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Très présent dans le vocabulaire de l’antiracisme politique, le terme « racisé » est loin de faire consensus pour désigner les personnes susceptibles d’être confrontées au racisme. Cause commune donne la parole à une géographe et à une philosophe dans un entretien croisé portant sur la signification et les limites de ce mot.

Entretien avec Saliha Boussedra et Corinne Luxembourg

« Racisé », qu’est-ce que cela veut dire ?
Corinne Luxembourg : Pour moi « racisé » est un mot « poupée russe ». C’est d’abord un moyen de pouvoir parler du régime politique de domination qu’est le racisme. Le mot permet de rendre compte du constat que des êtres humains sont traités différemment à partir de leur apparence physique, donc il permet de dire la construction sociale de la différenciation de traitement sur la base de l’édification d’une norme. Ce n’est évidemment pas suffisant. On pourrait rapidement dire que c’est un raccourci pour dire que les personnes dont on parle ont à voir avec les territoires colonisés par les États européens, que les régimes politiques les aient fait venir en métropole pendant la colonisation (notamment au lendemain de la Libération dans les usines), qu’elles en soient les descendantes ou qu’elles soient venues par des flux migratoires de la période post-coloniale.

« Cette génération fait face à un double voire triple refus (au minimum) : celui fait à des gens issus de territoires colonisés, donc dominés, celui fait à des gens issus de milieux populaires, donc dominés, celui fait à des gens issus de territoires périphériques, donc dominés. »

De mon point de vue, il y a deux extensions spatiales à ce raisonnement. On parle de « racisé » si on se situe en territoire européen. C’est sur le sol de l’ancienne métropole coloniale que l’on parle de ce rapport social hiérarchisé. La seconde extension se fait à une autre échelle, urbaine. La majorité des personnes concernées vivent dans les banlieues industrielles. Alors, presque par métonymie, lorsque l’on parle de territoires de banlieue, ce sont des personnes « racisées » dont il s’agit. C’est ce qui me conduit (avec d’autres) à intégrer la question de la discrimination territoriale parmi les rapports politiques de domination qui sont pris en compte lorsqu’on parle d’« intersectionnalité ». Ce rapport social de domination, comme les autres, n’a pas lieu hors sol, donc pas en dehors des rapports politiques d’aménagement du territoire. C’est l’une des variations du rapport centre-périphéries que nous connaissons toutes et tous.

Comment analysez-vous l’apparition de ce terme dans le débat théorique mais aussi dans l’antiracisme militant ?
Corinne Luxembourg : Il me semble que l’apparition de ce terme est poussée par une génération plus nombreuse, qui accède à des diplômes universitaires qui devraient les mettre à égalité sur le fameux « marché du travail ». Or le fait est que cette génération ne parvient que peu à accéder aux postes qui vont avec les qualifications. Cette génération fait face à un double voire triple refus (au minimum) : celui fait à des gens issus de territoires colonisés, donc dominés, celui fait à des gens issus de milieux populaires, donc dominés, celui fait à des gens issus de territoires périphériques, donc dominés. Dans le débat théorique, prendre en compte ce terme est évidemment extrêmement dérangeant. C’est-à-dire qu’il s’agit d’accepter, de la part des personnes « non racisées », et sans doute pourvues des meilleures intentions, de partager la place, d’abandonner les privilèges, notamment celui d’avoir raison, d’avoir le dernier mot ! Alors que faire donc de l’universalisme ? L’étymologie latine de l’universus dit qu’il s’agit d’être toutes et tous tournés dans la même direction. Mais qui décide de la direction, sinon les anciennes puissances coloniales ? Peut-être parfois est-elle partagée, peut-être parfois ne l’est-elle pas. Nos façons de militer (et pas seulement dans l’antiracisme militant) devraient donc être repensées.

« Si cette prise de conscience de soi est utile et nécessaire aux individus, les luttes identitaires, une fois engagées, ne savent pas faire le chemin inverse : partir du particulier ou de la particularité pour ouvrir l’individu vers le général, vers l’universel. »

Saliha Boussedra : Je ne vais pas répondre comme le ferait une sociologue ou une historienne mais plutôt d’après mon expérience. Dans mon souvenir, c’est d’abord l’expression « indigène » qui avait pris le pas après 2005 et le lancement de l’appel des « Indigènes de la République », avant que cette association ne se transforme plusieurs années plus tard en parti politique. L’appel se voulait large et concernait les militants des quartiers populaires, tout en s’élargissant bientôt aux intellectuels notamment. Progressivement, au fur et à mesure, d’une part, des divisions au sein de la lutte antiraciste particulièrement entre le Parti des indigènes de la République (PIR) et d’autres associations comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), le Forum social des quartiers populaires (FSQP), etc., et d’autre part, au fur et à mesure que le PIR se marginalisait (y compris au sein de la lutte antiraciste issue des luttes associatives des quartiers populaires et des grandes associations nationales de lutte contre le racisme), le terme « racisé » a commencé à apparaître et il s’est substitué progressivement à celui d’ « indigène » jusqu’à le remplacer complètement aujourd’hui.

