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Le marxisme ou l’héritage assumé d’une identité communiste vivante.

Le marxisme semble être un héritage si difficile à assumer que certains communistes préfèrent aujourd’hui revenir à Marx dont la pensée, tel un diamant, serait prise dans la gangue d’une tradition qui empêche d’en voir l’éclat. Je crois au contraire qu’il est de la plus haute importance d’assumer l’héritage du marxisme dont il faut mesurer la richesse tant sur le plan théorique que pratique pour nourrir le projet communiste aujourd’hui.

Quelle relation entre Marx et le marxisme ? Deux conceptions à récuser
Le marxisme renvoie à un ensemble de théories s’inscrivant dans la filiation de la pensée de Marx. Concernant la relation entre la pensée de Marx et le marxisme, deux conceptions prédominent : la première identifie Marx et le marxisme, la seconde les sépare radicalement.
L’identification de Marx et du marxisme consiste à considérer l’œuvre de Marx comme le premier moment de ce courant de pensée qui a ensuite été développé, structuré au fur et à mesure de l’histoire intellectuelle et politique par les penseurs « marxistes » Engels, Kautsky, Lénine, Gramsci, Mao, etc. Le marxisme serait, au choix, la réalisation, l’application, voire la « vérité » de la pensée de Marx. Cette identification pure et simple est doublement critiquable. Elle repose d’abord sur un grand nombre de confusions. La lecture attentive des textes de Marx révèle la distance parfois immense entre le Marx des marxistes et Marx lui-même ; plusieurs théories attribuées à Marx se révèlent en réalité introuvables dans les textes précis du philosophe allemand. Ensuite, il n’y a pas un mais des marxismes. Or aucun ne peut prétendre détenir le monopole de la vérité de Marx. La question n’est donc pas de savoir que faire du marxisme au singulier mais de savoir comment appréhender l’histoire irréductiblement plurielle des marxismes.

« La question n’est pas de savoir que faire du marxisme au singulier mais de savoir comment appréhender l’histoire irréductiblement plurielle des marxismes. »

Le constat d’un écart entre ce qu’a dit Marx et ce que d’autres lui ont fait dire conduit à la seconde conception, qui vise à séparer radicalement Marx du marxisme. Le philosophe Michel Henry définissait le marxisme comme l’ensemble des contresens faits sur Marx. Cette conception justifiant un retour à Marx conduit à un repli idéaliste, voire fondamentaliste, sur le Livre (d’ailleurs, est-ce Le Capital, L’Idéologie allemande ou encore le Manifeste ?) et un tel repli entraîne la méconnaissance totale de l’histoire des luttes, où se lit la dialectique complexe entre théorie révolutionnaire et mouvement révolutionnaire au XXe siècle.
Il serait légitime, dans un autre cadre, de proposer une interprétation matérialiste de ces deux conceptions. La première s’est inscrite dans la perspective, pour les partis communistes en phase ascendante, de constituer une « doctrine » facilement assimilable et mobilisable par les masses, tout en justifiant du même coup certaines orientations stratégiques. La deuxième conception, résultant de l’échec des États communistes, peut être conçue comme un effet des dégâts et des dévastations spirituelles liées à la chute de l’URSS (voir Domenico Losurdo, Fuir l’histoire, Delga, 2007). Le point commun de ces deux conceptions opposées est qu’elles fuient la complexité de l’histoire : la première est aveugle à la multiplicité des marxismes et la seconde nie purement et simplement cette histoire.

Réévaluer les marxismes
Pour réévaluer le marxisme ou plutôt les marxismes, ne faut-il pas cesser de considérer cette tradition comme la vérité univoque de Marx qui en épuiserait le sens ou, au contraire, comme un contresens complet qui n’aurait rien à voir avec Marx ? Dans la pluralité de ces expressions, le marxisme est d’abord un dialogue entre Marx et des penseurs engagés dans un mouvement de transformation sociale dans un temps et dans un lieu précis. Il est essentiel de remarquer que le marxisme est toujours particularisé spatialement et temporellement, parce qu’il est l’expression d’hommes et de femmes qui pensèrent avec Marx – ou pour être plus précis avec les conceptions qu’ils/elles attribuaient au philosophe allemand – pour transformer radicalement leur société avec ses dynamiques propres : l’austro- marxisme d’Otto Bauer dans l’Empire austro-hongrois, le léninisme dans la Russie tsariste… Mais le marxisme est aussi un dialogue entre Marx et un penseur singulier, certes situé socialement et culturellement, mais qui possède une sensibilité et une trajectoire individuelle à l’image de Gramsci ou de Che Guevara. Tous les auteurs marxistes expriment le difficile travail de l’histoire du communisme, de ses échecs mais aussi de ses réussites. Rendre justice à tous ces auteurs, c’est prendre part au dialogue qu’eux-mêmes ont engagé avec Marx pour penser concrètement leur situation concrète. Non qu’il s’agisse de faire du marxisme un musée – il ne serait ­d’ailleurs pas facile de faire de plusieurs de ces auteurs des icônes inoffensives ! Tous ces auteurs doivent au contraire constituer une tradition vivante. Leurs concepts, qui ne sont certes pas chez Marx ou ne s’y trouvent que de manière embryonnaire, fournissent un appareillage conceptuel robuste afin d’interpréter le monde d’aujourd’hui et de le transformer. Pensons aux concepts de « nationalité » chez Otto Bauer, d’« impérialisme » chez Lénine, d’« hégémonie » chez Gramsci… Le marxisme doit donc être envisagé comme « un capital de matériaux, d’analyses, de perspectives qui doivent être testées avec attention aujourd’hui où la nouvelle figure de l’économie-monde intégralement capitaliste est le référent obligé de la pensée » (André Tosel, Le Marxisme du XXe siècle, Syllepse, 2009).

