Pour la plupart des média et des citoyens, si ce n’est lors du Salon de l’agriculture ou de la diffusion de l’émission de téléréalité « L’amour est dans le pré », le monde agricole a tendance à disparaître des écrans radars, alors même que les profondes mutations qu’il a subies depuis les années 1950 ont des conséquences sur notre alimentation et sur notre environnement. De nombreux livres leur donnent pourtant la parole.
Des agriculteurs contraints à des stratégies de survie
Dans son ouvrage intitulé La Plaine. Récits de travailleurs du productivisme agricole, le géographe Élie Gatien est allé interroger des moyens et gros agriculteurs de la Beauce, ces « travailleurs agricoles » d’un « bastion du productivisme », dont il rapporte les récits. Son livre se présente comme une traversée d’un territoire, la plaine de la Beauce, soit « 8000 mètres carrés d’un espace dont les lointains se réduisent parfois à une ligne simple et droite, coiffé d’un grand ciel », comme le montrent les photographies qui ouvrent chaque chapitre. Les récits des agriculteurs y constituent des points d’étape. Ils sont accompagnés de la voix du géographe qui précise le contexte historique ou économique. Le livre se compose en effet d’une alternance de chapitres consacrés au récit d’un agriculteur, Michel, Christian, Yann, Pascal G., Pascal V., Philippe, Cédric, et de chapitres qui embrassent toute l’ampleur du monde agricole, depuis les banques jusqu’aux chambres d’agriculture et aux salons des machines agricoles où règnent désormais la smart agriculture (l’agriculture élégante) et la « machine connectée », en passant par les grandes industries semencières comme Euralis, Limagrain, DuPont Pioneer et Monsanto. Dans cet univers, la loi du marché règne et les agriculteurs sont contraints à des « stratégies de survie » pour ne pas être broyés.
« L'État n'est plus présent en fin de compte qu'à travers l'hypocrisie des contrôles et de la prévention sanitaire, dans un univers où la rentabilité est soumise au rendement.»
Élie Gatien ne nous propose pas toutefois une complainte ; il ne porte pas non plus de jugement explicite : « Ceux que j’ai rencontrés sont des chefs d’exploitation. Ils sont indépendants, patron de TPE [Très petite entreprise] et parfois employeurs. Ils prennent des décisions. Ils font des choix. ». Il cherche avant tout à « entendre leurs justifications, [...] écouter leurs raisonnements, [...] entrer dans leur univers mental », à comprendre, en fin de compte, ces travailleurs piégés et malgré tout consentants. Le géographe déroule alors un panorama exhaustif – il manque toutefois la grande distribution – du monde agricole et de sa crise. À travers les récits de ces chefs d’exploitation s’esquissent la concentration foncière engendrée par l’économie concurrentielle – « il doit lui racheter sa part, sinon ses voisins grandiront à ses dépens » ; le sentiment de dépossession et la variabilité des prix fixés par le marché ; le rôle des banques dans la course à l’endettement ; la standardisation des semences et la perte de la diversité génétique ; le poids de l’industrie chimique, des fournisseurs de machines désormais connectées et le rôle grandissant de la startup ; l’épuisement des sols, la disparition de la faune et la nocivité des produits ; les risques psychosociaux ; le vide des campagnes. En arrière-plan apparaissent le poids de l’histoire et des choix politiques, notamment la dérégulation imposée depuis les années 1980-1990, avec la déréglementation des marchés financiers, l’entrée du Crédit agricole dans la logique concurrentielle et le « business offshore », l’entrée de la création variétale dans la logique du marché, avec le désengagement de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) de la recherche génétique. L’État n’est plus présent en fin de compte qu’à travers l’hypocrisie des contrôles et de la prévention sanitaire, dans un univers où la rentabilité est soumise au rendement.
« S'ils perçoivent, tous, les limites de l'impératif du rendement prôné par le marché capitaliste ils restent fatalistes.»