Quelles peuvent être les limites de ce concept ?
Corinne Luxembourg : Ce qui me semble nécessaire, c’est de penser cette idée comme un processus, ce que sous-tend l’idée de construction sociale des normes. Ce qui me semble important, c’est à la fois de parler de racialisation, qui relève d’un processus de fabrication des normes participant du développement de l’idéologie raciste, et de racisation, qui désignerait les pratiques racistes. Parler des processus plus que du résultat permet de ne pas enfermer dans une identité figée et donc ouvrir à d’autres dynamiques, émancipatrices celles-ci. À propos des usages du terme, sans doute que comme toute chose (comme il y a eu l’ouvriérisme qui a fait délaisser la parole intellectuelle, souvent bourgeoise), on risquera peut-être d’invalider des réflexions au prétexte qu’elles ont été élaborées dans une matrice du monde marquée par le colonialisme, alors qu’elles peuvent être des outils contre ce rapport social de domination, mais ce risque me semble faible et finalement rejoindre les remarques faites aux féministes. Je pense aussi que la force de la réflexion, de l’analyse de textes qui viennent de modèles de pensées qui ne soient pas le modèle dominant, est bien supérieure à cette limite, si jamais elle existait. Je crois que c’est assez efficace si on l’utilise avec les autres régimes politiques de domination (genre, classes sociales, discriminations territoriales) sans primauté de l’un sur les autres, justement parce qu’ils sont imbriqués. Si l’on part des processus ensemble, alors cela remet les termes du débat à leur place. D’où vient la parole ? Et à propos de qui ? Qui a le « droit » de parler ? À qui laisse-t-on le « droit » de parler ? Cela vaut pour des rapports de domination classiques, mais nous avons, il me semble, à nous poser ces questions-là dans nos pratiques militantes. Ce n’est pas confortable du tout, c’est même assez bouleversant. Je suis pourtant convaincue que cette intranquillité de pensée est nécessaire pour dessiner un projet politique.

« Une stratégie de type communiste vise d’emblée l’union entre les catégories et à ne pas isoler la catégorie directement concernée par la question du racisme. »

Saliha Boussedra : Mes réponses ne concernent pas la réalité de ce phénomène social qu’est le racisme, dont de nombreux observatoires nationaux attestent l’importance, mais elles discuteront exclusivement des différentes stratégies à mettre en œuvre pour combattre le racisme. Toute la difficulté à répondre à la question tient à ce qu’est pour moi, en tant que militante d’un parti politique, le rôle du politique. Le problème pourrait être décliné de la façon suivante. L’apparition de ce terme semble venir répondre à nombre de questionnements (liés à l’histoire de l’empire colonial français, à l’histoire sociale et politique de la France depuis ces quarante dernières années, à la situation sociale des quartiers populaires). Il peut alors faire écho aux questionnements de jeunes auxquels on a barré tout avenir, de travailleurs sociaux sans moyens, qui se posent des questions sur l’accompagnement, un ascenseur social en panne, etc. Devant toutes ces conditions, il est normal de chercher des causes à la situation que l’on vit, éventuellement des causes à sa souffrance. La difficulté ici est de savoir que répondre aux jeunes qui se posent ces questions et qui se tournent vers la question du racisme en l’envisageant comme cause quasi exclusive susceptible d’expliquer leur situation ? Que répondre aux travailleurs sociaux démunis devant le manque de travail et de qualifications offerts à toute une partie de la jeunesse et des fractions qui vivent notamment dans les quartiers populaires ? Comment ne pas entendre qu’ils veuillent aller chercher dans le passé, un racisme ou un passé colonial susceptible d’expliquer la totalité de la situation ? Comment ne pas leur parler de la politique de désindustrialisation française qui a mis une partie des ouvriers immigrés au chômage et les a voués à la pauvreté, mais aussi toute une partie des ouvriers dans les bassins du nord et l’est de la France qui n’étaient pas des immigrés ? Comment ne pas parler de la logique capitaliste restructurant la hiérarchie des entreprises pour sous-traiter un certain nombre d’activités et qui expliquent que lui, sa mère ou sa sœur sont obligés de passer par des boîtes d’intérimaires pour faire des travaux subalternes ? Mais, comment lui dire que c’est aussi le sort de nombre de gilets jaunes qui ne sont pas tous issus de l’histoire de l’immigration africaine ? Comment lui dire que l’État social qui devait contribuer à limiter la reproduction sociale est tellement à la peine aujourd’hui, que les services publics comme l’école sont plus occupés à survivre qu’à être des forces de propositions innovantes ?

