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Le cent cinquantenaire de la Commune de Paris peut être l’occasion de jeter un regard nouveau sur La Guerre civile en France, un texte de Karl Marx très célèbre, mais qui fut souvent abordé plutôt sous l’angle du développement de la théorie marxiste de l’État ou bien considéré à tort comme un ouvrage plus général sur la Commune.

N’est-il pas nécessaire de lui restituer sa fraîcheur originelle ? Pour cela, il faut le replacer strictement dans son temps et l’envisager dans sa totalité. Nous nous référons à l’édition préparée pour les éditions sociales en 1953, par Emille Bottigelli, Paul Meier et Pierre Angrand. Elle est de loin la plus complète et la plus rigoureuse et contient dans l’ordre le texte de La Guerre civile, les Extraits de presse notés par Marx, le premier et le deuxième Essai de rédaction. Elle contient en annexes la première Adresse et la seconde Adresse sur la guerre franco-allemande, l’introduction d’Engels à l’édition allemande de 1891 et une Adresse du conseil général pour les sections des États-Unis

L’Adresse du conseil général de l’Association internationale des travailleurs, À tous les membres de l’Association en Europe et aux États-Unis, intitulée La Guerre civile en France, est la troisième rédigée par Marx et envoyée par l’Internationale depuis le début du conflit franco-allemand. Les deux premières traitaient surtout de ce conflit. Cependant la deuxième datant du 9 septembre 1870 se terminait par la nouvelle de la révolution du 4 septembre 1870 en France. Si l’Internationale accueillait favorablement la renaissance de la République en France, elle était nettement plus réservée quant au nouveau gouvernement. Elle appelait à la prudence les ouvriers parisiens et les dissuadait de chercher à renverser celui-ci. La nouvelle Adresse, dont la rédaction est décidée par le conseil général le 18 avril, doit prendre en compte une situation totalement inédite, la prise du pouvoir à Paris par la classe ouvrière, mais quand Marx commence à rédiger l’Adresse vers la mi-avril, déjà le fait essentiel est la guerre civile qui a commencé et qui mettra fin à la Commune. Marx termine l’Adresse le 29 mai alors que la Commune vit ses derniers jours. Il a donc travaillé parallèlement aux événements, prenant en compte au fil du temps les nouveaux développements de la situation ce qui a influencé à la fois la structure et le contenu du texte.

« La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. » Karl Marx

Même si elle contient beaucoup de références à des événements précis de cette période, l’Adresse n’est pas une « histoire immédiate » de la Commune comme Le 18 Brumaire pouvait l’être pour le 2 décembre 1851. C’est un texte de combat, dont le but est de stigmatiser les adversaires de la Commune et leur action, de défendre la Commune contre les diverses accusations dont elle est l’objet. Mais, en même temps, Marx caractérise la Commune dans sa fondamentale nouveauté en la situant dans l’histoire longue de l’État en France. De ce fait, l’Adresse comprend quatre parties qui n’ont pas de titre, mais sont bien individualisées par leur sujet essentiel. I. La critique des hommes du gouvernement de la défense nationale et de Versailles. II. Les origines du 18 mars. III. La caractérisation de la Commune et de son œuvre. IV. La défense de la Commune contre les calomnies dont elle est l’objet dans les derniers moments de la lutte.

« Marx dénonce l’extrême violence de la répression menée au nom de la “civilisation”, “cette civilisation scélérate, fondée sur l’asservissement du travail”, répression qui dépasse encore celle de juin 1848, ainsi que le caractère abject du triomphe des vainqueurs. »

La première, la deuxième et la quatrième partie de l’Adresse sont directement centrées sur la guerre civile, de ses origines à sa fin. C’est celle-ci qui fait l’unité du texte. En revanche, si l’importance de la Commune est soulignée, l’histoire intérieure de celle-ci ainsi que les hommes qui ont conduit ce mouvement sont à peine évoqués. Marx, par exemple, ne fait qu’une brève allusion à l’élection de la Commune. Aucun des principaux leaders communards ne sont cités. Seuls sont cités dans le texte, trois généraux de la Commune, Duval, Flourens et Brunel, ainsi que Beslay, délégué à la Banque de France. Pourtant, à cause de l’importance des réflexions de Marx sur la signification de l’événement, on aura tendance ultérieurement à voir dans La Guerre civile une approche globale de la Commune de Paris.

