Le populisme de gauche est devenu une référence théorique fondamentale pour différents mouvements progressistes, notamment Podemos et la France insoumise. Du rôle qu’elle accorde aux leaders à la place qu’elle laisse aux affects en passant par la critique qu’elle adresse à la démocratie directe, cette approche ne va pas sans poser problème.
Le concept de « populisme de gauche » est notamment issu des travaux de deux philosophes, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, dont l’ambition est de proposer une alternative aux théories libérales de la « troisième voie », mais aussi au marxisme. Pour Chantal Mouffe, on ne peut véritablement prétendre faire de « la » politique que si l’on a conscience de ce qu’est « le » politique, de ce qui constitue l’essence, le fonds commun de toutes les pratiques politiques. « Le » politique, comme le dit Chantal Mouffe dans L’Illusion du consensus (Albin Michel, 2016), c’est la dimension de conflictualité constitutive des sociétés humaines et plus précisément le partage de la société entre un « nous » et un « eux ».
Antagonisme et agonisme
Sur ce point, elle assume une certaine filiation avec le théoricien nazi Carl Schmitt qui considérait que le propre du politique était de s’organiser autour de la polarité ami/ennemi. Elle cherche néanmoins à s’en démarquer (à penser « avec Schmitt contre Schmitt », selon ses propres termes) en affirmant que son objectif est de construire un rapport nous/eux qui ne tombe pas dans la relation ami/ennemi, dont le débouché naturel est la guerre. Elle affirme qu’il faut inaugurer une nouvelle forme de relation nous/eux, compatible avec la démocratie. Cela suppose de reconnaître la légitimité de ses opposants et de remplacer l’ennemi par un « adversaire », ce qu’elle appelle aussi « transformer l’antagonisme en agonisme » au sens où l’antagonisme caractérise une relation entre ennemis, qui peut conduire à la destruction de l’autre, tandis que l’agonisme caractérise une relation entre adversaires qui suppose de reconnaître à l’autre le droit de défendre sa position. De ce point de vue, Chantal Mouffe cherche à maintenir l’opposition nous/eux en l’insérant dans le cadre d’une politique démocratique.
« Ce concept a pour ambition de proposer une alternative aux théories libérales de la « troisième voie », mais aussi au marxisme.»
Une prise de distance avec le marxisme
Si les principaux adversaires de Chantal Mouffe sont les tenants d’une vision technocratique, notamment ceux qui considèrent que le clivage droite/gauche n’a plus de sens, elle voit également dans le marxisme une conception du monde obsolète. Selon elle, il faudrait cesser de considérer que les acteurs sociaux (en l’occurrence les classes sociales) ont des intérêts objectifs, indépendamment de la conscience qu’ils en prennent ou non. La cible principale de Chantal Mouffe est la distinction classique entre classe en soi et classe pour soi. Sa formulation canonique se trouve aux dernières pages de l’ouvrage de Marx, Misère de la philosophie, dans lequel il explique que la domination du capital crée déjà une classe ouvrière disposant d’intérêts communs mais que seule la lutte politique de la classe ouvrière fait passer la classe ouvrière du statut de classe vis-à-vis du capital à celui de classe pour elle-même. Et lorsque ce passage de la classe en soi à la classe pour soi ne s’opère pas, le marxisme attribue cela à la « fausse conscience » de la classe ouvrière – un concept que Chantal Mouffe juge inopérant et qu’elle réduit à une disqualification morale aristocratique. Chantal Mouffe reproche donc au marxisme une forme d’essentialisme (la classe ouvrière aurait par essence intérêt au renversement du capitalisme, elle serait par essence révolutionnaire, etc.) qu’elle considère comme injustifié. C’est d’après elle une des raisons pour lesquelles le marxisme aurait été incapable de comprendre les aspirations des « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, antiracisme, écologie…). Elle cherche à montrer qu’il n’existe aucune relation logique entre les objectifs socialistes et les positions des agents sociaux dans les rapports de production, précisément parce que le concept d’intérêt objectif mobilisé par le marxisme n’aurait pas de fondement théorique.