Dans les deux derniers chapitres, « Cédric » et « Défendre la plaine », Élie Gatien pose la question du « consentement », de l’acceptation par les producteurs de ce modèle productif sur lequel ils n’ont plus de prise et qui écrase aussi bien leurs vies que le paysage. Tandis que la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) demande, à travers la voix de Cédric, « une régulation » des excès du marché, pour en « organiser la stabilité », son président défend l’industrie, laissant les « travailleurs du productivisme » « la tête dans le guidon ». S’ils perçoivent, tous, les limites de l’impératif du rendement prôné par le marché capitaliste – « Soyons clair, question compétitivité, mieux vaudrait importer la viande d’Argentine » –, ils restent fatalistes – « Aujourd’hui, les trois quarts des gars dont s’occupe Cédric ont des résultats qui s’approchent de zéro. Ils piochent dans leur bas de laine. Des fluctuations de revenus aussi importantes sont difficiles à encaisser [...]. Celui qui est endetté jusqu’au cou et qui n’a plus rien à perdre s’accroche ou tire un coup de fusil. Certains en seraient là. Dans le Loiret, il y en a eu et il y en aura encore. » Les mouvements agricoles, qui ont marqué par leur violence, sont désormais peu audibles et la direction nationale de la FNSEA cogère l’agriculture avec l’État, faisant rentrer dans le rang les opposants à la politique agricole commune.
En dépit de leur condition souvent difficile, les chefs d’exploitation de la Beauce récusent la politisation – comme le souligne Élie Gatien, « à droite, on ne parle pas de politique, on la fait. Avec des choix économiques et des services techniques » – et n’ont pas conscience qu’ils appartiennent à une classe commune avec les salariés, par exemple ceux d’Air France, dont le combat désespéré contre les restructurations leur reste incompréhensible : « Le lynchage est honteux ! C’est pas du boulot, je ne cautionne pas. Les directeurs des ressources humaines (DRH) sont là pour faire du ménage, certes, mais malheureusement il faut le faire parfois, pour la sauvegarde de l’entreprise. » Ceux qui sont pourtant bien des « travailleurs agricoles » se rêvent encore « seigneurs de la terre »...
De nouveaux personnages héroïques, confrontés à la brutalité de la société néolibérale
Le regard d’Élie Gatien fait écho à d’autres paroles, mises en scène par le biais de la fiction ou du documentaire : le cinéma et la littérature romanesque récents remettent à l’honneur le monde agricole. Les auteurs ne se contentent pas de conter un monde qui disparaît, ni de montrer la reconstitution de sa mémoire. Ils font de la figure des paysans de nouveaux personnages héroïques confrontés à la brutalité de la société néolibérale, ou s’attachent à dire, sans nostalgie, la marque qu’impriment encore en eux les paysages dont ils sont désormais séparés – sans qu’il y ait forcément coupure.
C’est contre cette idée de coupure qu’Étienne Davodeau a réalisé une bande- dessinée, parue en 2011 chez Futuropolis. Les Ignorants propose le « récit d’une initiation croisée », menée pendant un an entre l’auteur et un vigneron. Les deux protagonistes se dévoilent mutuellement leur monde respectif, alternant travaux dans les vignes ou virées chez l’éditeur, rencontres avec les auteurs de bande dessinée ou avec le redoutable auteur d’un guide américain des vins, visite de l’imprimerie ou d’une fabrique de barriques, d’une foire ou d’un salon. La bande dessinée reste centrée sur l’échange entre les deux personnages, mettant en avant la générosité, la curiosité et l’amour de la vie qui les caractérisent. Toutefois, la rencontre entre l’auteur et le vigneron esquisse aussi en creux une réflexion sur le monde agricole et ses transformations. Elle souligne le parallèle des conditions et des aspirations propres à leurs deux métiers respectifs. Leur complicité goguenarde prend en effet appui sur une vision du monde partagée, où ressort la recherche de la pleine maîtrise de son travail, l’attachement à un savoir-faire et la reconnaissance du plaisir qu’il procure : « Savoir exactement ce qu’on veut, mais laisser faire les choses. »
Si, ici, l’industrie est absente, si le monde de la viticulture extensive est sans doute bien différent de celui des producteurs de la Beauce, le récit rejoint toutefois, sur bien des aspects, les points soulevés dans l’enquête d’Élie Gatien : la mondialisation ultralibérale et la standardisation qui « réduisent à une stupide note scolaire l’alchimie mystérieuse et émouvante d’un nectar » ; les risques liés aux évolutions météorologiques – « on entre dans la période où on tend le dos à cause du gel » ; la nécessaire préservation du sol et la structuration du paysage par l’agriculture – « Les tranquilles parcelles de Régis et Robert sont posées au milieu des bois. C’est comme un pacte judicieux, dans le monde végétal, entre l’horizontalité des unes et la verticalité des autres. » « Quand tu veux un sol vivant, la proximité d’un sous-bois, c’est pas mal. Il n’y a pas de grand terroir viticole qui ne soit pas un bel endroit. »
« Réintégrer les femmes serait peut-être un moyen mettre en évidence une convergence d'intérêt entre les travailleurs agricoles et les salariés de l'industrie ou du tertiaire.»
