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Il est difficile de rendre compte exhaustivement du livre Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, de Yuval Noah Harari, grand succès mondial depuis sa parution en hébreu en 2011, sans ennuyer le lecteur, tant cet historien israélien évoque dans le détail l’histoire de l’humanité depuis son origine jusqu’à aujourd’hui, d’une manière très érudite et concrète. Je préfère donc en parler en privilégiant des thèmes importants de son évocation de l’humain dans l’histoire, d’autant plus que ce qu’il en dit, avec beaucoup d’assurance, voire d’ironie, me fait problème.

Une définition non rigoureuse de la religion
Je laisse de côté ce qu’il en rapporte dans ses débuts, sur lesquels il est compétent, mais qui n’a guère d’enjeu théorique ou philosophique, puisqu’on se situe sur le plan des faits avérés. Je commencerai donc par la manière dont il traite la religion, mais à travers les religions (ch. 12), et qui est proprement surprenante. Il évoque successivement l’animisme, le polythéisme et le monothéisme, mais c’est pour les présenter d’une manière contradictoire, sans s’en rendre compte. D’une part il affirme fortement que les premières formes de religiosité ont été un facteur d’unité sociale, parlant même des « bienfaits de l’idolâtrie ». Cela peut s’admettre (l’éloge en moins !), mais ne vaut que dans des circonstances historiques particulières, souvent locales ou singulières, comme dans les sociétés primitives, séparées les unes des autres, s’ignorant souvent, ce qui permettait leur coexistence. Mais tout autant, il y voit des facteurs de division globale de l’humanité quand les religions monothéistes, différentes les unes des autres du fait de leur représentation spécifique de Dieu, ont voulu imposer chacune la leur, y compris par la violence meurtrière. Ce fut le cas du christianisme catholique ou de l’islam, avec en plus leur collusion avec les pouvoirs en place ou ceux qu’ils ont contribué à créer. Il cite justement la Saint-Barthélemy et ses milliers de morts, sans s’apercevoir que cet exemple, entre autres, contredit ce qu’il dit sur l’essence générale des religions comme base de « l’ordre et de la paix sociale ». À ce niveau son propos d’ensemble n’est guère cohérent, d’autant plus qu’il manifeste à l’égard de leurs croyances fanatiques une complaisance assez incompréhensible.
S’ajoute à cela une définition de la religion qui n’est pas rigoureuse car il lui attribue une extension qu’elle n’a pas. Il y voit uniquement « un système de normes fondé sur la croyance en un ordre surhumain », ce qui est partiel et lui permet de l’étendre à la politique. D’abord, il oublie que cet ordre est surnaturel et qu’il implique toujours un culte ; or ce double oubli l’autorise à considérer les mouvements politiques comme des religions : le libéralisme, le communisme, le capitalisme, le nationalisme et même le nazisme sont des « religions » et non des mouvements idéologiques (il refuse ce qualificatif) ! Au point qu’il en fait des versions différentes d’un « humanisme » fondé sur le « culte de l’homme » (sic), oubliant tout ce qui peut les opposer s’agissant du traitement de l’humain. Et il en arrive même à considérer « l’humanisme socialiste » comme une « secte », à s’en prendre à l’égalité qu’il revendique, y voyant un refus de l’individualité, ce qui est faux : l’égalité n’est pas l’identité et n’est pas assimilable à un égalitarisme niveleur. Il fait aussi du nazisme un humanisme de « la violence combattante » visant le surhumain, permettant aux meilleurs de gagner et d’améliorer l’humanité, à partir d’une lecture inexacte de Darwin, assimilé au darwinisme social ! Enfin, dernière erreur carrément stupéfiante : l’assimilation du stoïcisme et de l’épicurisme à des religions… alors que ce sont des sagesses qui se réclament de la raison.

