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Par Thalia Denape

La crise va « profondément changer nos économies », déclarait Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, le 4 juillet 2020, durant les rencontres économiques d’Aix-en-Provence. Force est de constater, cinq mois après le premier confinement et en pleine deuxième vague de l’épidémie, que l’on observe moins un changement profond de notre économie que l’accélération d’un processus de sauvetage du capital, avec l’aide complice de l’État, face aux crises engendrées par le système capitaliste lui-même.

Une crise du système capitaliste déjà bien amorcée
La covid-19 n’est pas l’origine de la crise que nous vivons. En vérité, elle n’a joué qu’un rôle de révélateur d’une crise structurelle du capitalisme amorcée depuis plusieurs décennies. À partir des années 1980, la mondialisation financière a ouvert la course à la concurrence au niveau international. Face à celle-ci, certains pays qui concentrent les industries productives sont les grands gagnants, tandis que d’autres, parce qu’ils ne sont pas assez compétitifs, deviennent de plus en plus dépendants du reste du monde. Ainsi, la France a perdu de nombreuses industries et est devenue dépendante de l’Allemagne, en particulier en matière de production de matériel médical et de la Chine pour la production de masques ; d’après l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), l’Allemagne est le premier fournisseur de la France en matériel médical, ce qui représente 25 % des importations françaises de ces produits. La course à la rentabilité financière comme boussole de l’économie a également participé au détricotage des services publics de la santé, de l’éducation, des transports, etc. Ces derniers ne sont pas la priorité du système économique actuel, c’est une évidence, mais ils constituent même, du point de vue du capital, un manque à gagner, une occasion manquée de faire du profit. En effet, ces dernières années, l’État au service du capital n’a eu de cesse de progressivement faire entrer les logiques marchandes dans les services publics et la Sécurité sociale pour servir les intérêts des actionnaires. Suppression de lits dans les hôpitaux, de classes de la primaire au lycée, de lignes de train, sélection à l’université plutôt que construction de nouvelles structures, sont dénoncées depuis des années par les syndicats. Ces économies entraînent une surcharge des hôpitaux, des salles de classe et des amphithéâtres, des trains, en particulier les métros et les trains des métropoles : le cocktail pour une propagation rapide de l’épidémie sans véritable moyen pour la stopper est tout trouvé.

« Le chômage, cette “armée industrielle de réserve”, comme le nommait Karl Marx, sert aux capitalistes de variable d’ajustement. »

Nous avons alors dû nous engager dans un confinement durable qui a ralenti l’activité économique. Au deuxième trimestre de l’année 2020, l’INSEE indique une baisse de 13,7 % du PIB par rapport au trimestre précédent, ce qui constitue un des plus gros chocs économiques qu’a connus le système capitaliste. Quelles sont les conséquences de ce choc ? La reprise économique – qui n’est pas aussi garantie que nos dirigeants cherchent à le démontrer – est une relance sous la domination du capital.

Une reprise économique morose
Le recours massif au chômage partiel non rémunéré à 100 % et non compensé par les entreprises – surtout pendant le premier confinement, et un peu moins pendant le second – a entraîné une baisse importante des revenus des ménages : les revenus d’activité ont chuté de 4,9 % en 2020 (INSEE, note de conjoncture). Si cette baisse des revenus d’activité est amortie par une hausse importante des prestations sociales par rapport à 2019 (+ 6,5 contre + 3,1 en 2019), il ne s’agit là que d’aides ponctuelles qui ne permettent pas d’envisager sereinement l’avenir. Tous ces éléments, combinés à une confiance des ménages en baisse, font que la demande (habituellement fortement tirée par la consommation, en France) risque d’être insuffisante : après une reprise au troisième trimestre (+ 13,7 % pour la consommation et + 5,3 % pour l’investissement) en septembre, la consommation a chuté de 5,1 % par rapport à août. De plus, les carnets de commandes des entreprises provenant de l’étranger n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant la crise : le déficit commercial français (dû au fait que nous importons plus que nous exportons), déjà important avant l’arrivée du virus, se détériore encore : en juillet, le déficit commercial s’élevait à plus de 7 milliards d’euros.