« Marx retrouve sa verve polémique pour opposer Versailles, “assemblée des vampires de tous les régimes défunts”, au Paris de la Commune, “radieux dans l’enthousiasme de son initiative historique”. »

Qui est responsable de la guerre civile ?

Le premier souci de Marx est de montrer la totale responsabilité des hommes du gouvernement de la Défense et de Versailles dans le déclenchement de l’insurrection du mars, et ceci dès leur accès au pouvoir. Cette idée sous-tend la première partie ainsi qu’une partie de la deuxième. L’argumentation de Marx peut se résumer ainsi : issu du 4 septembre, le gouvernement parisien de la Défense nationale a choisi immédiatement la défaite et la capitulation car celles-ci étaient la condition indispensable pour pouvoir ensuite désarmer Paris qui représentait à ses yeux un danger révolutionnaire. Les dispositions de l’armistice étaient ruineuses pour la France et devraient être supportées par la population. Grâce aux conditions de la capitulation qui prévoyaient l’élection accélérée d’une assemblée et, bien que celle-ci ne pût être que dominée par des monarchistes, les hommes du gouvernement de la Défense pouvaient espérer se maintenir au pouvoir et échapper à d’éventuelles sanctions. Paris était le « grand obstacle » à ce « complot » que Marx qualifie aussi de « traquenard » et qui préparait la guerre civile. Marx qualifie à plusieurs reprises celle-ci de « rébellion de négriers » par allusion à la révolte du Sud dans la guerre civile américaine. Il juge un peu plus loin que l’opération du 18 mars visant à s’emparer des canons avait pour but et non simplement pour résultat de provoquer une insurrection. « C’est Thiers [le nouveau chef de l’État] qui ouvrit donc la guerre civile » en envoyant le général Vinoy récupérer les canons. Le comité central au contraire a gardé une « attitude purement défensive ». La fin de la première partie, qui se rapproche plus d’un strict récit historique, énumère les diverses mesures de harcèlement contre la population parisienne prises avant le 18 mars et qui ne pouvaient que dresser Paris contre Versailles.

« Marx insiste sur le fait que l’État qui fut pendant longtemps surtout l’objet de luttes pour sa possession entre fractions des classes dirigeantes a pris avec le développement de “l’antagonisme de classe entre le capital et le travail […] le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social” et donc “un caractère purement répressif”. »

Marx s’emploie ensuite à légitimer le fait que Paris, ayant pris le pouvoir, a refusé de céder à Versailles. Il répond ainsi à l’argument selon lequel à partir de l’élection de l’Assemblée nationale, le 8 février 1871, c’est cette assemblée, quelle que soit sa composition, qui représente la légitimité. Marx affirme le contraire. Ce n’est pas l’élection, d’ailleurs bâclée, qui a donné sa légitimité à l’assemblée, c’est bien Paris, le 4 septembre, en renversant l’empire, en faisant de la république le régime légal du pays. L’assemblée d’ailleurs n’a été élue que pour négocier les termes de la paix. Si Marx combat sur ce terrain, c’est précisément parce qu’il est conscient que l’assemblée pouvait se réclamer de son élection pour s’affirmer souveraine. Derrière ce débat, c’est toute l’importance du suffrage universel qui est en cause et dont on reparlera plus loin. Marx affirme aussi que la république défendue par Paris ne pouvait être que sociale, ce qu’il théorisera plus loin. Prolongeant son argumentation, il insiste sur le caractère pacifique de cette révolution et souligne la modération de la révolution parisienne jusqu’à l’entrée des troupes versaillaises dans Paris. Les violences qui ont pu avoir lieu, comme l’exécution des généraux Lecomte et Thomas, le 18 mars, ou la répression des manifestations réactionnaires des Amis de l’ordre à Paris les 21 et 22 mars ne sont pas imputables aux autorités communalistes, ou sont une riposte justifiée à une tentative réactionnaire. Au contraire, en face, dès le début d’avril commencent les exécutions de prisonniers, ainsi que celles de Duval, général de la Commune, et de Flourens, membre de la Commune, le 3 avril. Ce plaidoyer globalement juste est parfois sans doute un peu trop systématique. Marx doit convaincre avant tout que seul le gouvernement est responsable de la guerre civile.