« En attendant cette “histoire mondiale des marxismes”, inséparablement critique, matérialiste et dialectique, le communiste d’aujourd’hui, soucieux de penser le réel contemporain, ne doit-il pas méditer autant les instruments fournis par la pensée de Marx que les “mille marxismes” qu’elle a engendrés ? »

Pour une histoire mondiale des marxismes
Un immense chantier à ouvrir serait celui d’une histoire mondiale des marxismes. Cette histoire devrait être critique, matérialiste et dialectique. Elle doit d’abord être critique car, pour le communisme du XXIe siècle, la réappropriation de la tradition marxiste doit éviter l’écueil de l’hagiographie. S’il faut en montrer la richesse théorique et pratique, il ne faut pas nier que, sous la plume des marxistes, il y a eu des contresens, et que certaines confusions ont eu des conséquences tragiques. On ne doit pas sous-estimer non plus les effets sclérosants de la « mise en doctrine » du marxisme-léninisme, faisant d’une théorie attentive au mouvement réel un prêt-à-penser révolutionnaire s’appliquant en tout temps et en tout lieu. C’est d’ailleurs contre la réduction mécaniste de sa pensée dans le proto-marxisme français du dernier tiers du XIXe siècle que Marx eut cette formule célèbre : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste. » Toutefois, une interprétation sérieuse des marxismes, aussi critique soit-elle, suppose d’être  leur société : l’inaptitude théorique de certains dirigeants ou la trahison sont des explications pauvres. Les réappropriations de la pensée de Marx – y compris celles qui ont pu en faire une « doctrine » – devraient être inscrites dans un contexte économique, social et politique ainsi que dans son univers « culturel » d’arrière-plan, c’est-à-dire qu’il faudrait examiner la langue et la tradition philosophique, artistique ou religieuse dans lesquelles tel marxisme s’est développé. La réappropriation matérialiste du marxisme préviendrait ainsi la captation de certains auteurs de cette tradition : ainsi en est-il de Gramsci dont la lecture « populiste » méconnaît la dimension fondamentalement « marxiste » au sein d’une Italie où l’industrie du Nord s’est développée en exploitant le Sud agricole. Enfin, cette histoire doit être dialectique, c’est-à-dire qu’elle doit développer les contradictions qui ont animé la philosophie marxiste, contradictions dont Lucien Sève avait identifié la quadruple dimension : « Entre l’invariabilité de son noyau fondateur et son historicité radicale ; entre son identité théorique et la diversité des bases historico-sociales de sa reproduction élargie ; entre son essence critique et ses rapports de pouvoir avec l’État et le parti ; entre son universalité virtuelle et son identification réelle avec un camp opposé à d’autres » (Une introduction à la philosophie marxiste, éditions sociales, 1980).

« La lecture attentive des textes de Marx révèle la distance parfois immense entre le Marx des marxistes et Marx lui-même. »

En attendant cette « histoire mondiale des marxismes » inséparablement critique, matérialiste et dialectique, le communiste d’aujourd’hui, soucieux de penser le réel contemporain, ne doit-il pas méditer autant les instruments fournis par la pensée de Marx que les « mille marxismes » qu’elle a engendrés ? Bref, il faut « assumer son passé », comme l’écrit Lucien Sève : « En théorie comme ailleurs, il n’est pas d’identité vivante dans l’amnésie de l’héritage. »

Aurélien Aramini est philosophe. Il est agrégé et docteur en philosophie de l’université de Franche-Comté.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020