Richard Leroy s’est reconverti dans la viticulture, après avoir été employé de banque : « Et vous savez quoi ? Je n’ai plus jamais mis de cravate. » Si ce choix apparaît comme une libération, si le vigneron refuse la chimie pour prôner le contact avec la terre et la vigne, « la proximité physique et donc mentale du vigneron avec son travail », il ne s’agit pas ici de vanter un retour à la terre par nostalgie du passé. Il faut simplement faire en sorte « d’abord que le vin soit bon » : « Peut-on parler de vin sans parler de terre ? » « Ne mettez pas trop de métaphysique là-dedans. C’est un projet très concret : nous donner à boire un vin qui parle de la terre à notre corps. »
Il reste que les deux auteurs semblent, dans leur vision des transformations du paysage comme du progrès technique, prisonniers d’un imaginaire quelque peu romantique : ainsi, peut-on parler, comme le fait Élie Gatien, de la « laideur » de la Beauce, sans renvoyer à une esthétisation de la nature qui rejette tout trait utilitaire ? De même, « l’ordre du progrès technique », qu’il s’agisse de la chimie ou de la mécanisation, n’est pas en lui-même destructeur ; il a pu et peut améliorer les conditions de travail ou perfectionner la connaissance de la nature ; c’est bien l’usage qu’en fait le capitalisme qui est en cause. Au-delà de la mise en cause du productivisme, il s’agit de concilier la nécessité de nourrir une population qui atteindra plus de 9 milliards d’ici 2050 et la conservation de l’environnement.
On pourrait également s’interroger sur l’absence des femmes dans les deux ouvrages. Si elles « travaillent ailleurs », ne font-elles pas pour autant partie du monde agricole, en tant que femmes d’exploitant ? Réintégrer les femmes serait peut-être un moyen de mettre en évidence une convergence d’intérêt entre les travailleurs agricoles et les salariés de l’industrie ou du tertiaire ; ce serait l’occasion, aussi, de s’interroger sur la division du travail genrée qui voit les hommes accaparer le progrès technique et les outils complexes.
Quelle que soit la diversité des approches, à la lecture, une conclusion s’impose : la question des rapports de production agricole, celles du sens et de la condition du métier d’agriculteur ou d’agricultrice sont éminemment politiques, elles requièrent un débat dans l’ensemble de la société : quelle alimentation voulons-nous et dans quelles conditions ? l
Marine Miquel est co-responsable de la rubrique Lire.
Bibliographie
- Etienne Davodeau, Les Ignorants. Récit d'une initiative croisée, Futuropolis, 2011.
- Élie Gatien, La Plaine, Récits de travailleurs du productivisme agricole, Éditions Amsterdam, 2018.
- L'Agriculture paysane expliquée aux urbains, 2015, téléchargeable sur le site de la Confédération paysanne.
- John Bellamy Foster, Marx écologiste, éditions Amsterdam, 2011.
- Jean-Baptiste Malet, L’Empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie, Fayard, 2017.
• Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018