« Cette organisation nouvelle repose sur des élus responsables et révocables à tout moment, formant “non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois ”. »

Aux accusations politiques contre les hommes du gouvernement de la Défense nationale et contre Thiers, Marx a jugé bon d’ajouter des accusations personnelles visant à montrer que ces hommes sont de véritables canailles. Sont ainsi mis en cause pour escroquerie, désordres privés ou corruption à partir d’informations en partie fausses, mais qui circulaient à l’époque, Jules Favre, ministre des Affaires étrangères, Ernest Picard, ministre des Finances, puis de l’Intérieur, Jules Ferry, délégué à l’administration de Paris pendant le siège et, de façon plus hypothétique, Jules Simon, ministre de l’Instruction publique, et Pouyer-Quertier, ministre des Finances de Thiers. Mais c’est à Thiers lui-même que Marx consacre l’essentiel de ce réquisitoire avec une verve féroce et efficace. Marx qui a pu suivre pendant sa vie la carrière de Thiers lui consacre une véritable biographie critique et n’a pas de mal à dénoncer à la fois l’ambition du personnage, ses volte-face répétées, ses trahisons, son âpreté à s’enrichir mais aussi la continuité de son hostilité au mouvement populaire. Dès les premières versions, Marx a affûté sa plume pour imaginer des qualificatifs dont une partie est conservée dans le texte définitif, « nabot monstrueux », « saltimbanque sénile », « Tom Pouce parlementaire admis à jouer le rôle d’un Tamerlan », « affreux Triboulet », « cireur de bottes historique » de Napoléon. Et ce portrait culmine dans une remarquable péroraison finale. Brillamment exposées, ces accusations personnelles, qui n’étaient pas toujours fondées, ont rendu peut-être moins frappantes les accusations politiques pourtant plus importantes. Certaines ont parfois paru gênantes ultérieurement, ce qui amena Charles Longuet à les supprimer dans la première édition du texte en 1900.

Le moment des réflexions théoriques, la troisième partie

Cette démonstration achevée, Marx, dans la troisième partie dont le caractère théorique est beaucoup plus marqué, inscrit la Commune comme l’aboutissement d’une histoire de l’État dans la longue durée. Il revient en particulier sur l’histoire plus récente depuis 1848. Cherchant à montrer la radicale nouveauté de la Commune, il est amené aussi à se projeter dans l’avenir.

« Marx qui a pu suivre pendant sa vie la carrière de Thiers lui consacre une véritable biographie critique et n’a pas de mal à dénoncer à la fois l’ambition du personnage, ses volte-face répétées, ses trahisons, son âpreté à s’enrichir mais aussi la continuité de son hostilité au mouvement populaire. »

