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par Hoël Le Moal

En 2013, l’économiste Pierre-Yves Gomez publiait un essai remarqué, Le travail invisible. Il y rappelait que depuis les années 1980 une partie du monde économique et médiatique avait réalisé la prouesse de faire quasiment disparaître le travail des débats politiques. Place à « la finance », supposée créer de la valeur à partir de rien. Le réveil est brutal, et les multiples crises récentes, des « gilets jaunes » au covid, ont permis de remettre sur le devant de la scène tous les « travailleurs invisibles », indispensables et pourtant mal payés. Révolutionner le travail suppose donc de rendre visible ce qui est trop souvent dissimulé.

« Pour les chômeurs c’est la double peine : fustigés par le patronat, et pourtant indispensables à la pression sur le “marché du travail” »

À gauche, la question du travail rassemble parfois, divise souvent. Cette querelle est aussi sémantique. Davy Castel rappelle que la controverse vient notamment de la confusion entre emploi et activité : « avoir un emploi n’implique pas systématiquement de pouvoir être actif au sens de se sentir utile » , et, de même, un retraité peut être sorti du marché de l’emploi sans se sentir inactif. L’emploi semble toujours situé à l’intérieur d’une organisation, il est encadré par des normes et des procédures, et est souvent perçu comme une contrainte. Le travail n’est donc pas réductible à l’emploi, pas plus que le salariat dont les frontières n’épousent pas celles de la totalité du monde du travail.

« Révolutionner le travail suppose de rendre visible ce qui est trop souvent dissimulé. »

Revenir sur le sens du travail suppose donc d’aborder de nombreuses questions, dont trois nous semblent majeures. D’abord ce que les communistes appellent « travail » (au premier chef la conception marxiste de ce concept, entre émancipation et aliénation) ; ensuite la position des communistes sur le chômage, l’univers des « sans-travail », et la relation entre revenus du travail et revenus de complément ; enfin comment parvenir au « plein-emploi », et si cet horizon est souhaitable.

L’activité productive au centre de la pensée communiste
Lucien Sève dans le tome IV de sa tétralogie Penser avec Marx aujourd’hui (« Le communisme ? ») ambitionne de reconstituer une « histoire critique de la visée communiste ». Or il montre à quel point l’activité productive est au centre de cette pensée dès ses origines. Si l’horizon communiste est l’émancipation du genre humain, cela passe d’abord par celle de « l’homme de la société industrielle », l’Arbeiter, le travailleur. Dans les Manuscrits de 1844, l’aliénation est présentée comme un processus où le produit du travail tout comme l’activité productive deviennent étrangers au travailleur. Si Marx approfondira et précisera sa conception de l’aliénation, il insistera aussi de plus en plus sur le rôle central de l’activité productive comme moteur de l’histoire et le rôle corrélatif du travail comme moyen d’émancipation. Pour reprendre Lucien Sève commentant Marx, « les hommes en produisant se produisent eux-mêmes ». Il s’agit donc de reconnaître la centralité du travail en tant qu’activité productrice dans le processus historique.

La prise en compte du chômage par le mouvement ouvrier
Le second de ces enjeux est la prise en compte du chômage par le mouvement ouvrier. Or cela suppose une perspective diachronique, tant le traitement des « sans-travail » et des précaires a pu évoluer. Si aujourd’hui la droite culpabilise les chômeurs, les présentant comme des fainéants ou des fraudeurs, il faut pourtant rappeler qu’un taux de chômage ou de sous-emploi élevé sert le patronat dans son rapport de force avec les travailleurs. C’est donc la double peine pour les chômeurs : fustigés par le patronat, et pourtant indispensables à la pression sur le « marché du travail ». Au XIXe siècle, la pensée libérale accorde une place importante au travail, instrument de l’enrichissement de la bourgeoisie. Mais le hors-travail est d’abord saisi sous l’angle de la charité, de l’aumône. Pour les libéraux, ce n’est pas à l’État de lutter contre la misère. C’est pour cela que dès le début du XXe siècle, la CGT s’oppose à la charité, présentée comme l’arme des bourgeois, et considérée comme opposée au projet d’émancipation par le travail (rappelons la revendication « du travail et du pain » de 1936). Mais la mise en place d’un chômage structurel élevé à partir des années 1980 conduit une partie de la gauche à soutenir l’idée que les exclus du travail relèvent de la solidarité nationale plutôt que d’un régime fondé sur les cotisations des salariés. C’est l’apparition de l’allocation spécifique de solidarité (ASS) puis du Revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988. Pourtant, travail et chômage ne s’opposent pas, puisqu’un chômeur s’est ouvert des droits à l’indemnisation par son propre travail. Contre le discours de droite sur « l’assistanat », il faut reconnecter la protection sociale au travail, et ne pas opposer les travailleurs entre eux, en sortant du discours misérabiliste, peu mobilisateur.

