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Cause commune est allée à la rencontre de trois figures de la lutte antiraciste dans les quartiers populaires. Salah Amokrane, Almamy Kanouté et Nicky Tremblay nous livrent leur vision des évolutions, des forces et des perspectives de ce combat.

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ENTRETIEN AVEC

Salah Amokrane*

Peux-tu te présenter ?
Salah Amokrane : Je suis militant associatif et aussi militant politique. Je suis engagé sur les questions d’égalité des droits en lien avec celles des quartiers populaires depuis les années 1980. Je suis également coordinateur de l’association Takticollectif depuis une vingtaine d’années. C’est une association d’éducation populaire qui travaille sur la question des mémoires et des patrimoines, des expressions culturelles et politiques de l’immigration mais aussi des luttes et des classes populaires en général. Nous agissons par le biais d’événements culturels, de rencontres mais aussi de productions artistiques, notamment dans le domaine musical. Nos actions nous conduisent à être présents en particulier dans les quartiers nord de Toulouse. Nous accompagnons et soutenons des initiatives d’habitants des quartiers popu­laires. Nous avons produit l’album Motivé-e-s  et nous organisons le festival « Origines contrôlées ». Je suis aussi engagé sur le terrain politique depuis un certain nombre d’années : j’ai été candidat à des élections avant 2001 et puis j’ai conduit la liste « Motivé-e-s » pour les municipales à Toulouse. J’ai été élu conseiller municipal dans l’opposition de 2001 à 2007. Puis, en 2017, j’ai soutenu la candidature de Benoît Hamon à l’élection présidentielle. Ensuite j’ai été candidat indépendant aux législatives de 2017 (le mouvement GénérationS n’existait pas encore) dans la deuxième circonscription de la Haute-Garonne, avec le soutien d’EELV et de Benoît Hamon à titre personnel.

Qui se mobilise contre le racisme dans les quartiers populaires ? Quelles sont les forces actuelles ?
S. A. : Je pense qu’il y a deux niveaux. Dans nos quartiers ou nos villes, ce sont essentiellement des petits collectifs, des associations qui se mobilisent contre le racisme. Parmi les luttes qui semblent mobiliser le plus dans les quartiers populaires, ce sont celles qui concernent la question de l’islamophobie et les violences policières. Dans les luttes contre le racisme en général, il y a bien sûr les luttes contre l’antisémitisme. Malheureusement on n’a plus de grandes luttes nationales contre le racisme. Même si de grandes associations existent toujours, comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) ou SOS Racisme ou encore la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), elles sont assez peu présentes. Pour nuancer mon constat, j’ajoute que j’ai remarqué ces dernières années une attention particulière à ces questions de la part de la Ligue des droits de l’Homme (LDH). La dernière grande lutte contre le racisme reste, pour l’instant, la manifestation en novembre 2019 contre l’islamophobie après les attentats de Bayonne qui avaient marqué les esprits. Pour la première fois depuis longtemps, la plupart des partis politiques, des mouvements, associations et syndicats de gauche ont appelé à la manifestation parisienne. C’est une évolution notable : on a vu de nombreux responsables politiques comme Jean-Luc Mélenchon, Philippe Martinez, Benoît Hamon, des responsables du Parti communiste appeler à la manifestation. Certains élus communistes ou insoumis étaient très actifs dans le collectif qui organisait la manifestation, cela faisait longtemps que cela n’était pas arrivé.

Quel bilan tires-tu de la lutte antiraciste en France depuis les années 1980 ?
S. A. : Un bilan somme toute assez classique : à partir des années 1980 avec les marches pour l’égalité et contre le racisme, l’émergence de ce qu’on a appelé la seconde génération de l’immigration, on avait l’opportunité d’avoir une génération d’acteurs politiques issus des quartiers populaires qui voulait s’engager sur le terrain politique à partir de la question de l’égalité et de la lutte contre le racisme. C’était une formidable émergence sur la scène publique de nouveaux acteurs, très souvent des enfants d’immigrés, mais finalement il y a eu cette histoire, bien connue maintenant, qui a été celle de la confiscation, par le pouvoir socialiste à l’époque et par le biais de SOS Racisme, de la question de la lutte contre le racisme et pour l’égalité des droits.

