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Cet article interroge la mise en veille progressive de la diffusion de représentations ­masculinistes exaltant un corps sain et viril, à l’aune du tournant opéré par Marine Le Pen, en particulier sur la formation destinée à la jeunesse militante frontiste.

Par Valérie Guérin

« Aujourd’hui, ou Marine Le Pen revient aux fondamentaux, qui ne consistent pas seulement à les énoncer mais à les faire vivre, sur l’immigration, l’insécurité […] avec une reprise de la virilité, de la netteté des positions, ou bien ce sera la disparition du Front national. »
Ces propos, tenus par Jean-Marie Le Pen en juin 2021 sur YouTube dans son journal de bord hebdomadaire, font suite à la débâcle du Rassemblement national aux élections régionales et départementales. Un an plus tard, le score enregistré par Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle et l’entrée de quatre-vingt-neuf députés RN à l’Assemblée nationale viennent cependant contredire l’analyse du cofondateur et président du Front national durant près de quarante ans. D’autant plus que la campagne du trublion médiatique d’extrême droite, Éric Zemmour, axée sur une rhétorique viriliste et belliqueuse, s’est soldée par un score de 7% après avoir été un temps annoncé en position de se qualifier pour le second tour. Celui qui appelait en 2006 à la « révolte viriliste » a pu compter sur le soutien d’ « influenceurs » d’extrême droite, tenants d’une idéologie masculiniste, tels que l’ancien directeur national du FNJ (Front national de la jeunesse), Julien Rochedy, à la tête de l’école Major qui dispense des formations dans le but d’ « être et de rester des hommes », Papacito qui, dans une vidéo vêtu d’une tenue paramilitaire, avait simulé l’exécution d’un militant de la France insoumise, ou encore Baptiste Marchais, champion d’Europe de développé couché et amateur d’armes à feu. C’est en pointant un fusil d’assaut vers un journaliste au salon Milipol en octobre dernier qu’Éric Zemmour a déclenché une vive polémique, tendant à asseoir son image sulfureuse.

« Marine Le Pen établit de nouvelles orientations et le modèle du militant compétent se substitue à celui du militant viril, laissant aux identitaires et autres groupuscules d’extrême droite le créneau de camps d’été militarisés. »

Au même moment, Marine Le Pen, en quête de respectabilité, poursuit sa stratégie de « dédiabolisation » en centrant sa communication politique autour de sa vie privée. Elle n’hésite pas à se confier sur sa vie en colocation avec une amie ou à se faire photographier à maintes reprises en compagnie de ses chats. Outre ces stratégies d’image caractérisées par des formes adoucies et intimistes, l’imaginaire viril s’est considérablement euphémisé depuis l’accession de Marine Le Pen à la tête du FN en 2011, s’expliquant par des facteurs endogènes.

Cet article interroge la mise en veille progressive de la diffusion de représentations masculinistes exaltant un corps sain et viril, à l’aune du tournant opéré par Marine Le Pen, en particulier sur la formation destinée à la jeunesse militante frontiste. Ce revirement cristallise par la même occasion la priorité accordée à la question de l’implantation locale dans la formation frontiste.

L’idéal masculin comme dessein nationaliste
George L. Mosse a proposé dans les années 1990 le concept d’idéal masculin moderne (ou de virilité moderne). Cet idéal apparu entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe serait lié la nouvelle société bourgeoise, mais des représentations antérieures puisées dans la société grecque antique ou dans les idées chevaleresques du Moyen-Âge ont joué un rôle déterminant quant à son émergence. Pour Mosse, les régimes totalitaires du XXe siècle, en vouant une attention toute particulière à l’encadrement de la jeunesse, mettent la virilité moderne au cœur de leur projet politique caractérisé par l’édification de l’homme nouveau. Pour atteindre cet idéal, une formation totale était inculquée aux jeunes endoctrinés par les régimes fasciste et nazi. En France, sous Vichy, si le projet politique et ses conséquences se démarquent de ces derniers, on retrouve néanmoins un modèle éducatif de rupture proposant une formation totale valorisant valeurs morales mais aussi aptitudes physiques desquelles découlent des canons de virilité extrêmement stricts. En réunissant exclusivement de jeunes hommes au sein des Chantiers de la jeunesse française (CJF), il s’agissait ici aussi de façonner l’homme nouveau à travers le culte de la force physique et de la virilité. Dans les années 1960 et 1970, les organisations de la nébuleuse d’extrême droite s’inscrivent dans la tradition nationaliste, une identité politique indissociable de l’idéal masculin. En effet, l’idée d’ « honneur masculin » est centrale dans la socialisation des militants d’extrême droite et apparaissait comme structurante dans les bagarres de rue qui éclataient durant ces décennies face aux militants de gauche ou dans les agressions visant des immigrés.