La question du « plein-emploi »
Enfin, le troisième enjeu amène les communistes à se confronter à l’épineuse question du « plein-emploi ». L’augmentation des salaires, la prise de pouvoir sur l’appareil productif, supposent l’emploi du plus grand nombre. Mais faut-il confier au marché néolibéral la responsabilité de dire qui est apte au travail ? Le plein-emploi n’appelle-t-il pas la sortie du « marché du travail » ? Quand la droite parle de « plein-emploi », elle fait silence sur ce que l’INSEE appelle « le halo de chômage », les millions de travailleurs en situation de sous-emploi (5,5 millions) sans compter les emplois précaires. Travailler tous suppose en tout cas pour les communistes de « travailler moins », de réduire le temps de travail, en excluant la définition néolibérale du plein-emploi, par la revendication d’une société où le travailleur alternerait périodes de formation et exercice d’un emploi, sans jamais passer par la case chômage.

« Contre le discours de droite sur “l’assistanat”, il faut reconnecter la protection sociale au travail, et ne pas opposer les travailleurs entre eux, en sortant du discours misérabiliste. »

Il ne semble pas inutile pour les communistes d’approfondir le débat sur le travail, alors que le capitalisme semble incapable d’offrir un travail qui ait du sens pour ceux qui l’occupent, dépossédés des moyens d’agir sur leurs conditions de travail, affectés dans leurs corps par la violence du « sale travail » (explosion des arrêts de travail, question croissante des burn-out…). Selon une étude de BVA Opinion, publiée en octobre 2022, (réalisée en interrogeant 1 102 jeunes de 18 à 24 ans), 85 % des sondés pensent que pour être performante, une entreprise doit veiller au bonheur de ses salariés. Question inopportune pour nous, puisqu’utilisée pour accroître la « performance ». Mais autre réponse intéressante : 40 % de ces jeunes placent le bien-être au travail comme priorité plus importante que leur rémunération. L’avenir serait-il déjà à la révolution du « travail bien fait » ?

Hoël Le Moal est membre du comité de rédaction. Il a coordonné ce dossier avec Saliha Boussedra.


Pour entrer dans le dossier...
En tant que lectrice, lecteur vous êtes bien évidemment libre d’aborder le dossier qui suit dans l’ordre qui vous agrée. En raison de son ampleur, vous pouvez néanmoins vous référer au « guide de lecture » ci-après :
Vous trouverez un entretien avec Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT. Suivent des contributions portant sur les définitions marxistes du travail (par Jean-Michel Galano et Franck Fischbach). Michel Dreyfus, Gilles Candar et Jean-Numa Ducange s’interrogent quant à eux sur l’histoire sociale et politique du travail. Les mutations contemporaines du travail sont l’objet des articles d’Alain Obadia, Barbara Gomes et Bernard Thibault. La question centrale du chômage est analysée par Marc Leleux, dans un entretien avec Benoît Collombat, par l’extrait d’un ouvrage de Valère Staraselski, et par un article de Catherine Mills. Pierre Dharréville, Évelyne Ternant, Nasser Mansouri-Guilani et Rachel Silvera questionnent un enjeu central : « travailler moins, travailler mieux ». La position du PCF à l’égard du travail est présentée par Aymeric Seassau. En outre, Aglawen Vega et Christophe Janvier sont interrogés sur leur travail au quotidien chez Renault et dans les hôpitaux. Cécile Lateule offre le regard d’une cinéaste sur le travail de création chez Marie-Hélène Lafon. Bonne lecture  !

Cause commune32 • janvier/février 2023