« Les luttes des femmes comme les luttes des Noirs américains sont devenues des luttes de reconnaissance à côté des luttes proprement sociales, comme si elles n’avaient rien à voir avec la lutte contre le paupérisme, les emplois précaires, le mal-logement, l’absence de moyens donnés à l’école et à la formation, et j’en passe. »

Maintenant je souhaite aborder le problème à la lumière de la manière dont il peut se présenter pour des militants des partis politiques. Il me semble que lorsqu’on est ce genre de militant, voire lorsqu’on est même en responsabilité, on doit bien sûr entendre les questionnements de la société mais aussi savoir intervenir pour donner une orientation ou une interprétation politique. Lorsqu’on est militant politique, en particulier communiste, on est préoccupé, pour ne pas dire passionné, par l’unification de la classe ouvrière. On œuvre constamment pour dépasser les divisions entre fractions de classes, pour que chaque catégorie ou fraction de classe prenne conscience de son intérêt général de classe. Pour cela, on est obligé de regarder en face ces divisions, de les reconnaître, de les intégrer en quelque sorte, mais dans le but de les dépasser. Or un parti politique se trouve toujours dans la double tension suivante. Pour une part, il ne peut pas aller plus vite que la société (par exemple, même s’il sait que la question du racisme est en partie déterminée par la question de classe – à travers la concurrence imposée entre les travailleurs par la société bourgeoise –, il est tenu de se confronter à cette problématique de manière spécifique). Mais pour une autre part, il ne peut pas s’abstenir pour autant de penser au temps long et de donner des orientations en restant guidé par l’intérêt de classe qu’il cherche à représenter (par exemple, en ne séparant pas la question du racisme d’un côté de la question sociale de l’autre).
Maintenant, faut-il oui ou non recourir aux présupposés et aux cadres idéologiques en reconnaissant par exemple l’existence de « races » ? Faut-il aussi reprendre le terme de « racisés » en reconnaissant que toute la situation sociale ou politique peut s’expliquer par la question de la « race » ? Même si d’autres facteurs tels que la classe ou le sexe sont mis en avant, la « race » devient progressivement le facteur unique d’explication. Enfin faut-il admettre que les « racisés » forment une classe dans la classe ? Deux possibilités : lorsque cela se présente dans le cadre de questionnements de jeunes, d’acteurs sociaux, d’individus qui souhaitent se retrouver entre eux selon certains critères, je ne crois pas que nous, partis politiques, puissions vraiment intervenir. D’accord ou pas d’accord, cela ne relève pas directement de nos compétences puisque cela relève de la liberté de réunion. En revanche, dès lors que ce discours a une prétention au politique, alors oui, il appartient à un parti politique non seulement de décider mais aussi d’intervenir.