 

Crise de la covid-19 et conséquences

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Une accentuation de la domination du capital
Les réponses à la crise envisagées par le gouvernement sont des réponses de soutien au capital, quitte à faire payer la crise aux salariés. L’ampleur des suppressions d’emplois, malgré le déferlement des aides publiques, en est un premier indicateur. D’après la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), le chômage en catégorie A de Pôle emploi a bondi de 9,5 % entre le 3e trimestre 2019 et le 3e trimestre 2020. La DARES répertorie 65 777 PSE (« plan de sauvegarde de l’emploi » dans la novlangue du patronat pour parler de licenciement) du 1er mars au 8 novembre 2020 contre 25 909 en 2019 sur la même période. Ainsi sont particulièrement visés les secteurs du commerce et de la réparation automobile (20 %), de la construction (16 %), de l’industrie manufacturière (16 %), de l’hébergement et de la restauration (12 %). Beaucoup d’entreprises qui prévoient des licenciements ont touché des aides massives de l’État sans condition de maintien des emplois, si bien que ces aides permettent principalement de dé­dom­mager les actionnaires de la baisse des profits. « Renault bénéficie d’une aide de 5 milliards sous forme d’emprunts garantis et annonce la suppression de 15 000 emplois dont 4 600 en France. Valéo qui a profité du chômage partiel entend supprimer 2 000 emplois. [...] Sanofi supprime 1 700 emplois dont 1 000 en France, Sodexo 2 000, Nokia 1 233, Bridgestone 400, Elior restauration 1 888, Alinéa 1000, La Halle 2 466, Smart 1 600 (2,7 Mds€ de bénéfices en 2019), Demler 1 000, Conforama 1 900, Axa, Michelin… » (Lettre du RAPSES, n° 164, 18 novembre 2020).
Parallèlement, les TPE (très petites entreprises) et PME (petites et moyennes entreprises) se sont souvent heurtées à des refus de financement des banques malgré les aides publiques qui leur sont versées, et elles sont aujourd’hui au bord de la faillite. Or la faillite des entreprises les plus fragiles conduit en temps de crise à une dévalorisation du capital, qui permet au système économique de repartir sur un nouveau cycle d’accumulation des profits. Cela a alors pour conséquence une augmentation de la concentration du capital : les plus grosses entreprises deviennent encore plus grosses, comme elles sont débarrassées d’une concurrence encombrante, et concentrent les capacités de produire. Les petits commerces et les petites industries, déjà fortement concurrencés par les grandes enseignes, vont se raréfier encore davantage. Ce phénomène est inhérent au système capitalisme, ainsi que Lénine le décrivait déjà dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme en 1917.

« Les exonérations des cotisations sociales vont encore plus fragiliser la Sécurité sociale, qui connaît actuellement un déficit de 49 milliards d’euros, en raison des pertes de cotisations induites par le chômage massif pendant le confinement, auxquelles s’ajoute l’augmentation des dépenses de santé. »

Le chômage, cette « armée industrielle de réserve », comme le nommait Karl Marx, qui sert aux capitalistes de variable d’ajustement, en particulier en visant les contrats les plus précaires (CDD et intérim), sans toucher au profit des actionnaires, crée les conditions d’une contraction de la reprise économique et de la capacité à dégager le profit futur, étant donné que le nombre important de chômeurs pèse sur la demande : c’est là une contradiction classique du système capitaliste. Ce chômage doit d’ailleurs être analysé à l’échelle internationale : les appels à la relocalisation des entreprises, qui semble à première vue être une mesure salutaire contre la dépendance industrielle de la France, vont exacerber la concurrence entre les pays et simplement déplacer le problème du chômage dans une autre partie du monde.
L’incertitude sur la reprise économique va permettre aux capitalistes de justifier l’accélération de la création d’emplois précaires, qui était déjà la norme de la création d’emplois avant la crise : 84 % des embauches se faisaient en CDD, dont 67 % étaient des contrats inférieurs à moins d’un mois. Loin des aspirations de sécurité de l’emploi, on risque de voir cette précarisation s’accélérer, dans le privé comme dans le public, où était déjà prévu, dans les calendriers ministériels, le démantèlement progressif de la fonction publique. En faisant planer la menace de plans sociaux, l’ambiance de crise permettra aussi d’imposer des baisses de salaire ou une augmentation de tâches de travail et du temps de travail à salaire constant facilitée par les ordonnances Macron de septembre 2017 qui autorisent désormais à déroger au code du travail. Il est à prévoir que l’incitation à l’embauche que prévoient les politiques de l’emploi sera aussi l’occasion de cadeaux aux entreprises pour assurer le maintien de leurs profits : les exonérations des cotisations sociales vont encore plus fragiliser la Sécurité sociale, qui connaît actuellement un déficit de 49 milliards d’euros, en raison des pertes de cotisations induites par le chômage massif pendant le confinement, auxquelles s’ajoute l’augmentation des dépenses de santé.
L’État s’endette ainsi pour soutenir le capital : la dette publique s’établit aujourd’hui à 120 % du PIB (contre 98 % avant crise). Le président promet de ne pas augmenter les impôts mais il entend bien faire payer la dette : pour servir les intérêts des marchés financiers, principaux détenteurs de la dette de l’État, on peut s’attendre à une baisse des dépenses dans les services publics, alors même qu’on aurait besoin d’une augmentation pour créer des emplois, des infrastructures et de la formation pour faire face à la pandémie. Nos droits risquent également d’être menacés : l’augmentation de l’âge de départ à la retraite déjà votée par le Sénat, ainsi que les urgences médicales payantes ne sont qu’un exemple de ce qui nous attend.
Pour soutenir l’économie, la Banque centrale européenne et les banques nationales des États membres de la zone euro ont créé 4 000 milliards d’euros : c’est plus que les 3 000 milliards créés en douze ans depuis la crise de 2008-2009 ! Or cet argent ne soutient pas l’économie réelle que sont les services publics, mais alimente les activités spéculatives sur les marchés financiers, formant des bulles prêtes à éclater : le risque d’un krach boursier qui se cumulerait à la crise sanitaire et économique n’est pas à écarter.