Même si Marx reprend, en des termes parfois très voisins, les analyses du 18 Brumaire concernant l’évolution de l’État au cours de l’histoire, il les complète de façon significative. Il insiste sur le fait que l’État, qui fut pendant longtemps surtout l’objet de luttes pour sa possession entre fractions des classes dirigeantes, a pris avec le développement de « l’antagonisme de classe entre le capital et le travail […] le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social » et donc « un caractère purement répressif ». Après les massacres de juin 1848 (la décision du gouvernement de supprimer les ateliers nationaux créés après la révolution de Février pour embaucher les chômeurs provoque une insurrection ouvrière suivie d’une sanglante répression), « la République parlementaire avec Louis Bonaparte pour président » (Louis Napoléon Bonaparte fut élu président de la République le 10 décembre 1848, il fit un coup d’État le 2 décembre 1851, qui lui permit de devenir empereur sous le nom de Napoléon III) fut « un régime de terrorisme de classe avoué ». Mais, en même temps, cette situation amenait à renforcer le pouvoir exécutif, à affaiblir l’Assemblée nationale et elle conduisait au coup d’État. C’est pourquoi la république bourgeoise et parlementaire n’est pas viable : « Cette forme spasmodique de despotisme de classe dans l’anonymat ne saurait durer longtemps. » Le Second Empire a pu achever la mort du parlementarisme en le transformant en « une simple farce, un simple appendice du despotisme ». (Marx tient donc très peu compte de l’évolution du régime impérial vers le parlementarisme dans ses dernières années.) C’est donc lui et non la République parlementaire qui est « la dernière et suprême expression du pouvoir d’État, la forme dernière, dégradée et la seule possible de cette domination de classe ». La Commune est donc « l’antithèse de l’empire », bien plus que de la République parlementaire. En refusant de prendre en compte la possibilité d’existence durable de la république parlementaire, Marx, peut-être trop influencé par le souvenir de 1848 et aussi par l’existence d’une assemblée très réactionnaire, réduit le champ des possibilités. De ce fait, pour lui, « la république n’est possible que si elle est ouvertement sociale ». Il semble que cet aspect de la pensée de Marx ait été trop souvent ignoré dans les réflexions théoriques qui ont traité de ce texte. Que penser alors de la République du 4 septembre ? Marx la considère comme une forme d’attente, transitoire. Par la défense nationale, elle s’est « frayé un chemin jusqu’au cœur de la classe ouvrière ». Elle était « grosse d’un monde nouveau ».

« Marx insiste sur le caractère pacifique de cette révolution et souligne la modération de la révolution parisienne jusqu’à l’entrée des troupes versaillaises dans Paris.  »

Mais la Commune n’est pas simplement « une révolution contre telle ou telle forme du pouvoir d’État » mais « contre l’État lui-même ». Et c’est ce qui fait sa grandeur. Abordant la Commune, Marx n’hésite pas à écrire que, bien plus que les mesures sociales qu’elle a pu prendre, « la grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action ». C’est pourquoi il ne consacre qu’une trentaine de lignes aux mesures sociales de la Commune, alors qu’il en décrit en plusieurs pages les formes d’organisation politiques, qu’il systématise et élargit d’ailleurs à toute la France. Ces formes d’organisation commencent à détruire l’État bourgeois. Dès Le 18 Brumaire, d’ailleurs Marx en avait avancé l’idée : « Toutes les révolutions ont perfectionné cette machine [d’État] au lieu de la briser. » Cette organisation nouvelle repose sur des élus responsables et révocables à tout moment, formant « non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois ». Elle s’accompagne de toute une série de mesures : abolition de l’armée permanente et de la police d’État, séparation de l’Église et de l’État, qui brise « l’outil spirituel de l’oppression », instruction accessible à tous, justice élective, diminution des salaires des fonctionnaires, ce modèle pouvant être étendu à l’ensemble des communes de France. Considérant cette forme politique comme capable d’« expansion », Marx trace un projet d’organisation nationale qui rompt avec la pratique de l’assemblée élue au suffrage universel pour une durée donnée. Pour lui l’usage jusqu’ici du suffrage universel a été de « décider tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement ». Il propose au contraire une succession de délégations, des communes d’un département à une assemblée de délégués, de celles-ci à une délégation nationale à Paris, toutes les fonctions habituellement nationales étant exercées au niveau de la commune par des élus locaux.  Si le suffrage universel demeure, son usage consiste avant tout dans le choix des hommes à tous les niveaux, dont Marx pense peut-être qu’il pourrait plus facilement favoriser une certaine unanimité. On peut se demander si ce système n’aurait pas aussi ses inconvénients.