Comment les partis politiques peuvent-ils se positionner face aux revendications identitaires ?
Saliha Boussedra : Pour commencer, je crois qu’il faut expliciter ce qu’on entend par « luttes identitaires ». La lutte identitaire est une forme de dérive des luttes dites des « minorités » dans le langage du politique. Les minorités ont besoin de s’exprimer sur un plan politique et elles y sont même condamnées, pour reprendre les termes de la philosophe Françoise Collin, d’après laquelle « la pire condamnation d’un opprimé, quelle que soit l’oppression dont il relève, est sa condamnation au politique ». La lutte des minorités dérive vers la lutte identitaire, lorsqu’elle érige cette identité en principe qui la fonde de manière définitive et qui la marginalise. Pourtant, ces luttes œuvrent à un travail de conscientisation, elles permettent à des personnes qui sont trop enfermées dans leur histoire personnelle d’intervenir dans l’espace public, de se comprendre et se saisir comme citoyen ou citoyenne, je pense notamment aux groupes de conscience féministe. Là où la politique requiert d’être assuré de l’autorité de sa parole publique, ces luttes assurent une sorte de travail de formation au politique jadis pris en charge par les partis. Là où les problèmes commencent, c’est avec le fait que la grille de lecture proposée est en règle générale exclusivement focalisée sur ce qu’on appelle l’identité : c’est parce que tu es une femme, un Arabe, une Noire, qu’il t’arrive ce qu’il t’arrive. Non pas qu’il n’y ait pas d’autres facteurs d’explication, mais celui de l’identité finit par être l’explication quasi exclusive. La grille de lecture ainsi proposée conduit à percevoir et à sentir le monde exclusivement à travers le prisme de cette identité et à l’y réduire en quelque sorte. Si cette prise de conscience de soi est utile et nécessaire aux individus (il faut que les individus puissent se reconnaître eux-mêmes, se reconnaître ici comme sujets politiques, citoyens), les luttes identitaires, une fois engagées, ne savent pas faire le chemin inverse : partir du particulier ou de la particularité pour ouvrir l’individu vers le général, vers l’universel. Le conduire à comprendre que la politique a bien vocation à ce que le tout reconnaisse la partie, autrement dit ici à reconnaître les problèmes liés spécifiquement au phénomène du racisme. À cela, les luttes dites identitaires participent mais elles échouent à faire comprendre à la partie qu’elle doit aussi reconnaître le tout.
La vocation d’une lutte proprement politique est double : faire comprendre à la partie qu’elle n’est pas seule, travailler à la faire reconnaître mais aussi conduire la partie à comprendre qu’elle n’est pas seule au sens où elle n’est pas « la seule » partie, où il n’y a pas qu’elle. Dans cette seconde partie de l’équation du politique, un parti politique doit conduire la partie à sortir un peu de sa particularité en l’intégrant dans des problématiques plus larges dans le but de former des liens entre les différentes catégories sociales ou entre les différentes fractions de classe. Par exemple, il peut, d’un côté, travailler à faire reconnaître que les femmes sont moins payées que les hommes, cela participe à faire reconnaître une partie. D’un autre côté, il peut travailler à montrer que les hommes auraient intérêt à ce que les femmes soient mieux payées, mais cela implique de faire converger les intérêts des deux catégories de salariés contre le patronat, puisque c’est ce dernier qui décide de différencier le montant du salaire en fonction du sexe des salariés. Les luttes identitaires sont « identitaires » parce qu’elles ne parviennent pas à résoudre cette seconde partie de l’équation. Enfin, il faut pouvoir reconnaître qu’il existe des désaccords en matière de stratégies politiques. Le problème est de savoir sous quels mots d’ordre une lutte antiraciste par exemple doit être menée et avec quelle stratégie. Soit on vise une stratégie politique qui pense que les victimes de racisme s’en sortiront seules. Dans ce cas, la lutte conduit à distinguer une catégorie en l’opposant à d’autres, y compris au sein d’une même base sociale. L’isolement de la catégorie va de pair en général avec une radicalisation des positions, puisqu’elle se fonde sur une indépendance à l’égard de ce qui existe en matière d’organisation politique et vis-à-vis des autres catégories sociales. Soit on vise une stratégie de type communiste, qui vise d’emblée l’union entre les catégories et à ne pas isoler la catégorie directement concernée par la question du racisme. Le but est alors de massifier cette lutte en s’adressant au plus grand nombre et d’en faire un intérêt partagé par l’ensemble d’une base sociale.

Une lutte menée exclusivement au nom des « racisés » est-elle condamnée à la marginalité ?
Saliha Boussedra : Compte tenu de son existence de minorité politique et numérique, une lutte de « racisés » n’élargira en effet que difficilement sa base (le propre d’un travail proprement politique est de travailler à élargir toujours plus sa base, notamment par un travail de conviction). Or comment élargir sa base lorsqu’on revendique le fait que cette lutte ne peut être menée que par des « racisés » ? Ces luttes proposent de créer des alliances. Mais, ayant dû solidifier leur groupe en insistant sur l’identité de leurs membres en tant que cette identité s’oppose à ceux qui n’en relèvent pas (« racisés » versus « non-racisés »), elles se trouvent en difficulté pour convaincre leurs propres membres de faire des alliances. De même, comment convaincre un ouvrier des gilets jaunes « non-racisé », mais qui vit de travaux précaires, que sa couleur de peau est un privilège quand son quotidien est celui de la galère ? Est-ce qu’il y aura des groupes de « racisées » femmes aussi ? On peut se poser la question. La seule possibilité restante, c’est de fonctionner en lobby, en groupe de pression. Mais dans quel but et pour revendiquer quoi ? Une visibilité et une reconnaissance ? Les luttes identitaires tombent souvent dans le problème suivant : elles réussissent à être une force d’expression de la catégorie qu’elles veulent défendre et elles peuvent même lui apporter une reconnaissance. Mais elles peinent à obtenir des victoires concrètes. Prenons un exemple : la lutte féministe revendique l’égalité salariale. Or cette lutte se mène en partie dans le monde du travail, c’est ce qu’on appelle une lutte syndicale. La lutte féministe n’appelle jamais à investir massivement les luttes syndicales en se donnant les moyens de faire progresser ainsi les droits des femmes. Autre exemple : les luttes contre les violences policières. Il n’y a pas d’appel à la concertation avec l’ensemble des élus pour porter une proposition de loi qui oblige à reconnaître que la police ne peut pas se substituer à la justice, parce que les partis politiques sont jugés comme n’étant pas fréquentables. Mais alors comment faire progresser le droit et la loi ? Après avoir tenté d’aborder les problèmes des relations d’un parti politique avec sa base sociale, il faut aborder les problèmes liés à la lutte des classes.