« Le fameux slogan “Touche pas à mon pote” disait bien avec le recul, même si je ne pense pas que c’était son intention, que ce n’était pas le “pote” qui prenait la parole. »

Je dis cela aujourd’hui avec beaucoup de recul. J’ai eu l’occasion de participer à ces marches non pas en tant que cadre ou leader mais comme simple participant. Nous avons vu émerger SOS Racisme qui, au départ, nous semblait plutôt sympathique, mais nous nous sommes rendu compte assez vite que c’était un mouvement contre-productif. Il y avait de bonnes intentions, au moins chez les dizaines de milliers de Français qui se retrouvaient dans ce combat-là, mais on plaçait quand même la lutte contre le racisme sur un terrain qui restait finalement assez moral, au sens où « ce n’est pas bien d’être raciste ». Et, par ailleurs, c’était un mode de lutte assez délégataire, le fameux slogan « Touche pas à mon pote » disait bien avec le recul, même si je ne pense pas que c’était son intention, que ce n’était pas le « pote » qui prenait la parole.
Toutefois, même si ce n’est pas très structuré, toute une partie de cette génération issue des quartiers populaires et de l’immigration s’est organisée localement, et cela a quand même permis à la lutte de perdurer. Ces luttes ont eu du mal à aboutir de grandes structures nationales mais on a vu émerger Mémoires fertiles dans les années 1980-1990 avec Saïd Bouamama, bien sûr le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), qui aura beaucoup marqué la mémoire des luttes des quartiers populaires. Par ailleurs, cette question va être aussi affectée par les politiques publiques, par l’institutionnalisation de la lutte contre le racisme, parfois même par la technicisation du sujet. On pouvait se féliciter que cela devienne un sujet de politique publique mais parfois ce type de logique contribue à vider les questions de leur substance politique.

Est-ce que pour toi les gens des quartiers populaires se retrouvent dans le discours de l’antiracisme politique ?
S. A. : Je ne peux répondre que d’après mon impression, je n’ai pas mené d’enquête apportant une réponse objective à la question. Je pense qu’il existe une petite minorité de gens qui s’y retrouve. Les choses ont évolué, et certains se sont satisfaits de voir énoncer ces sujets, dans les média notamment. Ceux et celles qui se retrouvent dans ce type de discours sont souvent des gens qui, à titre personnel, ont le moins de difficultés socialement, ce qui leur permet de se concentrer sur les questions des discriminations et du racisme. Un des problèmes avec cette question de l’antiracisme politique est de savoir s’il est opérant ou pas. En effet, j’ai souvent remarqué qu’il était opérant pour des personnes qui sont « racisées », comme c’est d’usage maintenant de le dire, mais qui sont aussi, sinon dans l’ascenseur social du moins dans l’escalier. Nous-mêmes, dans le cadre de notre festival « Origines contrôlées », nous en avons débattu, nous avons invité des intellectuels ou des militants qui étaient des porteurs de ce discours, et on voit bien que le public qu’on rencontre à ce moment-là est surtout estudiantin.
Mais au sein des quartiers populaires – je parle ici essentiellement des habitants engagés (dans les associations, collectifs…) –, on retrouve assez peu de gens qui se réfèrent à ce type de discours. En revanche, je pense que la question du racisme ou de l’islamophobie fait partie des préoccupations des habitants des quartiers populaires. Ce que je constate c’est qu’on entend davantage parler au quotidien de la question de l’école, des besoins sociaux élémentaires finalement. Je pense donc que ce type de discours ne touche qu’une minorité de personnes et une minorité qui n’est pas très mobilisée sur la question sociale.
En ce qui me concerne, je peux recourir à une partie de cette terminologie quand elle me paraît opérante. Par exemple quand on parle d’« antiracisme politique », cela me paraît intéressant parce qu’un des problèmes que nous rencontrons dans nos actions et dans notre environnement institutionnel, c’est la dépolitisation. À l’inverse, je n’utilise pas le mot « racisé », parce que c’est aussi une facilité de langage pour éviter les autres questions. Je trouve que c’est un terme réducteur qui occulte d’autres dimensions de mon être social et de mes préoccupations politiques. Il structure l’ensemble des préoccupations autour de la question du racisme au détriment des questions sociales.