Un refus de comparer les époques et les cultures, donc de les juger
Sur l’histoire, il peut interpeller théoriquement ceux qui n’ont pas lu Marx ou ne sont pas convaincus par lui. Il récuse le déterminisme historique qui s’appuie sur le développement des forces productives matérielles et que bien des historiens contemporains, dont les membres de l’École des Annales (voir Braudel), admettent, quitte à l’enrichir de nouveaux éclairages empruntés aux sciences humaines, mais il ne s’en soucie guère, ne les citant pas. Il refuse donc la causalité de l’économie et prétend que l’on peut simplement décrire comment les choses se passent et non les expliquer, sauf rétrospectivement (ce qui est bizarre), parlant de « choix imprévisibles » que ferait l’histoire, alors même que la connaissance des conditions du présent nous permettrait de mieux inventer notre avenir selon lui, ce qui ne paraît pas non plus très rigoureux si l’avenir est conditionné par ce même présent. Mais surtout, il a une position de fond sur le sens normatif de l’évolution historique qui n’est pas acceptable : il refuse de comparer les époques et les cultures, donc de les juger, et d’envisager qu’elles soient le lieu d’un progrès humain à différents niveaux ou sous différents aspects, s’enfermant dans un relativisme axiologique et historique qui n’est pas acceptable. Et ce, alors que la suite du livre, consacrée à la révolution scientifique, va démontrer le contraire, à savoir que l’accès au savoir a largement bénéficié, grâce à la technique, aux êtres humains dans de multiples domaines, même si c’est inégalement sur le plan social : maîtrise de la nature, progrès des richesses, amélioration de la vie quotidienne, urbanisme, consommation, espérance de vie, efficacité de la médecine, etc.

« Son parti pris libéral se révèle quand il parle du marché comme instance bienfaisante sur le plan social, attribuant à celui-ci des progrès comme les services publics qui sont dus à l’intervention de l’État ! »

Sauf que, là aussi, la réflexion pèche soit sur le plan des faits, choisis arbitrairement, soit fondamentalement. C’est ainsi qu’il est capable d’affirmer que les progrès économiques sont tels que la pauvreté, sociale ou biologique (liée à la santé, par exemple), a largement reculé dans le monde – ce qui n’est pas faux –, mais au point d’en conclure que « dans beaucoup de sociétés, on risque davantage de mourir d’obésité que de faim », oubliant que cela ne vaut que pour les membres de certaines classes et que les inégalités se creusent considérablement ! Sans compter que, à côté du seuil de pauvreté sous lequel sont encore 800 millions d’êtres humains, il y a aussi la dégradation des conditions sociales de vie, au-delà de ce seuil !

Évacuation de la morale
Quant à sa réflexion normative, je la trouve une nouvelle fois désolante et c’est pour moi la plus grande carence de ce livre. Par exemple, s’agissant de savoir au nom de quoi il faut orienter la recherche dans telle ou telle direction, seules « l’idéologie ou une religion » peuvent en décider. La morale, avec ses valeurs universelles, est ainsi évacuée : on est plein amoralisme. Au point qu’on le voit décrire sur plusieurs pages et sur un ton admiratif les progrès des techniques de la guerre aujourd’hui, qui font plus de morts mais dont la durée est moindre ! Dans cette même perspective acritique, on le voit faire l’apologie de la croissance dont il admire l’expansion récente et qu’il attribue « aux ressources stupéfiantes de l’imagination des hommes » et à leur inédite « confiance dans le futur ». Tout cela n’est pas faux, bien entendu, mais l’envers social de ce processus comme ses risques à terme pour la planète ne sont pas signalés. Et il va même s’appuyer sur Adam Smith et sa théorie du libéralisme, mais en oubliant au passage qu’il l’a accompagnée de l’exigence d’une intervention de l’État destinée à corriger les injustices du marché dans certains domaines comme l’éducation, malgré la « main invisible » de ce même marché.