Former des « soldats politiques »
Le Front national de la jeunesse, organe de jeunesse du FN créé en 1973, accorde lui aussi à la formation physique une place de choix. L’ancien directeur national du FNJ, Carl Lang, estimait à ce titre que, dans les années 1980, l’engagement physique était « une nécessité » et une dimension constituante de l’engagement politique frontiste. Outre les activités physiques pratiquées par les membres du service d’ordre du Front national, membres du Département protection et sécurité (DPS), assurés de sécuriser les cortèges, en particulier pendant le rassemblement du 1er Mai, les militants frontistes recevaient une formation hybride, mêlant inculcation de la doctrine et activités physiques.

« L’idée d’“honneur masculin ” est centrale dans la socialisation des militants d’extrême droite et apparaissait comme structurante dans les bagarres de rue qui éclataient face aux militants de gauche ou dans les agressions visant des immigrés. »

Réunis chaque été à partir de la fin des années 1980 au château de l’empereur de Centrafrique Bokassa loué à Roger Holeindre, militaire de carrière, ancien membre de l’OAS et vice-président du FN, les militants du FNJ étaient formés idéologiquement tout en dédiant une partie de leur journée à l’entretien de leur corps, que ce soit au travers de footings matinaux ou de joutes nautiques sur le lac du château. Les responsables successifs de l’organisation de jeunesse employaient avec récurrence la notion de « soldats politiques » et défendaient un esprit et un corps sains, se réclamant à l’envi de l’idéal hellénique.

Les universités d’été du FNJ correspondaient à cette époque à une entreprise de discipline physique et morale, à travers un programme très cadré et établi sur mesure. Il s’agissait à la fois d’inculquer des valeurs morales telles que la ténacité, la force mentale, mais également d’imposer des rites d’institution comme le bizutage consistant pour les nouveaux à devoir traverser l’étang en pleine nuit. Dans sa thèse consacrée à la « carrière » des militants du FNJ, la politiste Magali Boumaza a montré plus largement que, dans les années 1990, le militantisme frontiste était structuré par des codes et des rites masculins liés par exemple à la consommation d’alcool systématique à la suite d’une action militante, et valorisait la force physique, voire la violence.

« Dès 2011, il ne s’agit plus de constituer un modèle alternatif de formation et d’éducation mais plutôt d’offrir aux jeunes frontistes les clés et les outils afin qu’ils occupent des responsabilités, en particulier à l’échelon local. »

De la fin des années 1980 jusqu’au milieu des années 2000, toujours dans l’enceinte du château situé dans le Cher à Neuvy-sur-Barangeon, Roger Holeindre organise également des séjours sportifs pour les scouts du Cercle national des combattants (CNC), organisation satellite du Front national, âgés de 8 à 14 ans. Ces derniers recevaient une formation dispensée par des « colonels », membres de l’association et dépositaires de savoir-faire relatifs à des rituels militaires et de la transmission d’une éducation bâtie sur la discipline, l’ordre et l’autorité. L’uniforme porté par les « cadets », un béret et une vareuse de marin, attestait l’imaginaire militaire qui entourait le déroulement de ces camps d’été. L’objectif était de réunir des enfants, logés à la même enseigne, et de proposer un ensemble d’activités et de cérémonies afin qu’ils s’aguerrissent et qu’ils développent leur force de caractère. La maxime que Roger Holeindre leur répète à ces occasions fait écho au poème viriliste de Rudyard Kipling : « Fais l’impossible pour être un bon cadet et tu seras un homme mon fils ! ». Joignant les mots à la pratique, les garçonnets étaient enjoints constamment à se dépasser, à faire preuve de courage, d’abnégation, tout en répondant aux attentes de l’institution, en se soumettant eux aussi à des rites tels que le lever des couleurs ou le baptême des cadets. La contre-société scoute contribuait aussi à une socialisation sexuée des jeunes scouts, qui cantonnait les garçons et les filles à des tâches différenciées malgré la mixité. En 1991, les « cadettes » sont par exemple félicitées « pour la logistique et le service à table ». Le microcosme que constitue les camps d’été scouts du CNC se voulait ainsi une préfiguration du modèle de société que souhaite faire advenir le Front national, bâti sur une formation totale et sur une différenciation des rôles sexuée, en réaction à une institution scolaire considérée comme « décadente ».