Selon toi, quelles actions concrètes faudrait-il mener pour lutter contre le racisme ?
S. A. : Je pense qu’il est important de recourir à des dispositifs d’éducation populaire, de formation, dont certains existent déjà mais qui ne sont pas reliés les uns aux autres. Le problème n’est finalement pas directement celui de l’action, parce que, en fait, beaucoup de gens qui agissent. C’est plutôt qu’aujourd’hui la maîtrise des sujets est insuffisante. Par ailleurs, si je prends la question de l’islamophobie, un des problèmes c’est qu’on va avoir des forces contradictoires : les unes vont défendre la légitimité de cette question, d’autres vont s’y opposer.
L’intérêt de ce qui s’est passé en novembre dernier avec la prise de position de nombreux responsables de gauche, c’est qu’on va enfin arrêter de parler du mot et qu’on va agir. En ce qui me concerne, j’ai envie de dire : appelez cela comme vous voulez mais reconnaissons que c’est un vrai sujet. On a en face de nous des islamophobes ou des racistes antimusulmans face auxquels il faut agir. Donc je pense qu’il faut former les acteurs des quartiers populaires et il faut, par-delà les sensibilités politiques, reconnaître qu’à gauche on a un travail important à mener sur ces questions. Je ne cacherai pas que même à GénérationS, on a eu des débats douloureux par rapport à la manifestation contre l’islamophobie en novembre dernier.

« Je n’utilise pas le mot “racisé” parce que c’est aussi une facilité de langage pour éviter les autres questions. Il structure l’ensemble des préoccupations autour de la question du racisme au détriment des questions sociales. »

Il y a tout un travail à mener en interne, au sein de la gauche, sur cette question. Mais il y a aussi tout un travail à mener au niveau des quartiers populaires pour faire le lien avec les luttes contre d’autres formes de racisme. C’est une idée pas toujours bien reçue. Je ne cherche pas non plus à dire que les quartiers populaires auraient une responsabilité particulière à cet égard, mais je crois qu’on ne peut pas ignorer la question de la lutte contre l’antisémitisme. On ne peut pas ignorer le fait qu’à Toulouse des enfants juifs ont été tués lors d’un attentat antisémite. Je pense que, pour agir, on ne peut pas faire l’économie d’une clarification sur un certain nombre de questions, parce que les actions, finalement, on sait les mener. Il existe beaucoup d’outils, de films, de ressources qui ont été produits, qu’il s’agisse de l’immigration africaine, de l’antiracisme, de l’égalité femmes-hommes, qui concernent en fait tous les Français, quelles que soient leurs origines. Je pense qu’on a besoin de faire le point pour agir et peut-être dépassionner un peu les débats.  

Salah Amokrane est coordinateur de l’association Takticollectif. Il a été un des animateurs des « Motivé-e-s » à Toulouse.


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Almamy Kanouté*

Peux-tu te présenter ?
Almamy Kanouté, 40 ans, Franco-Malien, originaire de la ville de Fresnes dans le Val-de-Marne. J’ai commencé en étant très actif dans le milieu associatif. Par ailleurs, je travaillais dans l’industrie aéronautique et, petit à petit, j’ai été attiré par le social et je suis devenu éducateur spécialisé. Actuellement, je suis à mon compte en tant qu’auto-entrepreneur : je suis consultant pour des organisations sociales. Je voulais continuer à proposer des choses qu’on ne retrouve plus dans les structures censées favoriser l’éducation populaire. Plutôt que d’attendre des réponses venant des politiques et qui ne sont plus, selon moi, au goût du jour, j’ai décidé de proposer mes services, notamment dans la protection de l’enfance, dans la protection sociale. Ensuite, le cinéma a frappé à ma porte, à travers le film Les Misérables, mais je suis perçu en règle générale comme un « activiste politique » dans les luttes contre les injustices et les inégalités.

« En ce qui concerne les violences policières dans les quartiers populaires, il a fallu l’épisode des gilets jaunes pour que des citoyens se rendent compte que ce qu’ils ont subi, c’est ce qu’on subit depuis plus de trente ans. »

Qui se mobilise aujourd’hui dans les quartiers populaires contre le racisme ? Quelles sont les forces en présence ?
A. K. : On a l’impression d’avoir plusieurs individus, plusieurs associations mobilisés sur le même sujet mais qui ne travaillent pas ensemble et cela ne date pas d’aujourd’hui. Cet éparpillement-là s’explique, selon moi, par le fait que les institutions n’ont jamais supporté qu’il y ait des organisations ou des initiatives indépendantes ou autonomes. Ainsi, dès qu’une initiative commence à prendre de l’importance, on lui coupe l’herbe sous le pied afin de reprendre la main. C’est pour cette raison que de nombreux individus tels que moi sont méfiants à l’égard de certaines organisations ou structures qui, du jour au lendemain, se décident de se positionner sur des sujets ou des thématiques auxquels elles restaient étrangères jusque-là pour en faire un business en s’appropriant le monopole du discours sur ce sujet.