« La Guerre civile en France est donc un texte complexe dont il faut respecter la diversité. L’importance de son contenu théorique, maintes fois commenté, a peut-être occulté d’autres aspects du texte que nous avons essayé de mettre en lumière. »

La Commune était donc « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail », mais ce n’était possible que parce que « c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière ». Sans doute la composition de la Commune est en réalité plus diversifiée que ne le dit Marx et il le reconnaît d’ailleurs en parlant « d’ouvriers ou de représentants reconnus de la classe ouvrière », mais il est vrai que c’est la première fois qu’un gouvernement comporte une présence ouvrière aussi significative (trente-trois ouvriers). On a remarqué que Marx n’emploie pas l’expression dictature du prolétariat qui sera utilisée par Engels dans son introduction de 1891. Ces réformes politiques toutefois ne pouvaient être qu’une étape préalable vers un changement plus profond. La Commune devait servir de « levier » pour extirper les bases économiques sur lesquelles se fonde l’existence des classes, donc la domination de classe. Mais, évidemment, elle n’a pu développer toutes ses possibilités. Le Paris ouvrier n’a pu être autre chose que le « glorieux fourrier d’une société nouvelle ».

Marx est bien conscient que la classe ouvrière ne pouvait triompher seule. Et il s’efforce de justifier à la fois le rôle dirigeant de la classe ouvrière, mais aussi sa capacité à obtenir le soutien d’autres classes – paysannerie, petite et moyenne bourgeoisie. Partant de la communauté potentielle d’intérêt entre ces classes et la Commune, Marx se projette au-delà du présent, dans un avenir où ce soutien pourrait exister et il en développe toutes les raisons qu’on ne peut exposer ici. C’est l’occasion pour lui de bien différencier les « ruraux » de l’assemblée, des véritables paysans. Il scrute aussi les manifestations de soutien à la Commune dans les classes moyennes. Ces soutiens ne seront malgré tout que très partiels. À la fin de cette partie, Marx retrouve sa verve polémique pour opposer Versailles, « assemblée des vampires de tous les régimes défunts », au Paris de la Commune, « radieux dans l’enthousiasme de son initiative historique ».

 


En juillet 1870, la France, dirigée par Napoléon III, déclare la guerre à la Prusse. La défaite de Sedan (2 septembre) entraîne la chute de l’empire et la république est proclamée. Un gouvernement de la Défense nationale tente de continuer la guerre. Le 28 janvier 1871, un armistice est signé qui prévoit la réunion d’une Assemblée nationale élue dès le 8 février 1871. Celle-ci, l’Assemblée de Versailles, est dominée par les conservateurs et les monarchistes, qui entrent très vite en conflit avec la population parisienne. À la suite de la tentative du gouvernement de s’emparer des canons de Paris, le 18 mars, les Parisiens s’insurgent et, le 26 mars, élisent une assemblée indépendante, la Commune de Paris. Mais le gouvernement décide de soumettre Paris, au prix d’une guerre civile. À Londres, l’Association internationale des travailleurs suit de près le conflit et alerte ses sections par des « Adresses ». La Guerre civile en France achevée par Karl Marx le 29 mai 1871 est la troisième de celles-ci.

 


Comment Marx a travaillé

Dès le 18 mars et jusqu’au 1er mai 1871, Marx qui vit à Londres note des extraits de presse concernant les événements parisiens. Six journaux anglais, mais surtout deux de grande diffusion, le Daily News (33 extraits) et l’Evening Standard (15 extraits), hostiles à la Commune, lui ont fourni 60 extraits ainsi qu’un journal en français, de tendance bonapartiste, qui paraissait à Londres, La Situation (15 extraits). Marx a pu avoir accès dans une moindre proportion à la presse française (32 extraits). Parmi celle-ci, on ne compte que quatre journaux communards ou sympathisants Le Mot d’ordre de Rochefort (8 extraits), Le Vengeur de Félix Pyat (2), L’Avant-garde (1) et La Tribune de Bordeaux (2). Il ne fait allusion que deux fois au Journal officiel de la Commune. Les autres journaux sont républicains ou bien modérés ou versaillais. Le texte même de la dernière partie de La Guerre civile montre que Marx, soit à partir des mêmes sources que précédemment, soit grâce à d’autres qui n’ont pas toujours pu être repérées, a suivi au jour le jour la situation pendant les trois dernières semaines d’existence de la Commune.

