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Qui se souvient aujourd’hui que Karl Marx écrivit un jour à un président des États-Unis pour le qualifier de « fils résolu de la classe travailleuse » et de meilleur espoir de la « reconstruction d’un monde social » ?

C’est pourtant ce qu’il fit en 1864 en adressant à Abraham Lincoln un télégramme de félicitations pour sa réélection, au nom de l’Association internationale des travailleurs. Même s’il peut aujourd’hui nous sembler incongru, cet envoi n’avait alors rien d’anecdotique. Certes, les États-Unis occupent une place assez périphérique dans le système théorique marxiste, mais Marx et Engels n’en ont pas moins entretenu des contacts réguliers avec ce pays et son histoire, et se sont souvent passionnés pour les événements qui s’y déroulaient.
Dès les années 1840, à une époque où les communautés utopiques fleurissent de l’autre côté de l’Atlantique, Marx envisage d’émigrer aux États-Unis. Il y songe de nouveau en 1850, alors qu’il se trouve à Londres dans le plus grand dénuement, mais il y renonce finalement, faute de pouvoir payer un voyage qui demeure très onéreux.

Correspondant à Londres du New York Daily Tribune
Il ne partira donc pas s’exiler au Nouveau Monde, comme le font à l’époque de nombreux socialistes, et il ne s’y rendra même jamais. C’est pourtant à cette période qu’il entame avec le public américain une relation suivie qui aura une grande influence sur son œuvre comme sur sa vie quotidienne. En 1851, il devient en effet le correspondant à Londres du plus grand quotidien américain de l’époque, le New York Daily Tribune. Il le reste jusqu’en 1862, et rédige en dix ans (avec l’aide d’Engels) quelque cinq cents articles traitant de la vie politique anglaise, mais aussi des guerres européennes ou encore des empires coloniaux. Ce travail pour le journal américain lui fournit le moyen de subsistance le plus régulier de sa vie, mais il lui permet aussi de rassembler des sommes d’informations très importantes sur la politique et l’économie de son époque, et même de mettre à l’épreuve certains des concepts qu’il reprendra plus tard dans ses principales œuvres théoriques.
La plupart des articles ont trait à la situation européenne, mais c’est bien à un public américain que Marx s’adresse. Comment voit-il les États-Unis à cette période ? Ses articles en tant que correspondant londonien ne sont pas des textes de combat, mais Marx n’en néglige pas pour autant le pouvoir des travailleurs américains. Dès 1847, il écrit déjà dans Le Manifeste du parti communiste, en citant les « réformateurs agraires » nord-américains, que les anciennes colonies britanniques disposent de l’un des deux partis ouvriers les mieux organisés du monde. Sans doute Marx exagère-t-il la portée de ce mouvement, mais ce qui l’intéresse dans les années 1840 et 1850 ce sont les possibilités qu’offre à une classe ouvrière en plein essor la réforme de la répartition des terres, ainsi que l’opportunité d’une alliance entre fermiers et travailleurs industriels.

« À l’heure où la gauche américaine s’enthousiasme pour un candidat qui se proclame socialiste, on peut en tout cas relire le télégramme de Marx à Lincoln comme un malicieux clin d’œil de l’histoire. »

D’une manière générale, Marx et Engels portent un intérêt très marqué aux développements de l’économie et de la politique états-uniennes, à la fois en tant que théoriciens et en tant que militants. En 1850, ils estiment par exemple que la découverte d’or en Californie (avec le développement extrêmement rapide de nouveaux marchés et de nouvelles forces productives qu’elle implique) est un événement plus important que la Révolution française. La puissance économique potentielle des États-Unis et l’existence d’un suffrage universel masculin précoce font dire à Marx que dans ce pays une prise du pouvoir par le prolétariat pourrait se produire sans révolution violente.
À l’époque où Marx écrit pour le New York Tribune, il subsiste tout de même un obstacle important à l’avènement d’une république ouvrière aux États-Unis : l’esclavage, et les forces qui lui sont associées dans le sud du pays. Ce péché originel, condition de l’accumulation primitive qui a permis le développement du capitalisme mondial, demeure bien vivant aux États-Unis dans les années 1850. Et pour Marx aucune émancipation des travailleurs n’est possible tant que l’esclavage, élément essentiel de l’ordre capitaliste, persiste.

Un intérêt passionné pour la guerre de Sécession
Cette conviction explique l’intérêt passionné qu’il porte à la guerre de Sécession entre 1861 et 1865. Il écrit à cette période de nombreux articles dans la presse européenne à propos de la situation américaine, dans lesquels il prend fait et cause pour le Nord. Dès 1861, Marx affirme avec une grande lucidité, et contre beaucoup d’observateurs de l’époque, que cette guerre a bien pour cause l’esclavage. Il proclame son admiration pour les leaders abolitionnistes dont il reproduit les discours. Il est également convaincu de la nécessité de soutenir Lincoln, même s’il condamne sa tiédeur initiale, et souhaite que le président s’engage plus rapidement dans la voie de l’émancipation des esclaves. De nombreux exilés allemands qui ont fui l’Europe après l’échec des révolutions de 1848 se trouvent alors aux États-Unis, et certains participent directement au conflit. Les liens qu’entretiennent Marx et Engels avec eux leur permettent d’être très bien informés sur son déroulement.
Pour les deux hommes, la guerre peut être le point de départ d’une émancipation générale des travailleurs, à l’échelle des États-Unis, puis à celle du monde. C’est pourquoi ils se réjouissent autant de la réélection, en plein cœur du conflit, du président Lincoln. Les événements qui suivent immédiatement la guerre et la victoire du Nord semblent leur donner raison : après 1865, les esclaves sont émancipés, le développement des forces productives s’accélère très rapidement (notamment avec la croissance des chemins de fer), et l’agitation ouvrière, en particulier autour de la question de la journée de travail de huit heures, se fait de plus en plus intense.

Une terre d’élection possible pour la révolution socialiste
Ce sont des éléments que Marx a en tête lorsqu’il choisit en 1872 de déplacer le siège de l’Internationale à New York. Cette décision est prise par l’auteur du Capital afin d’éviter que l’organisation ne tombe aux mains des anarchistes et en particulier des partisans de Bakounine. Mais elle témoigne aussi du fait qu’à cette période les États-Unis apparaissent comme une terre d’élection possible pour la révolution socialiste. Les années 1870 sont cependant décevantes de ce point de vue : le mouvement socialiste peine à prendre racine aux États-Unis, et l’Internationale s’affaiblit jusqu’à disparaître dans le contexte de divisions persistantes entre les sections germano-américaines et les éléments proprement américains de l’organisation (des conflits auxquels Marx lui-même prend part).
Les États-Unis ne seront donc pas l’Eldorado de la révolution prolétarienne ; l’abolition de l’esclavage n’aura pas suffi à assurer l’avènement d’une grande république des travailleurs à la fin du XIXe siècle… Aujourd’hui, à l’heure où la gauche américaine s’enthousiasme pour un candidat qui se proclame socialiste, on peut en tout cas relire le télégramme de Marx à Lincoln comme un malicieux clin d’œil de l’histoire. 

Alexia Blin est historienne. Elle est maîtresse de conférences en civilisation des États-Unis à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020