Si je traduis tes propos, tu parles à la fois de ce qu’on appelle la récupération et de ceux qui vont tomber dans le clientélisme ?
A. K. : Oui, c’est tout à fait cela, on est en plein dedans : dans la récupération, dans le clientélisme et dans le « m’as-tu-vu ? ». C’est ce à quoi je me suis toujours opposé. Jamais je n’ai eu la prétention de penser que j’étais le haut-parleur ou le représentant des quartiers populaires par exemple, alors que de nombreuses personnes me disent que je le suis et me poussent à le croire. Je ne veux pas le faire. Je pense qu’il faut arrêter de croire que dans les quartiers populaires, comme d’ailleurs dans tout type d’organisation, nous serions tous d’accord. Il existe une diversité d’opinions dans les quartiers populaires. Pour prendre un exemple : je suis l’un des membres fondateurs du comité Adama et les gens sont persuadés qu’en matière de violences policières je ne défendrais que le comité Adama. En vérité, j’ai toujours fait l’effort d’accompagner ou de donner des conseils à différentes familles victimes de violences policières. Je n’ai jamais accepté de m’enfermer dans une seule organisation. J’ai toujours été dans plusieurs organisations à la fois et d’ailleurs je pense que le point fort est justement de pouvoir solliciter différentes personnes ou organisations. Par ailleurs, je suis un partisan de la concertation avant de passer à l’action. Pour moi, lorsque des individus ou des organisations, sans se concerter un minimum, décident de passer à l’action en portant l’étendard des quartiers populaires ou des violences policières, cela traduit une forme d’individualisme. Avant de répondre à un journaliste ou de me retrouver sur un plateau de télévision, je fais appel à mon réseau, au sein duquel je consulte régulièrement certaines personnes. Je leur demande leur avis pour savoir si c’est une bonne chose d’y aller ou au contraire de refuser. Mais je remarque que certains se permettent de s’imposer comme porte-parole, je trouve que cela n’est pas correct. Cela peut expliquer aussi pourquoi je suis très dur à l’égard des partis politiques et en particulier des partis de gauche, PCF inclus.

Quel bilan tires-tu de la lutte contre le racisme depuis les années 1980 ?
A. K. : Depuis que le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) n’existe plus, il y a eu comme une période de vide. Je fais partie de ceux qui ont bénéficié du patrimoine des luttes menées par le MIB. Il y a eu à travers eux un travail de transmission des luttes, un réflexe qui a consisté à ne pas couper les ponts avec le terrain. Au bout d’un moment, ils ont atteint des limites et une nouvelle génération est arrivée. Mais on a essayé d’assurer une continuité avec ces actions, je donne souvent l’exemple de ce qu’on a fait avec le comité Adama. Les choses se sont faites dans le bon sens et dans une dynamique. La famille s’était retrouvée seule face à ce drame, alors des individus et des organisations se sont retrouvées autour de la famille et un ancien du MIB, Samir Baaloudj. Ce dernier a émis l’idée de reproduire ce qu’ils avaient fait dans les années 1980, à savoir créer un comité, notamment un comité d’experts sur les violences policières dans le but d’apporter à la famille les meilleures énergies. Les gens aujourd’hui se demandent pourquoi on n’entend parler que de la famille Traoré, mais tout simplement parce qu’il y a eu une organisation tellement solide et cohérente, qu’au niveau de la communication, au niveau de la logistique, du choix de l’avocat, etc., tous les choix que la famille a pu faire finalement se sont faits à travers ce cercle d’activistes. Le comité a apporté ce qu’il y a de mieux pour ce genre de lutte. Et ensuite c’est comme une mécanique, quand ça prend, ça va tout seul. Mais il faut aussi que chacun puisse rester à sa place. Pour ma part, en matière d’action sur le terrain, de stratégie de luttes, je suis régulièrement consulté et on m’a souvent posé la question de savoir pourquoi je ne prends jamais à la parole au nom du comité Adama ou pourquoi je me mets toujours en retrait. Je réponds que j’applique une chose qui est très simple : il faut qu’on apprenne à être discipliné, respectueux en restant à sa place. Là, je me suis mis au service d’une cause, d’une famille, si la famille a besoin de moi, je réponds présent si je peux.