« Les réponses à la crise envisagées par le gouvernement sont des réponses de soutien au capital, quitte à faire payer la crise aux salariés. »

Pour un véritable changement de système
La pandémie de la covid-19 et les confinements ont été un brutal rappel de l’inefficacité de la mondialisation financière capitaliste à éviter les crises et à répondre à des situations d’urgence qui nécessitent de prioriser la santé de la population et de sécuriser les emplois et les revenus. Ils ont rappelé la nécessité d’une alternative et pourraient être le point de départ d’une rupture radicale mais réaliste avec le capitalisme. Il faut en premier lieu inventer une autre mondialisation : une mondialisation fondée sur la coopération entre les peuples plutôt que la concurrence au service d’un petit nombre. Ensuite, il faut porter le projet alternatif défini par le 38e congrès du PCF : la sécurité d’emploi et de formation et la lutte contre la domination du capital. Ce projet regroupe deux dimensions qui forment un tout cohérent : mettre fin au chômage et être un levier pour agir sur les entreprises, planifier une production sociale et écologique.

« Mettre fin aux taux de profit comme boussole de l’économie. »

Tout d’abord, mettre fin au chômage : chacune et chacun serait soit en emploi, soit en formation débouchant sur un emploi, meilleur que le précédent, c’est-à-dire mieux rémunéré, avec une continuité du contrat de travail et donc une sécurisation du revenu, une liberté de choix tout au long de la vie, assorties d’une réduction du temps de travail, pour donner plus de temps à la vie familiale, associative, politique. La formation serait financée notamment par la création d’une nouvelle cotisation. Elle doit être un enjeu majeur de la révolution économique, sociale et écologique à laquelle nous aspirons : former des soignants, des enseignants, des ingénieurs, etc., est une priorité pour rendre le système économique efficace. Car, au-delà des crises qu’il engendre, le système capitaliste est inefficace et organise un profond gâchis des ressources naturelles et humaines.
Ensuite, mettre fin aux taux de profit comme boussole de l’économie : il s’agit d’imposer une gestion de la production claire et démocratique où l’émancipation individuelle et collective prend toute sa place : les services publics, le bien-être de la population et de la planète deviennent la priorité, plutôt que de laisser le chaos des marchés financiers décider. Pour cela, il faut créer des institutions à qui nous donnerions le pouvoir d’agir contre la domination du capital. Ces « conférences pour l’emploi, la formation et la transformation écologique des productions » permettraient à ses membres (travailleurs, associations, élus, syndicats, représentants des nouveaux services publics de l’emploi et de la formation, aux niveaux local, régional et national) de prendre des décisions sur les investissements, sur la création de formations et d’emplois, sur les décisions de recherche et surtout sur l’utilisation de l’argent. Par la maîtrise démocratique des crédits, ces institutions auraient le pouvoir de pénaliser les entreprises qui ne respectent pas les objectifs réalistes fixés : nous pourrions imaginer une augmentation des taux d’intérêt, voire une suppression du crédit pour les entreprises qui suppriment inutilement des emplois ou ne respectent pas les normes environnementales ou, au contraire, une baisse des taux pour encourager les entreprises vertueuses.

« La faillite des entreprises les plus fragiles conduit en temps de crise à une dévalorisation du capital, qui permet au système économique de repartir sur un nouveau cycle d’accumulation des profits. »

La crise actuelle nous oblige, nous communistes, à porter fièrement et offensivement un projet de transformation révolutionnaire, capable de donner l’espoir de jours meilleurs à tous les travailleurs qui n’envisagent aujourd’hui qu’un avenir sombre. Le PCF a ainsi la responsabilité d’inciter les travailleurs à se saisir de ce projet, de les amener avec celui-ci à la conquête de l’État, mais aussi et surtout des entreprises : « Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner », comme dirait Karl Marx.

Thalia Denape est enseignante en sciences économiques et sociales. Elle est membre de la commission économique du PCF.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021