Un contre-modèle de formation partisane sous Marine Le Pen
Les porteurs d’un nationalisme « militariste », dont Roger Holeindre, s’opposent par la suite politiquement et stratégiquement à Marine Le Pen et décident de quitter le parti après sa victoire au congrès de Tours. Le président du CNC explique ainsi cette décision dans un courrier à Jean-Marie Le Pen : « Ta fille à qui tu as donné le parti ne représente plus mes idées, pas plus d’ailleurs que les tiennes. En plus, elle s’est entourée de pédés et ça ne me plaît pas. » Alors que Marine Le Pen tend à rompre avec l’ancienne garde rapprochée de son père et toute une génération d’anciens combattants, défenseurs d’une ligne conservatrice, elle initie une « nouvelle politique des mœurs », pour reprendre l’expression du sociologue Sylvain Crépon. L’ascension interne de différents cadres du parti dont l’homosexualité a été révélée témoigne d’une remise en cause assumée du modèle hétéronormé. Mais ce virage ne se limite pas à une « transgression » des assignations à l’hétéronormativité. En effet, le modèle de l’idéal masculin n’est plus porté en étendard lors des formations des jeunes militants du parti.

« Les responsables successifs de l’organisation de jeunesse employaient avec récurrence la notion de “soldats politiques” et défendaient un esprit et un corps sains, se réclamant à l’envi de l’idéal hellénique. »

Dès 2011, il ne s’agit plus de constituer un modèle alternatif de formation et d’éducation mais plutôt d’offrir aux jeunes frontistes les clés et les outils afin qu’ils occupent des responsabilités, en particulier à l’échelon local. L’ancrage territorial devient la clé de voûte de la stratégie mariniste incarnée par deux futurs maires, Steeve Briois à Hénin-Beaumont et David Rachline à Fréjus. Aspirant à gouverner le pays, Marine Le Pen établit de nouvelles orientations et le modèle du militant compétent se substitue à celui du militant viril, laissant aux identitaires et autres groupuscules d’extrême droite le créneau de camps d’été militarisés. Les changements opérés en interne recouvrent plusieurs objectifs : atténuer le stigmate d’un parti considéré comme dangereux et impréparé à l’exercice du pouvoir, mais aussi capter une clientèle électorale plus large, en particulier les femmes, comme a pu le montrer la sociologue Fransesca Scrinzi dans un article en 2017. Pour autant, il importe de souligner que cette nouvelle direction ne doit pas occulter que la position de Marine Le Pen au sein du RN tient plus à sa lignée familiale qu’à une prétendue conversion féministe, et que celle-ci ne masque pas l’absence de femmes à des postes stratégiques internes, bien que de nombreuses députées soient entrées à l’Assemblée nationale. Par ailleurs, les discours partisans dénonçant régulièrement « l’hystérie » supposée des militantes féministes contribuent à nourrir des représentations stéréotypées de genre et révèlent les limites d’un parti qui se veut défendre les femmes, à plus forte raison quand les dénonciations de l’ordre masculin relatives au harcèlement de rue, aux mariages forcés ou à l’excision, sont quasi exclusivement circonscrites à la défense des fondamentaux du parti, tels que l’insécurité et l’immigration.

Valérie Guérin est politiste.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022