« Soit on décide de traiter avec la même fermeté toute forme de discrimination ou de racisme comme une violence, soit on admet qu’il y a des formes de racisme qui ont plus de légitimité que d’autres. »

En ce qui concerne non pas l’antiracisme en général mais l’antiracisme dit « politique », penses-tu que les gens qui vivent dans les quartiers populaires se retrouvent dans le discours qu’il promeut ?
A. K. : Non. Beaucoup de personnes qui se présentent comme les tenants de l’antiracisme politique se permettent de venir avec un argumentaire imposé, en utilisant des termes tels que « racisés » et un jargon très intellectuel, je pense qu’on ne peut pas se le permettre. Pour ma part, je reproche à ces pseudo-intellectuels « racisés » d’utiliser le fait d’être « racisés » pour prétendre avoir la légitimité de parler au nom des quartiers populaires. Alors que pour moi, une personne qui peut se permettre de parler « au nom de » est une personne qui, déjà, a vécu ou a travaillé avec les personnes concernées. Mais les personnes qui n’ont pas grandi dans les quartiers populaires et qui se basent uniquement sur des théories ou sur des faits historiques pour ensuite imposer une orientation, je dis : stop ! C’est pour cette raison que je n’ai jamais parlé ni travaillé avec certaines organisations.
Pour ma part, je peux me mobiliser tout autant lorsque la communauté asiatique se fait agresser, comme ça a été le cas dernièrement à Paris, ou lorsqu’il y a des mobilisations pour la Palestine ou contre l’islamophobie, pour le Mali ou le Congo. Mais aujourd’hui, le constat amer que je fais, c’est que malheureusement chacun se mobilise pour sa petite paroisse. Lorsqu’on vient me voir pour me dire que, moi, je suis partout, je réponds que je ne suis pas partout, mais que je suis là où on devrait tous être, tout simplement. Ma démarche est tout à fait volontaire. Pour moi chaque individu doit avoir pour les autres le même niveau de sensibilité que lorsque sa personne est touchée.

En fait tu es dans une conception universaliste de la lutte antiraciste ?
A. K. : Oui exactement ! Je ne veux pas catégoriser à tout bout de champ. Si demain, par exemple, on me demande d’intervenir par rapport à un acte de « négrophobie », l’information je vais la diffuser à tout mon réseau, je ne vais pas viser une catégorie de personnes. Par ailleurs, en ce qui concerne les violences policières dans les quartiers populaires, il a fallu l’épisode des gilets jaunes pour que des citoyens n’ayant pas vécu dans les quartiers populaires se rendent compte que ce qu’ils ont subi, c’est ce qu’on subit depuis plus de trente ans. Et d’autant plus en période de confinement, alors qu’on fait face à une crise sanitaire : on a finalement un virus qui met tout le monde au même niveau.

Quelles sont tes propositions pour lutter concrètement contre le racisme ?
A. K. : Il faut qu’on arrête de faire des distinctions quand il y a des injustices et des inégalités. Soit on décide de traiter avec la même fermeté toute forme de discrimination ou de racisme comme une violence, soit on admet qu’il y a des formes de racisme qui ont plus de légitimité que d’autres. Je n’ai jamais entendu ce discours politiquement. Pour moi, le racisme est pluriel et chacun devrait se sentir concerné. Sinon, lorsqu’il y a une affaire d’antisémitisme ou d’islamophobie on peut s’attendre à des réactions du type : « Ah là, ça ne me concerne pas. » Avec cette logique, chacun va rester dans son coin et c’est là qu’est le danger. En tant que citoyen, il faut être sensible à toutes les formes de racisme, de discrimination ou d’inégalité. Pour ce qui est de la lutte contre le racisme, je ne pense pas qu’il y ait de nouvelles propositions à faire, je pense qu’il faut qu’il y ait des hommes et des femmes qui travaillent à faire appliquer la loi telle qu’elle existe, tout simplement. J’ai porté plainte à plusieurs reprises pour des cas de racisme et mes plaintes ont été classées sans suite. Un type d’action que nous avons menée : lorsque Guerlain a tenu des propos racistes dans un journal, nous sommes allés occuper sa boutique sur les Champs-Élysées et cela a fait réagir. Je suis pour qu’on fasse preuve de fermeté. Je pense notamment au médecin et au journaliste de LCI qui proposaient d’aller tester des vaccins contre la covid-19 en Afrique. Pour résumer, ma devise est d’avancer avec ceux qui veulent avancer et de construire avec ceux qui veulent construire. On doit se serrer les coudes et on n’a pas de temps à perdre à faire des distinctions entre les uns et les autres. 
Almamy Kanouté est militant associatif et acteur.Il est un des fondateurs du comité Adama.
Cause commune n° 17 • mai/juin 2020


