’abord, la diplomatie à l’égard de la Chine est en train de s’européaniser : en mars 2019, Emmanuel Macron a accueilli Xi Jinping à Paris en présence d’Angela Merkel et de Jean-Claude Junker, et il a visité la Chine en novembre 2019 avec la ministre allemande de la Recherche et le commissaire européen à l’Agriculture. Même si la France et l’Allemagne dominent encore l’agenda européen vis-à-vis de la Chine, elles ne peuvent et ne veulent plus se priver du cadre européen face à la deuxième puissance économique du monde.
Ensuite, les Européens sont de plus en plus vigilants. Dans les dernières années, la diplomatie chinoise est devenue beaucoup plus active qu’auparavant, surtout lorsqu’il s’agit de défendre la souveraineté nationale et l’unité territoriale. Mais la vigilance européenne est surtout la conséquence d’un changement de cap dans la perception de la Chine dans les pays européens et les institutions européennes. Pour la commission européenne, la Chine n’est plus seulement un partenaire de coopération et de dialogue sur le climat ou sur l’Iran, mais aussi un compétiteur économique, et un « rival systémique promouvant des modes de gouvernance alternatifs ».

« Même si la France et l’Allemagne dominent encore l’agenda européen vis-à-vis de la Chine, elles ne peuvent et ne veulent plus se priver du cadre européen face à la deuxième puissance économique du monde. »

Sur le plan économique, les entreprises européennes se plaignaient depuis longtemps des discriminations formelles et informelles qu’elles subissent en Chine. Le développement rapide des entreprises domestiques dans tous les domaines fait que la Chine n’est plus un paradis pour les capitaux étrangers. Plus récemment, l’Europe a commencé à s’inquiéter de la présence du capital chinois dans les secteurs clés de l’économie européenne. Cette inquiétude a formé le mécanisme de filtrage des investissements directs étrangers, entré en vigueur en octobre 2020. De plus, la crise de la covid-19 a fait surgir la crainte européenne de sa dépendance vis-à-vis des chaînes logistiques globalisées dont une grande partie se situe en Chine. Le propos de Bruno Le Maire en mars dernier sur la volonté française de réduire la dépendance vis-à-vis de la Chine sur l’approvisionnement de certains produits attire beaucoup l’attention des spécialistes chinois de l’Europe.
La pandémie a fait aussi sonner l’alarme sur la sécurité politique en France et en Europe. Il ne s’agit en aucun cas d’une menace concrétisée, mais de l’apparente faiblesse des gouvernements des pays européens pour gérer la crise sanitaire, à la lumière du travail qui a été effectué en Chine. Face au modèle chinois qui fait preuve d’efficacité, la démocratie occidentale se sent dorénavant obligée de se défendre sur le plan des valeurs. C’est la raison pour laquelle les critiques françaises et européennes contre la Chine sur la façon dont elle gère les affaires de Hong Kong et du Xinjiang n’ont jamais été aussi vives et fréquentes, abstraction faite de l’interminable polémique sur la covid-19. Évidemment, les attitudes des pays européens face aux équipements de télécommunication de Huawei dépassent aussi largement les dimensions économique et technologique.

Projection sur le futur à travers le CAI
Ce contexte particulier n’a pas empêché l’accord sur le CAI – sa négociation, commencée en 2013, a même été accélérée en 2020. Les informations dont on dispose actuellement montrent que la Chine a fait d’importantes concessions pour conclure le CAI, qui offre de nouveaux accès sur le marché chinois pour les entreprises européennes dans les secteurs manufacturier, financier, automobile, de santé et de télécommunication. De plus, le CAI interdit certaines pratiques de transfert forcé de technologies, réglemente les pratiques des entreprises d’État, et demande à la Chine d’être plus transparente sur les subventions d’État dans les secteurs de service.
Les opinions divergent sur la valeur réelle du CAI, mais cet accord montre que la dimension économique joue un rôle stabilisateur dans les relations actuelles entre la Chine, la France et l’Europe. Les parties concernées auraient beaucoup à perdre si elles laissaient les considérations politiques et idéologiques envahir ce terrain d’entente.
Mais le politique n’a pas non plus totalement disparu. Franck Riester, ministre français délégué chargé du Commerce extérieur et de l’attractivité, a exigé en décembre dernier que la Chine ratifie la convention de l’Organisation internationale du travail interdisant le travail forcé. La Chine lui a répondu par un engagement en ce sens, selon le communiqué de presse de la commission européenne. En dehors de ces points précis, il est à prévoir que les limites seront posées sur les investissements bilatéraux pour des raisons de sécurité nationale, tant du côté chinois que du côté européen. Et l’économie ne sera certainement pas le seul domaine qui subira l’influence du politique.
Il ne faut pas oublier le facteur américain, qui a plutôt facilité le rapprochement entre la Chine et l’UE sur le CAI. Pour la Chine, l’Europe est « l’Occident utile » dans la rivalité sino-américaine. C’est pourquoi elle choisit de renforcer le lien avec l’Europe sous l’angle économique, et probablement technologique dans les années à venir. Pour l’Europe et la France, il s’agit d’affirmer sa souveraineté diplomatique face à son allié transatlantique et de conserver sa part de marché chinois menacée par le traité de commerce sino-américain. Pour le moment, l’arrivée de Joe Biden ne semble pas apporter d’éléments nouveaux à ce propos.
Pour conclure, la Chine et la France et l’Europe sont plus conscientes que jamais des contraintes et des potentiels dans leurs relations complexes. Naviguer sur la mer de l’économie en évitant les rochers du politique semble être le chemin choisi par les parties concernées pour les prochaines années.

Kaixuan Liu est historien. Il est docteur en histoire de Sciences-Po.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021