Le statut général de la fonction publique sert à garantir la poursuite de l’intérêt général et à protéger les fonctionnaires contre les influences politiques et la corruption. C’est parce qu’ils servent l’intérêt général, que le droit de grève, qui est un outil de défense des intérêts particuliers, n’est pas une évidence pour les fonctionnaires.
Les raisons d’un encadrement spécifique du droit de grève dans la fonction publique
L'histoire de la fonction publique française est longue. Sous l'Ancien régime, seules les personnes exerçant une fonction d'autorité sont considérées comme des fonctionnaires. Ceux qui exercent une mission d'exécution ne le sont pas. Ce n'est qu’après la Révolution qu’on peut admettre qu'il y a des agents publics fonctionnaires indépendamment des fonctions qu'ils exercent. Le droit de la fonction publique napoléonienne sera ensuite grandement inspiré de celui de l'armée. Le régime juridique de la fonction publique civile puise incontestablement dans celui de la fonction militaire.
« Au-delà des conditions restrictives de l'exercice du droit de grève dans la fonction publique, on ne peut que tristement constater que ce droit est attaqué de toute part. »
Alors que le délit de coalition est aboli en 1864, et que la liberté syndicale est proclamée en 1884, les fonctionnaires continuent de se voir interdire le droit de grève comme le droit syndical, et ce, jusqu'en 1946, date de l'entrée en vigueur du premier statut démocratique des fonctionnaires. La loi Le Pors du 13 juillet 1983 reprendra d’ailleurs l'alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946 qui proclame que le droit de grève « s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».
Dans l'arrêt Winkell de 1909, le Conseil d'État affirmait que « la grève, si elle est un fait pouvant se produire légalement au cours de l'exécution d'un contrat de travail réglé par les dispositions du droit privé, est, au contraire, lorsqu'elle résulte d'un refus de service concerté entre des fonctionnaires, un acte illicite ». C'est d'ailleurs parce qu'on ne voulait pas reconnaître l'exercice du droit de grève aux fonctionnaires qu'on ne leur accordait pas non plus la liberté syndicale ; les « fonctionnaires militaires » n'ont pas le droit de grève, les « fonctionnaires civils » non plus.
Cette longue histoire résumée ici en quelques lignes, explique en partie que la notion française de fonctionnaire est différente de ce qu'elle peut être dans d'autres pays, et par conséquent qu'il est illusoire de comparer des situations qui n'ont rien en commun.
En Amérique du Nord, les fonctionnaires sont des contractuels soumis au droit commun et liés « au politique ». En Allemagne, pays dans lequel les fonctionnaires n'ont pas le droit de grève, c’est l'article 33 de la loi fondamentale qui ne soumet au droit de la fonction publique que ce qui « doit être réglementé et développé en tenant compte des principes traditionnels du fonctionnariat ». La spécificité consiste à ne réserver aux fonctionnaires que l’exercice de « prérogatives régaliennes ». Les autres missions sont occupées par des employés ou des ouvriers soumis au droit commun.
« La règle dite du “trentième indivisible”, couplée à celle dite du « service fait » porte une atteinte incontestable au droit de grève »
En France, un fonctionnaire n’exerce pas nécessairement une mission régalienne, il serait donc invraisemblable de priver le droit de grève tous les agents de la fonction publique ! Cependant la plupart des fonctionnaires qui exercent des fonctions régaliennes ne l’ont pas. C’est le cas des policiers, des militaires, des magistrats, des fonctionnaires des services extérieurs de l'administration pénitentiaire, des personnels du service des transmissions du ministère de l’Intérieur ou encore des ingénieurs des études et de l’exploitation de l’aviation civile.
Alors même si, en France depuis 1946, les agents publics ont le droit de grève, il n'en reste pas moins que le principe de continuité des services publics invoqué par le Conseil d'État dans l’arrêt Winkell, puis reconnu à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, limite depuis toujours l'exercice de ce droit pour les agents publics. En outre et depuis 1946, le législateur ne s'est pas privé d'intervenir pour limiter l'exercice de ce droit par des moyens détournés.