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Nicky Tremblay*

Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Nicky Tremblay, je suis militante politique, habitante des quartiers populaires depuis l’âge de 14 ans. J’ai choisi l’outil associatif parce que je reste convaincue encore aujour­d’hui que cela reste un espace de créativité assez extraordinaire. Je suis cofondatrice et directrice de l’association Dell’arte qui porte un projet d’insertion par la culture dans les quartiers populaires de Toulouse, principalement au Mirail. J’ai été cofondatrice et présidente de la coordination nationale « Pas sans nous » qui est, en quelque sorte, un porte-voix pour les quartiers populaires. Et je suis impliquée dans de nombreux collectifs qui se montent et se démontent à tour de bras.

Qui se mobilise contre le racisme aujourd’hui dans les quartiers populaires  ? Quelles sont les forces en présence ?
N. T. : C’est une énorme question. Il faut en revenir à l’histoire du racisme dans les quartiers populaires, qui est liée à l’histoire de l’immigration coloniale et postcoloniale. Il faut partir de cette histoire-là pour avoir une lecture aujourd’hui la plus juste possible du racisme dans les quartiers populaires. Racisme qui est, depuis 2007, depuis les années Sarkozy, devenu complètement décomplexé. En tant que militante politique, je n’ai pas découvert le racisme dans les quartiers quand j’étais jeune parce que ma génération ne vivait pas le racisme de la même manière. Je l’ai découvert à travers des amis de mon quartier et la Marche des années 1980 pour l’égalité et contre le racisme. Je vivais à l’époque à Paris, j’étais une jeune militante anarchiste et j’ai découvert ces militants qui se battaient pour être des citoyens français, tout simplement, et c’est comme cela que, dans mon groupe d’anarchistes, on a commencé à se poser des questions sur le racisme, qu’on regardait jusque-là de manière assez distante. Tout cela constitue mon terreau en effet. Cela dit, si je suis bien une militante contre le racisme, je suis avant tout une militante de la lutte des classes. Autrement dit, je ne suis pas une militante de la lutte des races. Je refuse de rentrer dans ces débats parce que je les juge très dangereux et assassins pour nous tous.

À partir de ton expérience quotidienne de lutte dans les quartiers populaires, quel regard portes-tu sur ce qu’on appelle souvent l’ « antiracisme politique » et qui pourrait aussi être qualifié d’antiracisme identitaire ?
N. T. : Aujourd’hui, face à un racisme extrêmement violent, les personnes qui en sont victimes se retranchent derrière un cache-misère qui est celui d’une identité de « racisé », mais je ne peux pas y adhérer. Moi, je ne suis pas une « racisée », et ce mot pour moi ne veut rien dire. Par exemple, les discours du Parti des indigènes de la République (PIR) me posent problème. On pourrait se dire, en effet, que je ne suis pas victime de racisme pour ce qui me concerne, même si je suis aussi par ailleurs une femme. Mais je ne suis pas « originaire » d’anciens pays colonisés. Dans le discours du PIR, c’est comme si je n’avais pas de légitimité pour me battre contre le racisme. Pour moi c’est d’une grande violence, je trouve cela aussi violent que le discours raciste. On m’interdit alors d’avoir des combats sous prétexte que je ne suis pas « racisée ». C’est une absurdité totale qui fait en plus le jeu des racistes. Le problème, c’est quand on demande à des gamins : « C’est quoi tes origines ? », c’est juste inacceptable, c’est un propos sournois et tordu.

« L’occultation de l’histoire conduit les jeunes à l’exclusion, qui est justement ce qu’on leur renvoie et les empêche de se considérer comme des citoyens français. »

Le fait d’opposer les « racisés » et les « non-racisés », cela n’a pas de sens aujourd’hui. Le problème, c’est que les gamins ne connaissent pas leur propre histoire. Moi je fais de l’accompagnement aux devoirs avec des collégiens et je suis tombée de ma chaise quand j’ai découvert le peu de contenu sur l’histoire des religions par exemple, sur l’histoire des colonies, n’en parlons pas. Comment veux-tu que les mômes se construisent si on les prive de toute une partie de l’histoire de leurs parents, de leurs grands-parents ? Ce n’est pas possible. On sait très bien qu’on se construit à partir de nos histoires individuelles mais aussi de nos histoires collectives qui nous permettent de ne pas en rester à des logiques individualistes. Aujourd’hui, cette occultation de l’histoire conduit les jeunes à l’exclusion, qui est justement ce qu’on leur renvoie et les empêche de se considérer comme des citoyens français.

