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Face aux obstacles rencontrés, c’est la construction d’un capital militant collectif qui offre la possibilité aux individus d’origine modeste de compenser leur faiblesse de capitaux personnels et de peser dans l’espace public.

Les classes populaires ont besoin de s’organiser pour se faire entendre. Manifester dans la rue et s’engager dans des structures collectives leur permet d’établir un rapport de force moins favorable aux classes dominantes. Ces dernières, fortes de leurs réseaux professionnels et familiaux, n’ont à l’inverse guère besoin d’organisations militantes pour défendre leurs intérêts pris en charge par l’appareil d’État. Or, paradoxalement, l’engagement n’a rien de naturel dans les milieux populaires, où il rencontre de nombreux freins. Ainsi, la participation politique et associative est plus forte dans les autres milieux sociaux, notamment parmi les classes moyennes. Le constat vaut même pour l’engagement syndical : les cadres et les professions intermédiaires sont, en proportion, davantage adhérents d’un syndicat que les ouvriers.

Une faible disponibilité biographique
L’engagement, au sens d’adhésion à une organisation et d’implication dans la défense d’une cause, est moins répandu dans les milieux populaires. Et lorsque des ouvriers ou des employés prennent part à des activités militantes, ils sont souvent relégués à des positions subalternes, chargés de tâches logistiques et bénévoles (tractage, service d’ordre, affichage…) plutôt que détenteurs de responsabilités. Ainsi, les dirigeants des organisations militantes se recrutent rarement parmi les classes populaires, même lorsque celles-ci sont présentes à « la base ».
Pour expliquer un tel rapport différencié à l’engagement, il faut d’abord souligner une moindre disponibilité biographique dans les milieux populaires. L’implication dans des activités collectives suppose une gestion d’un temps libre pour soi que les conditions de vie et de travail des classes populaires permettent rarement. Le travail pénible, irrégulier, de nuit, incertain, tout comme la recherche d’emploi et de missions d’intérim ne favorisent pas une disponibilité d’esprit pour l’engagement, notamment pour les femmes sujettes au temps partiel et à la gestion de tâches domestiques rendues encore plus difficiles par la précarité économique des ménages. L’instabilité socioprofessionnelle n’aide à pas se poser pour planifier une activité militante. Elle nourrit le retrait de l’espace public pour les fractions les plus vulnérables des classes populaires (femmes, immigrés, jeunes, chômeurs). Les mobilisations populaires reproduisent ainsi une certaine hiérarchie sociale avec une implication plus forte des catégories stabilisées, notamment lorsqu’il s’agit de s’organiser, à l’image de la sociologie dominante des « gilets jaunes » autour d’indépendants et de salariés en emploi.

Un sentiment d’illégitimité
Le principal obstacle à l’engagement des classes populaires est cependant d’ordre culturel. C’est essentiellement le sentiment d’illégitimité, le manque de confiance, qui tient les personnes aux scolarités courtes à distance des réseaux militants, perçus comme un monde étranger, nécessitant, pour y entrer, des compétences qui leur font défaut. L’exclusion politique se construit dès les bancs de l’école, au cours d’un processus de triage social qui relègue les enfants des classes populaires dans des filières professionnelles et les orientent vers des métiers tout aussi dévalorisés. L’idéologie méritocratique instille une dévalorisation de soi qui nourrit une marginalisation au profit de ceux qui, fortement dotés en capital scolaire, investissent naturellement la scène militante. Forts d’un sentiment de compétence et de supériorité sociale construit dans leur parcours familial, scolaire et professionnel, ces derniers perçoivent peu qu’ils ont en réalité, en grande partie, hérité des avantages collectifs liés à leur classe. Pour les classes populaires, il faut au contraire contrer un sentiment d’indignité culturelle pour s’estimer apte à participer au jeu militant monopolisé par les catégories les plus diplômées.

« C’est essentiellement le sentiment d’illégitimité, le manque de confiance, qui tient les personnes aux scolarités courtes à distance des réseaux militants, perçus comme un monde étranger, nécessitant, pour y entrer, des compétences qui leur font défaut. »

Depuis les années 1970, cette participation a, en outre, été fragilisée par l’éclatement social des milieux populaires, avec le déclin du groupe des ouvriers de l’industrie qui lui donnait une cohérence centrale, et l’effritement de la conscience de classe parmi les salariés. L’affaiblissement des lectures de la société en termes de classes, y compris dans les mouvements de gauche, a réduit l’attention portée à la place des militants d’origine populaire dans les organisations et aux dispositifs collectifs permettant leur formation et promotion. Or c’est la construction d’un capital militant collectif qui offre la possibilité aux individus d’origine modeste de compenser leur faiblesse de capitaux personnels et de peser dans l’espace public. Dans et par l’organisation, ils accèdent à des ressources culturelles qui leur permettent de surpasser les sentiments d’illégitimité et de lutter contre la domination des élites sociales, dans l’espace politique national autant que local.

Les matrices syndicales et locales
L’engagement populaire se construit le plus souvent en lien avec des enjeux pratiques liés aux expériences vécues au travail ou dans les localités. Ainsi, le syndicalisme a joué un rôle essentiel comme matrice à l’engagement populaire dans les décennies précédentes. Par son souci de mobiliser les ouvriers et les employés, il offre un cadre d’apprentissage de la lutte et du travail militant où peuvent se forger un intérêt et des compétences pour le jeu politique. Or le syndicalisme de combat social est fragilisé par la conjoncture économique et surtout par les stratégies patronales et gouvernementales d’affaiblissement des contre-pouvoirs dans les entreprises. De plus en plus de travailleurs exercent dans des environnements et selon des statuts qui les tiennent à distance des syndicats et des formes d’action classique comme les grèves.

« L’idéologie méritocratique instille une dévalorisation de soi qui nourrit une marginalisation au profit de ceux qui, fortement dotés en capital scolaire, investissent naturellement la scène militante. »

Dans ce contexte, en parallèle de l’organisation sur le lieu de travail, le déploiement d’actions dans l’espace local, notamment dans les zones périurbaines et les petites villes, peut mobiliser des personnes qui, comme l’a montré la protestation des gilets jaunes, sont loin d’être forcément résignées et individualistes. À ce niveau, l’implication dans les luttes municipales et l’accession au pouvoir local constituent un autre ressort à l’engagement populaire. Mais, là aussi, les obstacles à surmonter sont conséquents pour éviter la relégation à des fonctions subalternes et à des rôles de faire-valoir dans les conseils municipaux.
Ceci d’autant plus que le développement de l’intercommunalité et la professionnalisation de la gestion locale tendent à déposséder les habitants et à réduire les questions politiques à des enjeux techniques. En outre, si les démarches de démocratie participative présentent un intérêt pour les élus, elles se contentent, le plus souvent, de recueillir des paroles et de les restituer sous une forme consensuelle. Elles n’offrent pas de véritable support à l’engagement des classes populaires. Ce n’est d’ailleurs pas leur objectif. Les effets socialisateurs sont plus durables au sein des structures associatives et militantes. n

Julian Mischi est sociologue. Il est directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019