Une dénonciation du capitalisme qui ignore Marx
Pourtant, le livre se met brusquement à dénoncer les affres du capitalisme. Dans ses effets politiques comme l’impérialisme, les colonisations ou la traite des esclaves dont l’analyse critique est impeccable. Du coup, il s’en prend à ce qu’il appelle son « culte » de la croissance récusant les considérations éthiques et il y décèle même un « enfer » lié à l’exploitation (terme qu’il emploie pour la première fois) de « la classe laborieuse européenne ». L’auteur serait-il devenu brusquement marxiste ? Car Marx aurait pu dénoncer cela… sauf qu’il aurait précisé que l’exploitation des hommes est bien antérieure au seul système capitaliste et à sa logique financière ! En réalité, et c’est là que le logiciel de cette réflexion n’est guère cohérent ou, en tout cas, est partisan : tout en dénonçant la « cupidité » et les « iniquités » de ce type de société, il prétend que « nous ne pouvons pas nous en passer » et que le communisme serait pire ! Propos curieux, même s’il est répandu, et qui témoigne de son ignorance de la pensée de Marx. L’idée que l’expérience soviétique l’aurait prouvé… prouve surtout qu’il ne sait pas ce qu’est le communisme selon l’auteur du Capital, à savoir qu’il ne pouvait avoir lieu dans un pays sous-développé et qu’il était aussi une démocratie complète ! Du coup, autre incongruité, on ne voit pas au nom de quel idéal moral et politique il peut s’en prendre, très bien au demeurant, aux excès terribles de l’industrie capitaliste quand, toujours mue par la recherche aveugle du profit, elle tente de le trouver dans l’invention démesurée de sources d’énergie qui abîment la nature, dans de nouvelles technologies portant sur le vivant ou encore dans un consumérisme excessif et médiocre, dont la conséquence, utile au marché capitaliste, est de susciter à la fois de l’obésité (par la consommation) et l’achat de médicaments pour la guérir !

« À aucun moment on ne le voit prendre en compte vraiment la crise écologique avec l’épuisement des ressources naturelles (qu’il semble nier) et les menaces sur la nature et donc sur l’espèce humaine, sans accuser un seul instant le capitalisme en lui-même. »

La description de nos Temps modernes, avec ses changements permanents, est plutôt nuancée et assez souvent exacte, même si elle idéalise le passé : la révolution énergétique, la productivité accrue du travail, l’idée que nous vivons parfois dans des « communautés imaginaires » comme celles de nos goûts communs liés à la consommation ou à des croyances collectives, la croissance de la paix mondiale malgré tout et à partir de différents facteurs comme l’interdépendance économique, sont des réalités. Sauf que, une fois de plus, son parti pris libéral se révèle quand il parle du marché comme instance bienfaisante sur le plan social, attribuant à celui-ci des progrès comme les services publics qui sont dus à l’intervention de l’État ! Et surtout, à aucun moment on ne le voit prendre en compte vraiment la crise écologique avec l’épuisement des ressources naturelles (qu’il semble nier) et les menaces sur la nature et donc sur l’espèce humaine, auxquelles il accorde peu de place (deux pages !), sans accuser un seul instant le capitalisme en lui-même. Il fait preuve là d’une irresponsabilité totale et d’une lacune grave en tant qu’historien du temps présent.

Une question inédite sous la plume d’un historien : le bonheur
C’est pourquoi il vaut mieux terminer cette analyse par l’évocation de son chapitre sur la question du bonheur, car c’est une question à la fois importante et originale à propos de laquelle il a des points de vue intéressants mais aussi décevants. La question est inédite sous la plume d’un historien car elle consiste à se demander : y a-t-il une « histoire du bonheur » ? étant admis que c’est « un sentiment subjectif de bien-être ». En quoi les faits objectifs dont l’histoire s’occupe, avec ses causalités multiples, peuvent-ils nous éclairer sur la subjectivité humaine à ce niveau ? Et ne serait-ce pas plutôt à la philosophie de nous en parler ? Or il avance plusieurs idées qui ne sont pas toutes à rejeter, mais parfois bizarres. D’abord celle que notre conception du bonheur change avec les époques, ce qui n’est pas faux, car nos attentes sont conditionnées historiquement, mais il précise que leur multiplication moderne accentuerait les frustrations. Sauf que cela dépend de la classe sociale à laquelle on appartient, ce qu’il oublie ! Et surtout, pour parer à cette difficulté, il envisage une solution fournie par la biologie, selon laquelle nos états intimes seraient déterminés par nos gênes : cela n’est pas acceptable quand on songe au poids du malheur social sur les individus ou au rôle de l’enfance ! Enfin, et il termine par là : c’est le bouddhisme qui serait la solution avec son invitation à nous faire nous accepter tels que nous sommes, nos désirs insatisfaits compris ! On est à l’inverse d’un homme riche en besoins et en satisfactions de qualité que proposait Marx comme modèle à venir de bonheur ! 

Yvon Quiniou est philosophe. Il est professeur honoraire de Première supérieure.

Cause commune n°18 • juillet/août 2020