Marx propose dès le 28 mars au conseil général de rédiger un Manifeste sur la Commune, mais c’est le 18 avril que la décision est vraiment prise. Marx commence vers la mi-avril la rédaction d’un certain nombre de fragments de la future Adresse (34 au total) qui forment ce qu’on a qualifié de « Premier essai de rédaction ». Il y attaque de façon sévère les hommes de Versailles, défend la Commune contre les accusations dont elle est l’objet, met en lumière la nouveauté des mesures qu’elle a prises, commence à la situer dans le long terme historique. Retardé par des ennuis de santé, Marx rédige ensuite jusqu’au 23 mai une deuxième version, cette fois continue, de l’Adresse, et plus proche du texte définitif, sauf pour la dernière partie. Il met au point le texte définitif entre le 23 et le 30 mai, dans la dernière semaine de la Commune, au moment où la défaite de celle-ci est désor­mais certaine et il le lit au conseil général le 30 mai.

 


Le retour au déroulement de la guerre civile et la défense de la Commune contre les accusations qui la visent

Avec la dernière partie – écrite alors que la Commune vit ses derniers jours –, on revient à la guerre civile dans ses moments les plus dramatiques. Marx commence par un récit plus historique concernant les mois d’avril et de mai. Il évoque d’abord la préparation par Thiers de l’offensive contre Paris grâce à la fois à la reconstitution d’une armée, à des manœuvres politiques pour s’assurer la neutralité du pays (organisation d’élections municipales à l’échelon national, simulacre de conciliation). Mais ensuite il abandonne le récit proprement historique pour dénoncer l’extrême violence de la répression menée au nom de la « civilisation », « cette civilisation scélérate, fondée sur l’asservissement du travail », répression qui dépasse encore celle de juin 1848, ainsi que le caractère abject du triomphe des vainqueurs. Il défend aussi les communards contre les accusations dont ils sont l’objet. Leur résistance acharnée montre justement le caractère largement populaire du mouvement communaliste. Marx argumente avec précision, à partir d’exemples historiques, sur deux points particuliers, les incendies et l’exécution des otages (dont celle de l’archevêque de Paris Mgr Darboy), qui sont largement exploités par la réaction. C’est pour protéger la vie des prisonniers que la Commune fut « dans l’obligation de prendre des otages », et finalement de les exécuter. La Guerre civile comprend d’ailleurs une courte annexe intitulée Notes sur les exécutions sommaires de prisonniers dirigées par le général Galliffet. « Le véritable meurtrier de l’archevêque Darboy, c’est Thiers. »

Mais La Guerre civile – ne l’oublions pas – est d’abord une Adresse de l’Internationale et c’est sur certains aspects internationaux de ce conflit que celle-ci se termine. D’après Marx, Bismarck ne peut que se féliciter de voir, au-delà de l’anéantissement de la révolution, « l’extinction de la France maintenant décapitée et par le gouvernement français lui-même ». Devant la Commune en outre, on a assisté, fait sans précédent, à la fraternisation du vainqueur et du vaincu « pour massacrer en commun le prolétariat ». L’Allemagne, qui n’était pas en guerre avec la Commune, a agi comme « un spadassin à gages ». Et tout ceci montre bien que désormais une guerre nationale n’est qu’« une pure mystification des gouvernements destinée à retarder la lutte des classes ». Propos très importants qui portent plus loin que la Commune elle-même. Naturellement, le gouvernement français, par la voix de Thiers, Picard et autres séides, et toute la presse européenne s’attaquent à grand bruit à l’Internationale, présentée comme une « conjuration secrète ». Et Marx s’attache à défendre celle-ci : elle n’est que « le lien qui unit les ouvriers les plus avancés des divers pays du monde civilisé, un produit de la société moderne et qui ne peut être extirpé de celle-ci, « fût-ce au prix de la plus énorme effusion de sang ». Et c’est par un hommage vibrant à la Commune que se termine l’Adresse.