Est-ce que, dans ton travail quotidien, la question du racisme est le principal problème que tu rencontres ?
N. T. : Pour moi c’est le principal problème. Je vais te donner un exemple concret : j’accompagne beaucoup d’associations de proximité, des associations portées par des habitants des quartiers et tous « d’origine étrangère ». Ces associations, aux yeux des pouvoirs publics n’ont pas la même légitimité que celles dites de professionnels et au sein desquelles il y a une majorité de « petits blancs » – j’use de ces mots volontairement. L’année dernière, je me suis retrouvée trésorière d’une association animée par un militant de la Reynerie [quartier populaire de Toulouse] « d’origine étrangère », qui s’appelle Rachid. On s’est retrouvés tous les deux à une réunion à la préfecture en raison de conflits avec les chefs de projets, etc. Je suis donc allée à cette réunion avec Rachid, réunion officielle en présence de la sous-préfète notamment. On s’était mis d’accord en amont avec Rachid : je lui ai proposé que ce soit moi qui m’énerve plutôt que lui, pour renverser un peu les clichés. Mais au bout d’un moment Rachid n’en pouvait plus et il avait besoin d’intervenir. Rachid fait alors une intervention d’une très grande justesse, intervention qui bien sûr n’a pas plu à nos interlocuteurs. Le directeur de la politique de la ville, qui n’est quand même pas n’importe qui, dit alors à Rachid en pleine réunion devant tout le monde : « Oh s’il te plaît Rachid, ne fais pas ton Rachid ! » Cela a énormément blessé Rachid, il m’en parle encore aujourd’hui, et maintenant il songe à porter plainte. Moi j’ai essayé de rétablir le dialogue, de faire du lien pour qu’ils se parlent mais c’était fermé. Jusqu’où faut-il aller pour exister ? D’ailleurs j’ai dit au directeur : « Est-ce qu’à moi tu te serais permis de dire : “Ne fais pas ta Nicky” ? S’il s’était appelé Michel, est-ce que tu lui aurais dit : “Ne fais pas ton Michel” ? » Et ça, c’est le quotidien. Et pourtant, ce directeur je le connais bien, ce n’est pas a priori un raciste, mais il a un formatage de petit colon dans sa tête. Avant je modérais mes propos sur ce sujet, je cherchais d’autres sources d’explication mais aujourd’hui non. Même si de la part du directeur, cela partait d’une bonne intention : faire de l’humour, détendre l’atmosphère, etc., il n’empêche que, comme disait ma grand-mère, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Puis le directeur m’a répondu : « Mais Nicky, tu me connais, c’est pour rire. » Et je lui ai dit que non, je n’adhérais pas à ses propos.

« Je veux qu’on ramène ces questions sur le plan du droit, de la justice sociale et à partir de là, on pourra affronter la question du racisme et les problématiques spécifiques qui en découlent. »