Les conditions particulières d'exercice du droit de grève dans la fonction publique
Depuis l'arrêt Dehaene de 1950, le Conseil d’État affirme que « la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public ».
« Depuis 1946 le législateur ne s'est pas privé d'intervenir pour limiter l'exercice de ce droit par des moyens détournés.
La réglementation à laquelle fait référence le Conseil d'État n’est intervenue qu’en 1963. Les restrictions prévues sont alors de deux ordres : un préavis de cinq jours calendaires doit être déposé par un syndicat représentatif et les grèves dites « tournantes » sont interdites. Outre l'interprétation plus ou moins restrictive de la part des juges de ces dispositions, ce sont surtout les conséquences de leur non-respect qui limitent l'exercice du droit de grève. En effet, l'inobservation de ces dispositions entraîne un risque : une sanction disciplinaire qui peut aller jusqu'à la révocation.
Mais ce n'est pas tout, des lois spéciales peuvent permettre la mise en place d'un service minimum dans la fonction publique. Cependant, il n'est pas nécessaire juridiquement parlant, de viser une loi spécifique pour mettre en place un tel service minimum. Le Conseil d'État continue de permettre à l'autorité hiérarchique de limiter, voire d'interdire de façon temporaire, l'exercice du droit de grève aux agents publics.
Le chef de service peut ainsi édicter une réglementation de droit de grève. Et, de toute façon, l’État a le pouvoir de réquisitionner tout gréviste – qu’il soit agent public ou salarié de droit privé – « en cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police ».
L'exercice du droit de grève est aussi largement mis en cause par des moyens détournés, ou plus précisément par l'application des dispositifs législatifs et réglementaires relatifs aux conséquences de la grève.
Une loi de finances rectificative du 29 juillet 1961 énonce que les traitements alloués aux personnels de l’État et des établissements publics de l’État à caractère administratif « se liquident par mois et sont payables à terme échu », c’est la règle du « service fait », et que « chaque mois, quel que soit le nombre de jours dont il se compose, compte pour trente jours. Le douzième de l’allocation annuelle se divise, en conséquence, par trentième ; chaque trentième est indivisible ». C’est pourquoi lorsqu’un fonctionnaire fait grève, on lui retire donc un trentième de son traitement, peu importe la durée de sa participation à la grève.
En 1982, la loi du 19 octobre y met fin en y substituant un « forfait atténué » : d’une à cinquante-neuf minutes de grève, les agents ou les salariés ont une retenue d'une heure de salaire, d’une heure à une demi-journée, il y a une demi-journée de retenue et au-delà, une journée, donc un trentième. Mais en 1987, l’amendement Lamassoure revient à la règle du trentième indivisible pour tout le monde. Le Conseil constitutionnel, saisi du texte, prend alors une position surprenante en ce qu'il considère que la règle du trentième indivisible n'est constitutionnelle que pour les seuls personnels de l'État et de ses établissements publics administratifs.
Cette règle dite du « trentième indivisible », couplée à celle dite du « service fait » porte une atteinte incontestable au droit de grève. C’est d’ailleurs ce qu’a conclu le Comité européen des droits sociaux en affirmant que la règle du trentième indivisible entraîne une retenue disproportionnée sur le salaire des grévistes et revêt un caractère punitif qui n’est pas compatible avec l’exercice du droit de grève, en violation de la Charte sociale européenne.
Au-delà des conditions restrictives de l'exercice du droit de grève dans la fonction publique, on ne peut que tristement constater que ce droit est attaqué de toutes parts ; la proposition de loi UDI tendant à interdire la grève dans les transports et à permettre la réquisition des personnels des raffineries, notamment, le démontre.
Florence Debord est juriste. Elle est professeure de droit privé de l’université Lumière Lyon 2.