Marx écrivain et pamphlétaire

Le ton de La Guerre civile est bien différent de celui des deux premières Adresses et aussi des œuvres historiques antérieures de Marx, Les Luttes de classe ou Le 18 Brumaire, dont certes l’ironie ou le sarcasme n’étaient pas absents. Marx ici utilise selon le cas plusieurs registres, celui de l’analyste quand il examine l’histoire de l’État en France, celui de l’avocat quand il argumente avec pertinence pour défendre la Commune contre les accusations dont elle est l’objet, mais souvent aussi celui du pamphlétaire, car il doit fustiger les adversaires de la Commune. Cette dénonciation vise d’abord des hommes, puisque ce sont eux les responsables de la situation, ceux du gouvernement de la Défense nationale, surtout dans la première partie, Thiers tout au long du texte, les généraux versaillais, le « décembriseur » Vinoy, « le général jésuite » d’Aurelle de Paladines l’implacable Galliffet, mais elle vise aussi des groupes, les députés « ruraux » de l’Assemblée de Versailles, « représentante de tout ce qui était mort en France », les « messieurs du beau monde », « petits crevés », « stupides freluquets », tentant de s’opposer à la Commune, à Paris même, les bourgeois réfugiés à Versailles et dans les environs, « francs fileurs » du temps du siège, les « cocottes » et les « prostituées » versaillaises. Plus largement encore, c’est le Second Empire qui est mis en accusation, avec des accents moraux. Marx en souligne « la pourriture », « les orgies cosmopolites » « l’étalage éhonté d’un luxe somptueux dissolu et crapuleux ». Il met en lumière aussi la violence sans précédent de la répression menée par les mercenaires et défenseurs d’une prétendue civilisation, « la civilisation et la justice de l’ordre bourgeois », plus violente encore qu’en juin 1848. Charles Longuet n’avait pas tort d’évoquer dans son édition du texte en 1900, le Victor Hugo des Châtiments ou Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Parfois, Marx n’échappe pas toujours au piège de sa grande culture : il n’est pas sûr que les allusions à l’histoire romaine, aux proscriptions de Sylla consul romain en 88 av. J.-C. ou aux violences des deux triumvirats puissent frapper le lecteur de 1871. C’est bien l’indignation en tout cas qui l’anime, celle qu’il ressent et qu’il veut susciter contre le comportement inhumain des adversaires de la Commune. Par contraste, il tend à idéaliser le Paris communard, « le pur Paris ouvrier de la Commune » débarrassé de ses malfaiteurs et de ses cocottes : « Plus la moindre trace du Paris dépravé du Second Empire ». « Un Paris qui travaillait, qui pensait, qui combattait et qui saignait, oubliant, tout à couver une société nouvelle, les cannibales qui étaient à ses portes. » Et notons cet hommage aux femmes de Paris « héroïques, nobles et dévouées comme les femmes de l’Antiquité ». Marx est tout entier dans ce texte avec sa capacité d’analyse à chaud, sa culture, sa passion légitime qui l’amène parfois un peu trop loin dans la dénonciation, mais lui permet aussi de garder l’espoir intact.

« Marx caractérise la Commune dans sa fondamentale nouveauté en la situant dans l’histoire longue de l’État en France. »

La Guerre civile en France est donc un texte complexe dont il faut respecter la diversité. L’importance de son contenu théorique, maintes fois commenté, a peut-être occulté d’autres aspects du texte que nous avons essayé de mettre en lumière. Il faut souhaiter qu’une nouvelle édition de La Guerre civile prenne en compte ce texte dans sa totalité, en permette une approche plus vivante et plus en phase avec le moment où il fut écrit.

Raymond Huard est historien. Il est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Montpellier.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021