Pour Chantal Mouffe, c’est l’émergence d’un moment « postpolitique », dans lequel les différences entre la droite et la gauche sont gommées, qui crée les conditions d’une « situation populiste », laquelle peut pencher vers la droite aussi bien que vers la gauche. Il faudrait saisir l’occasion offerte par une telle situation pour peser en faveur d’une radicalisation de la démocratie. Dans La Raison populiste (Seuil, 2008), Ernesto Laclau affirme que les reproches que l’on adresse généralement au populisme (il est vague, il s’appuie sur la rhétorique) ne sont pas à comprendre de manière péjorative et doivent au contraire être valorisés. Le caractère « vide » des mots d’ordre sur lesquels il s’appuie n’est pas le résultat d’un sous-développement idéologique du mouvement qui les formule, il exprime tout simplement le fait que toute unification populiste prend place sur un terrain social radicalement hétérogène. Plus les demandes sociales sont hétérogènes, plus l’identité des forces populaires et de l’adversaire à combattre devient difficile à déterminer. De ce fait, le vague et l’imprécision deviennent nécessaires.
Démocratie représentative contre démocratie directe
La théorie populiste accorde également une place décisive aux leaders politiques. À rebours de toute une tradition de gauche qui remonte à Rousseau, les deux auteurs plaident très nettement en faveur de la démocratie représentative contre la démocratie directe. Chantal Mouffe affirme ainsi dans Construire un peuple (Le Cerf, 2017) que l’idée même de trahison de la parole des représentés repose sur un préjugé : celui de la préexistence des volontés collectives par rapport au processus de construction du peuple. Elle considère au contraire que les volontés collectives sont entièrement construites par le discours et que cette construction discursive ne peut s’opérer que par l’intermédiaire de la représentation. Le représentant n’est pas un acteur passif, il ajoute quelque chose aux volontés qu’il représente.
Une opposition à une approche rationaliste de la politique
On peut adresser plusieurs critiques à cette approche. D’une part, la théorie de Chantal Mouffe s’oppose explicitement à toute approche rationaliste de la politique : en dernière instance, ce sont toujours les affects, les passions qui commandent à la formation des volontés collectives susceptibles de faire peuple. C’est évidemment une manière de faire de la conflictualité sociale et politique une donnée anthropologique irréductible, qu’il faudrait tout simplement assumer. Si toute société est traversée par l’opposition entre un « nous » et un « eux », on ne voit pas pourquoi certaines oppositions seraient plus pertinentes ou plus légitimes que d’autres. Pourquoi l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat serait-elle plus légitime que l’opposition entre Français et étrangers ? Si on ne peut pas rendre raison, par une analyse sociologique ou économique, des fractures objectives qui traversent la société (par exemple la division en classes sociales dont les intérêts sont opposés), rien ne permet de dire que le populisme de gauche est légitime tandis que le populisme de droite ne l’est pas. Cette difficulté n’est pas sans lien avec le fait que Chantal Mouffe reste très allusive sur ce que pourrait être le contenu d’une politique progressiste.
« Si on ne peut pas rendre raison, par une analyse sociologique ou économique, des fractures objectives qui traversent la société, rien ne permet de dire que le populisme de gauche est légitime tandis que le populisme de droite ne l’est pas. »
D’autre part, Chantal Mouffe privilégie une approche clairement relativiste : d’après elle, il n’y a pas et il n’y aura jamais d’intérêt général, il n’y a pas et il n’y aura jamais de revendications susceptibles de recevoir l’assentiment de tous. De ce point de vue, il est symptomatique que, dans Construire un peuple, elle reproche au mouvement Occupy d’utiliser le slogan « Nous sommes les 99 % » car elle considère qu’il ne reconnaît pas les divisions qui traversent nécessairement la société. On peut toutefois considérer que ce mot d’ordre n’a pas tant une valeur statistique qu’une valeur performative dans la mesure où il interpelle une majorité très hétérogène pour l’unifier par opposition au 1 % de super-riches. Mais n’oublions pas qu’en France le salariat représente près de 90 % de la population active – dont la moitié est composée d’ouvriers et d’employés. Si cette classe du travail n’est bien sûr plus la même qu’il y a un demi-siècle, il serait hâtif d’en conclure qu’elle n’existe plus et que ses intérêts ne sont pas ceux du plus grand nombre.
Jean Quétier est agrégé de philosophie et doctorant à l’université de Strasbourg.
Cause commune n° 3 - janvier/février 2018