« On ne peut pas gagner des combats politiques en en restant à des mots et à des querelles de mots. »

Un parti communiste doit réfléchir à la lutte des classes proprement dite. Le camp d’en face, tel que la droite par exemple, ne fera aucun cadeau : il récupérera tant et plus ces luttes, il les instrumentalisera autant qu’il le pourra. Il divisera ces luttes, il les mettra en concurrence les unes avec les autres, il fera de jolies promesses de reconnaissance et j’en passe. Si donc un parti qui a une vocation de classe et de lutte de classes n’est pas solidement assis sur ses valeurs fondamentales et qu’il se contente seulement de reprendre ces discours, il peut tranquillement dériver vers le destin du Parti démocrate aux États-Unis, qui a permis à ces luttes identitaires de se développer en se contentant de reprendre leur discours, pour les laisser progressivement se détacher de toute question sociale au point de n’être réduites qu’à leur dimension identitaire. Les luttes des femmes comme les luttes des Noirs américains sont devenues des luttes de reconnaissance à côté des luttes proprement sociales, comme si elles n’avaient rien à voir avec la lutte contre le paupérisme, les emplois précaires, le mal-logement, l’absence de moyens donnés à l’école et à la formation et j’en passe. Cela au point que des femmes de la classe ouvrière pouvaient voter pour Trump simplement parce qu’il promettait de rouvrir les usines de charbon, leur moyen de vivre autrement dit, ou que des femmes pouvaient voter pour Hilary Clinton juste parce qu’elle reconnaissait les luttes féministes ou les luttes dites « des minorités » mais sans aucune garantie pour les droits sociaux.

Mais alors, que faire ? Faut-il se fermer aux propositions et aux interrogations qui émanent de la société et refuser par principe de recourir aux termes de « race » ou de « racisé » ?
Saliha Boussedra : La lutte politique est un combat de mots mais aussi un combat pratique posant des actes. Soit un parti politique décide de ne pas interveni ni de prendre part au débat, et dans ce cas il est normal que ces discours et ces luttes se développent avec tous les problèmes que l’on a tenté de signaler. Soit il décide d’intégrer ces questions dans le cadre d’une politique générale de classe et alors il met en place une campagne politique et il mobilise toutes ses ressources. Il ne m’appartient pas ici de développer le contenu de ce que pourrait être une campagne pareille, mais voici au moins quelques pistes :
1. Les quartiers populaires connaissent des jeunes ou moins jeunes, femmes ou hommes, prêts à s’engager et cela demande de la formation politique.
2. Une campagne nationale peut s’accompagner d’une exposition sur l’histoire des colonies, sur l’histoire du mouvement ouvrier, sur l’histoire des femmes ouvrières, mais elle peut aussi s’accompagner d’un travail de tractage : du travail pour la jeunesse de nos quartiers ou un « CDI pour tous », « Stop la précarité pour les quartiers », « Stop aux violences policières, pour une police de proximité ».
3. Enfin, il existe dans les quartiers populaires des associations comme les clubs de sport, celles qui luttent pour le droit au logement, le soutien scolaire. Au sein des partis politiques, il doit y avoir des militants qui intègrent le tissu associatif qui existe dans les quartiers populaires.
4. Et pourquoi pas une manifestation nationale : « Quartiers populaires, gilets jaunes : même combat ». Cela s’appelle un travail politique au long cours. Mais on ne peut pas gagner des combats politiques en en restant à des mots et à des querelles de mots.

Saliha Boussedra est philosophe. Elle est docteure de l’université de Strasbourg.

Corinne Luxembourg est géographe. Elle est maîtresse de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette.

Entretien réalisé par Florian Gulli.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020