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Un populisme conséquent devrait être en mesure non pas forcément de définir mais au moins de circonscrire cette réalité politique qu’est le peuple. Si les populismes théoriques et politiques du XIXe siècle insistaient sur sa dimension essentiellement « rurale », Jean-Luc Mélenchon considère qu’il s’incarne aujourd’hui dans la « multitude urbanisée » : au détriment d’une analyse précise des mouvements progressistes mondiaux et du peuple de France ?

Le comble pour un populiste serait de ne pas connaître le peuple, celui-là même qu’il place au cœur de sa pensée et de son projet politiques. Le problème de l’identification du peuple ne se posait pas vraiment pour les « populistes » du XIXe siècle. Si l’on souscrit aux propos de Christopher Lasch, selon lequel « le populisme prend ses racines dans la défense de la petite propriété, qui au XVIIIe et au début du XIXe siècle était généralement considérée comme la base nécessaire de la vertu civique » (La Révolte des élites, Flammarion, 2007), il n’est en rien étonnant de lire sous la plume de Michelet dans Le Peuple (1846) que « nos petits propriétaires ruraux, qu’on les appelle ou non bourgeois, sont le peuple ou le cœur du peuple ». Bref, le peuple est d’abord rural ; en France la population urbai­ne, à la veille du printemps des peuples, ne représentait qu’un cinquième de la nation.

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« Si le mot “peuple” a une grande puissance mobilisatrice, l’action politique gagnerait à s’appuyer le plus possible sur une analyse détaillée de sa réalité et de sa diversité. »

Mais le monde a changé ; le populisme agraire américain du People’s Party et les narodniki russes sillonnant les campagnes semblent appartenir à une époque révolue. Les mutations socio-économiques conduisent donc le populiste du XXIe siècle à revoir sa conception du peuple. Dans son livre L’ère du peuple (Fayard, 2014), Jean-Luc Mélenchon s’y essaie et il définit le « peuple » en ces termes : « Le peuple, c’est la multitude urbanisée prenant conscience d’elle-même à travers les revendications communes enracinées dans les soucis quotidiens de l’existence concrète. » Le peuple des populistes du XXIe siècle serait « la multitude urbanisée ». Dans un texte écrit après les printemps arabes, après Occupy Wall Street, après le 15-M (mouvement des Indignés) espagnol, bref, après ce mouvement international d’occupation de places publiques au cœur des métropoles d’une partie du monde, la remarque ne manque pas de pertinence mais elle interpelle tous ceux qui ne sont pas convaincus que la transformation sociale sera l’œuvre des populations urbaines « cons­cientes » ou même qu’elles en seront à l’initiative. On a parlé des printemps arabes comme s’il agissait de révolutions 2.0 et l’on se souvient des sit-in sur les places des capitales. Mais les premières contestations surviennent dans la région agricole de Sidi Bouzid où Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de légumes, s’est immolé en dé­cem­bre 2010 devant le siège du gouvernorat. Tout autant, le mouvement du 15-M ne s’est pas cantonné à la Puerta del Sol à Madrid ; des assemblées ont fleuri dans toute l’Espagne et l’on pouvait retrouver des Indignados sur les marchés des petites villes en train d’expliquer à leurs concitoyens comment éviter de se faire expulser de chez soi. Rappelons aussi que les soutiens les plus puissants de la révolution bolivarienne au Venezuela sont dans les campagnes : les communes rurales sont des soutiens de poids face à « l’oligarchie » concentrée dans les grands centres urbains. Mais peut-être que Jean-Luc Mélenchon pense surtout à la France. On peut toutefois considérer que sa définition « urbaine » du peuple ne cadre pas tout à fait avec l’expérience française. Peut-on identifier le peuple aux Nuits debout par exemple ? François Ruffin, journaliste à Fakir et député France insoumise, affirme dans un entretien à Télérama en 2016 : « Il est frappant de constater que les gens qui occupent la place de la République et d’autres places dans de grandes villes en France ne représentent pas grand monde. Ils appartiennent grosso modo à la même classe que moi, cela dit sans aucun mépris ni jugement : la petite bourgeoisie intellectuelle, à précarité variable. Il ne faut surtout pas en rester là. Le mouvement doit dépasser les seuls centres urbains et essaimer à la périphérie, dans les banlieues, les zones rurales et industrielles, sinon il trouvera vite ses limites. Il faut trouver le moyen de toucher des milieux populaires. » Il ajoute : « En tout cas, je vous l’ai dit, la prochaine étape consiste à sortir de l’entre-soi pour exporter la mobilisation jusqu’au fin fond de la France. Je rêve de Nuit debout à Flixecourt ! » Ainsi, pour François Ruffin, la multitude organisée n’est qu’une fraction du peuple, et peut-être pas la plus populaire.
Si le mot « peuple » a une grande puissance mobilisatrice, l’action politique gagnerait à s’appuyer le plus possible sur une analyse détaillée de sa réalité et de sa diversité.

Aurélie Fiorel est professeure de philosophie.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018