Quel bilan fais-tu de la lutte antiraciste depuis les années 1980 ?
N. T. : C’est un bilan très partagé et très amer. Très amer parce qu’il y a eu de vraies forces, de vrais militants mais, très vite, le pouvoir s’est dressé en face d’eux pour ramener tous ces combats collectifs sur un terrain personnel et individualiste. Malheureusement, la plupart des militants sont tombés dans ce panneau. Après, je dis tout le temps que le militantisme, c’est un luxe : quand tu ne sais pas comment tu vas finir tes fins de mois, où tu vas dormir, comment tu vas manger, quand tu es dans la galère finalement, c’est un luxe de militer. Et il suffit que tu aies des enfoirés en face de toi, qui te manipulent, qui te proposent ceci ou cela, eh bien, de fait, tu prends… Bien sûr qu’il faut prendre, mais il ne faut rien donner en échange, il ne faut pas se compromettre, après c’est très difficile. Quand toute sa vie on est humilié et qu’à un moment donné on voit une petite lueur, une petite lumière qui s’allume, on va vers la lumière. Donc je ne veux pas juger, je constate simplement qu’on n’y arrive pas. On n’y arrive pas parce que les militants politiques ont été absents. On ne peut pas demander aux habitants et aux militants des quartiers populaires de se débrouiller tout seuls, c’est un problème national et international. Dans ma jeunesse, j’habitais à Orly, dans une cité. Au bas des immeubles, il y avait les permanences des partis politiques à l’époque. Il y avait Amnesty, il y avait les mouvements autonomes ou anarchistes – c’est comme ça que j’ai commencé à fricoter avec eux –, il y avait le PCF, la LCR… Et moi, j’avais 13 ou 14 ans à l’époque, j’étais rebelle et nous étions une bande de copains. Et on ne s’est jamais posé la question de nos origines. La seule chose qui nous rassemblait, c’était qu’on était jeunes et en colère. Quand on allait aux permanences des militants politiques qui étaient là dans le quartier, ils faisaient leurs réunions et nous, on y allait parce qu’il y avait des gâteaux, des jus, des bonbons, etc. Mais on les entendait parler. Quand tu as 13 ans et que tu entends des adultes qui avaient 50 ou 60 ans – mon âge aujourd’hui – dire : « Oui, on va faire la révolution contre ce fichu système capitaliste, il faut plus de justice sociale, d’égalité », quand tu entends cela et que tu es môme, c’est génial, ce sont de petites lumières qui s’allument dans ta tête. Mais aujourd’hui quand tu vas dans les quartiers, c’est fini tout cela, il n’y en a plus. Qu’est-ce que Mitterrand a fait avec les associations ? Lui, il a tout compris après la Marche pour l’égalité et contre le racisme : il a acheté la paix sociale, il a ouvert toutes les vannes des financements publics. Tu n’as qu’à reprendre la création des associations dans les années 1980, c’est faramineux. Dès que tu montais un dossier, tu avais un financement, je le sais, j’en faisais partie. Du coup, les militants, notamment de la Marche, ont été « récupérés », mais récupérés entre guillemets, je ne veux pas qu’on prenne cela comme une accusation ou quelque chose de péjoratif de ma part, peut-être que moi j’aurais fait pareil. Mais pourquoi tout cela ? Parce que les militants des quartiers populaires étaient bien seuls. C’est tout cela qui me met très en colère et qui me laisse amère.

« Dans la lutte antiraciste il y a eu de vraies forces, de vrais militants mais très vite le pouvoir s’est dressé en face d’eux pour ramener tous ces combats collectifs sur un terrain personnel et individualiste. »

Quelles actions concrètes préconises-tu pour lutter contre le racisme ?
N. T. : Quelle parole politique s’exprime par rapport à la stigmatisation que vivent les quartiers populaires, en particulier aujourd’hui par rapport au confinement obligatoire ? Il n’y en a pas. En dehors de quelques militants, il n’y en a pas. Quand il y a eu les révoltes sociales en 2005, quelles organisations politiques, quels partis politiques sont venus dans les quartiers populaires pour filer un coup de main et soutenir les mômes qui, eux, portaient des actes politiques ? Il y avait besoin d’un décodage politique, qui y a contribué ? Personne. Cela a été un abandon.
Après, en ce qui concerne la lutte contre le racisme, moi, je lutte d’abord « pour » et non pas « contre ». Je lutte pour l’égalité des territoires pour les quartiers prioritaires. La première chose flagrante dont les partis politiques devraient se saisir, c’est la question de l’inégalité totale des droits dans les quartiers populaires, à commencer par la question des financements publics. Tous les citoyens paient des impôts, impôts qui servent à la collectivité, etc. Dans ce cas, pourquoi les quartiers populaires sont assignés à d’autres modes de financement que les autres quartiers ? C’est un vrai point d’interrogation, cela veut dire que dans les quartiers populaires, on n’a pas accès au droit commun d’un citoyen lambda d’un centre-ville, à Toulouse par exemple. Moi, je veux qu’on ramène ces questions sur le plan du droit, de la justice sociale et, à partir de là, on pourra affronter la question du racisme et les problématiques spécifiques qui en découlent. Je veux ajouter qu’en ce qui concerne la lutte pour l’accès aux droits, il faut aller vers les jeunes, parce qu’ils sont des réservoirs d’imagination et de grandes idées. Il faut aller en justice avec ces jeunes-là. Moi, je crois en la justice, je sais pertinemment qu’il y a une justice à deux, trois vitesses mais je crois en la justice. Les grands changements ont eu lieu par la mobilisation populaire et par la justice. Mais encore faut-il que les organisations politiques s’impliquent. 

Nicky Tremblay est militante associative. Elle a été présidente de la coordination nationale « Pas sans nous ».
Entretiens réalisés par Saliha Boussedra.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020