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Une analyse du paysage social et politique du bassin minier permet de nuancer les différentes percées du Rassemblement national à l’élection présidentielle et dans les élections locales.
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La chimère de la droitisation des classes populaires
Cela fait maintenant plusieurs années que l’on parle régulièrement d’une supposée « droitisation » des classes populaires. Ces classes populaires auraient largement délaissé la gauche pour se tourner vers l’extrême droite, cette droitisation se confondant ainsi souvent avec une « extrême droitisation ». Malgré son succès, cette théorie se confronte pourtant à plusieurs écueils à la fois historiques – il a toujours existé des classes populaires qui votent à droite – et aussi sociologiques – les classes populaires n’étant pas un tout homogène, plusieurs fractions de celles-ci continuent de voter à gauche. Enfin, les récentes analyses électorales montrent que le vote frontiste se nourrit plus majoritairement d’anciens électeurs de droite que de gauche. Cette théorie vise donc à uniformiser un phénomène complexe dont les mécanismes diffèrent selon le territoire, l’offre politique, l’élection et le profil des habitantes et habitants.

« Le RN semble séduire particulièrement des jeunes ou des populations nouvellement installées dans le territoire. »

Cependant, à la vue des résultats électoraux de ces dernières années, il semble indéniable qu’une partie de ces classes populaires vote maintenant régulièrement pour le parti de Marine Le Pen. En ce sens, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais s’avère un terrain pertinent pour mieux comprendre ces processus. Ce territoire fortement populaire de 1 200 km² et de 1,2 million d’habitants, dirigé sans partage par la gauche pendant plus d’un siècle, fait maintenant face à des percées régulières du Rassemblement national. Alors comment analyser ces percées ? Ce territoire serait-il devenu un nouveau bastion de l’extrême droite ? Nous analyserons dans un premier temps le paysage social et politique du bassin minier, ce qui nous permettra de nuancer les différentes percées du RN. Puis nous essayerons de comprendre ce qui peut motiver les votes RN et les formes de résistance qui y existent.

un paysage politique et social contrasté.
Un territoire populaire historiquement à gauche

Comme avancé précédemment, le bassin minier est un territoire qui concentre un grand nombre de difficultés sociales. Le taux de chômage y est de 19,7 %, dix points au-dessus de la moyenne nationale et le taux de pauvreté de 23,1 %, soit huit points au-dessus de la moyenne. Le niveau de formation est lui relativement bas. On observe une surreprésentation des non-diplômés, 20 à 30% dans le bassin minier contre 18% en France. Enfin, la proportion d’ouvriers est dix points plus élevée ici que dans le reste de la France.
Ces difficultés sont en partie liées à la fermeture des mines dans les années 1990 puis à la délocalisation de plusieurs industries. Ces différentes évolutions sociales et économiques ont affaibli la gauche qui était jusqu’alors très fortement insérée dans ces mondes du travail. Le PCF et la CGT étaient quasiment hégémoniques dans le monde de la mine, alors que le PS était plus présent dans les syndicats d’enseignants ou les amicales laïques.

Des percées frontistes à relativiser
Dès 2012, Marine Le Pen commence à faire de très bons scores dans le Nord (22 %) et dans le Pas-de-Calais (25,5 %). Ces scores ont continué de grimper en 2017. Dans le Nord, elle arrive devant Mélenchon avec 28,22 %, comme dans le Pas-de-Calais avec 35 % des suffrages exprimés. Ces résultats se font encore plus forts dans les communes du bassin minier. Dans son fief de Hénin-Beaumont, elle fait 46,5 % au premier tour, devant Mélenchon – 19,07 % – devançant lui-même Macron et ses 14 %. Ces résultats ­donnent à voir l’une des spécificités du paysage politique du bassin minier qui est la très faible­ présence de la droite traditionnelle. À la présidentielle, les candidats LR obtiennent des scores deux fois plus faibles que dans le reste du pays. On observe donc une polarisation des électeurs populaires du bassin minier entre l’extrême droite et la gauche, bien plus qu’une droitisation uniforme.

« Au-delà de l’élection présidentielle, le RN ne parvient pas à transformer l’essai à l’échelon local. Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais n’est pas forcément voué à devenir l’un des bastions du Rassemblement national. »

Mais, au-delà de l’élection présidentielle, le RN ne parvient pas à transformer l’essai à l’échelon local. Ainsi, sur les 251 mairies, 37 ont un maire PCF, 39 un maire PS et 41 un maire affiché comme divers gauche. Cela fait une mairie sur deux qui est dirigée par une ou un maire de gauche. Si l’on regroupe les différentes mairies en grandes familles politiques et en retirant les maires affichés « sans étiquette », on observe que 75% des communes du bassin minier ont élu un maire de gauche. Cela démontre des difficultés du RN à s’implanter localement dans ce territoire. À Avion, alors que Marine Le Pen est créditée de 39% au premier tour de la présidentielle de 2022, le RN n’a pas réussi à présenter de liste lors des dernières municipales.

« 75% des communes du bassin minier ont élu un maire de gauche. »

Enfin, l’abstention est un autre facteur permettant de nuancer les résultats du RN. Elle est toujours plus élevée dans le bassin minier que dans le reste de la France.

Analyse des votes RN et de ses résistances
Analyses sociologiques du vote FN
La question des ressorts sociologiques du vote FN est relativement bien abordée par les sciences sociales. Nous retiendrons ici deux analyses qui peuvent se vérifier dans le cas du bassin minier. Les travaux fondateurs du Britannique Richard Hoggart sur les classes populaires (La Culture du pauvre, 1970) ont mis assez tôt l’accent sur le lien entre représentations du monde social et rapport à la politique. Il y développe une vision populaire du monde social clivée entre un « eux » et un « nous ». Cette vision, s’organisant autour d’interactions dans la famille, au travail ou avec des proches, tendait vers une politisation à gauche de ces classes populaires. Cependant, Olivier Schwartz et Paul Pasquali (« La Culture du pauvre : un classique revisité », Politix, 2016) ont noté une érosion de cette (di)vision du monde social au profit d’une conscience sociale devenue plus « ternaire » que « binaire ». Elle serait caractérisée par l’apparition d’un « ils » incarné par les fractions les plus précarisées des classes populaires. Cette nouvelle division pourrait favoriser un vote pour l’extrême droite qui cristalliserait la critique des « élites » et de « l’assistanat ».

« À Lens, il semble que les électeurs et électrices historiques de la gauche soient restés en grande partie fidèles à leurs orientations politiques ou qu’ils se soient réfugiés dans l’abstention plutôt que vers le RN. »

L’autre élément qui se vérifie plutôt bien à Lens est le succès du vote frontiste chez les populations les moins insérées localement. Ainsi, si on regarde en détail les résultats par bureau de vote et selon les données sociodémographiques fournies par l’INSEE, on observe certaines différences entre l’électorat du RN et celui de gauche. L’élément marquant est le « faible » score de Marine Le Pen dans les bureaux de vote où se concentrent les ouvrières et ouvriers ou les retraités et retraitées peu diplômés vivant à Lens depuis plus de dix ans. C’est au contraire la gauche qui fait souvent ses meilleurs scores dans ces bureaux. Le RN réalise quant à lui ses meilleurs scores dans les bureaux de vote où se concentrent les populations les plus récemment installées à Lens. Il semble ainsi que les électeurs et électrices historiques de la gauche soient restés en grande partie fidèles à leurs orientations politiques ou qu’ils se soient réfugiés dans l’abstention plutôt que vers le RN. Quant au RN, il semble séduire particulièrement des jeunes ou des populations nouvellement installées dans le territoire.

Exemples de victoires pour la gauche
Pour conclure, revenons sur deux victoires électorales de la gauche sur le RN. D’abord, la réélection du maire socialiste sortant à Lens lors des municipales de 2020, sur une liste d’union avec le PCF. Celui-ci a été élu dès le premier tour à 56% contre le candidat RN qui ne récolte que 23% des suffrages. Malgré le contexte spécifique lié à la covid, cette élection illustre bien les difficultés pour le RN à s’implanter localement. Le parti d’extrême droite a présenté un candidat né à Marseille et formé à Paris, alors que le candidat de la gauche est né et a grandi à Lens. Situation similaire lors des législatives de 2022 avec l’élection de Jean-Marc Tellier comme député de la troisième circonscription du Pas-de-Calais, celle de Lens. Originaire du bassin minier, le candidat du PCF, élu sous l’étiquette de la NUPES, a battu le candidat du RN, de même que lors des municipales, au deuxième tour. L’écart de voix y était cependant beaucoup moins grand, la victoire s’étant jouée à soixante-dix voix près.
Ces deux campagnes victorieuses ont en point commun d’avoir mis l’accent sur le local. Cela s’est incarné à plusieurs niveaux. Les deux candidats de la gauche avaient implanté leur local de campagne au cœur du centre-ville et ils étaient ouverts tous les jours. Au contraire, le RN n’en avait pas pour les législatives et celui des municipales n’était pas accessible au public. Quant aux tracts, ceux de la gauche ont mis l’accent sur des figures locales aux dépens de personnalités nationales. Jean-Marc Tellier avait par exemple mis en avant les douze maires de la circonscription qui le soutenaient et la figure de Jean-Luc Mélenchon était quant à elle absente. Le RN a fait le choix inverse en nationalisant au maximum ces élections, Marine Le Pen était présente sur chacun des tracts. La différence de résultats entre ces deux élections et les bons résultats du RN à la présidentielle démontrent l’importance de l’ancrage territorial pour les élections locales ainsi que la volatilité d’une partie de l’électorat frontiste.
Nous pouvons tirer plusieurs leçons de l’étude du bassin minier. Tout d’abord, le fait que l’ensemble des classes populaires ne se sont pas tournées vers le RN. Une partie d’entre elles, les plus insérées dans leur région entre autres, continuent de se tourner vers la gauche. Nous avons aussi vu qu’une partie de l’électorat du RN ne se mobilise pas pour le parti d’extrême droite à chacune des élections. De plus, avec les récentes victoires de la gauche au niveau local, on peut voir que les percées de l’extrême droite ne sont pas irrémédiables et que le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais n’est pas forcément voué à devenir l’un de leurs bastions.

Pierre Wadlow est sociologue. Il est doctorant en sociologie à l’université de Lille.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022

CC#31 dans le dossier : Droites extrêmes : un article de XXXX