Une recherche participative conduite dans dix quartiers populaires franciliens avec une centaine de jeunes, garçons et filles, et des professionnels rend compte d’une jeunesse qu’on pourrait qualifier d’ordinaire, dont on parle peu.
Les idées reçues sur les jeunes des quartiers populaires sont nombreuses. Elles sont largement véhiculées par les médias et par certains discours politiques qui ont fait émerger une figure homogène du jeune de quartier, homme, noir ou arabe, délinquant ou en voie de le devenir. Ces représentations laissent dans l’ombre tout une partie de la jeunesse des quartiers populaires, qui est en réalité diverse, multiforme et éminemment plus complexe. C’est ce que nous avons montré au cours d’une recherche participative intitulée « Pop-Part, les quartiers populaires au prisme de la jeunesse ». Elle a été conduite dans dix quartiers populaires franciliens avec une centaine de jeunes, garçons et filles, et des professionnels de la jeunesse. Nous ne prétendons pas épuiser la question à l’aune de nos résultats. Mais cette recherche participative nous permet de proposer un tableau plus complet que celui que donnent à voir les discours dominants ou des travaux centrés sur les groupes les plus marginalisés. Elle rend compte d’une jeunesse qu’on pourrait qualifier d’ordinaire, dont on parle peu ; un tableau aussi qui prend au sérieux la parole des jeunes, alors que ces derniers sont plus souvent parlés que parlants.
« La diversité de la jeunesse des quartiers populaires rend certainement difficile la constitution d’un “nous” qui s’opposerait à un “eux”. »
« Jeunes de quartiers populaires » : de qui parle-t-on ?
Regarder attentivement le profil des cent vingt jeunes, autant de filles que de garçons, avec lesquels nous avons travaillé, donne d’emblée à voir l’hétérogénéité de ce que signifie être un jeune de quartier populaire. D’abord, « jeune » recouvre une période de la vie étendue, et qui tend à s’étirer notamment du fait de l’allongement des études et de la difficulté à trouver un travail suffisamment rémunérateur pour s’émanciper financièrement de sa famille. Les jeunes qui ont participé à la recherche, et qui se sont donc reconnus dans cette appellation, sont ainsi nombreux à avoir entre 19 et 22 ans (35 %) mais leur âge s’étire de 15 à 34 ans. Ils sont majoritairement issus de milieux populaires, avec des parents ouvriers ou employés (64,4 % sont employés ou ouvriers, 14,9 % commerçants ou artisans, 16,1 % de professions intermédiaires et 4,6 % cadres), issus de familles nombreuses (95 % ont grandi dans des fratries de plus de trois enfants). Ils vivent toutes et tous dans des quartiers populaires, au sens de territoires qui accueillent les populations situées en bas de l’échelle sociale. Mais ces quartiers sont sans conteste différents les uns des autres : souvent assimilés en France aux grands ensembles d’habitat social, ils recouvrent en réalité une diversité urbaine. De Corbeil-Essonnes à Nanterre en passant par Vert-Saint-Denis, Aubervilliers, Clichy-sous-Bois, Saint-Denis, Suresnes, Villeneuve-la-Garenne, Pantin et le 18e arrondissement de Paris (pour ne citer que les territoires sur lesquels nous avons travaillé), ces quartiers peuvent être aussi pavillonnaires ou des îlots dégradés de centre-ville. Ils présentent dès lors des situations hétérogènes du point de vue de leur morphologie urbaine, de leur rapport aux centralités métropolitaines, des dynamiques de transformation urbaine contrastées qu’ils connaissent (de gentrification ou à l’opposé de paupérisation notamment). Cette réalité façonne des expériences urbaines contrastées et contribue à former, de fait, des individus et des collectifs divers.
« Les idées reçues sur les jeunes des quartiers populaires laissent dans l’ombre toute une partie de la jeunesse, qui est en réalité diverse, multiforme et éminemment plus complexe. »
Les jeunes des quartiers populaires peuvent être lycéens ou étudiants (67 % dans notre enquête), inactifs ou actifs, avec un emploi ou en recherche d’emploi. Ils connaissent des trajectoires scolaires et professionnelles variées, heurtées mais aussi linéaires, qui font jouer les parcours migratoires et résidentiels des familles et leurs situations socio-économiques, comme le genre et les expériences scolaires antérieures : plusieurs jeunes sont ainsi les premiers de leur famille à poursuivre des études après le lycée. Par ailleurs, une grande majorité se déclare d’une religion (86 %) et la religion musulmane est la plus représentée parmi ceux-là (85 %). Enfin, ils sont largement issus de l’immigration et, en particulier d’une immigration post coloniale, mais dans des configurations diverses. Ainsi, si la très grande majorité est née en France (86 %) et a également au moins un parent immigré (88 %), leurs origines sont multiples : la majorité vient du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, mais d’autres origines sont représentées (Égypte, Turquie, Chili, Russie, Serbie, Monténégro, Antilles...).
Ce tableau hétérogène laisse cependant apparaître une expérience commune, celle de la diversité ethno-raciale des origines, trajectoires, cultures et donc du rapport à l’altérité, contrairement aux images caricaturales qui ne voient dans les quartiers populaires qu’une forme d’apartheid ou de ghetto. Les jeunes ont aussi en partage une condition commune et en même temps éclatée, celle de l’immigration, souvent peu transmise par les parents. Au-delà, cette expérience commune se lit dans les différentes entrées thématiques de l’ouvrage issu de notre recherche Jeunes de quartier : le pouvoir des mots, parue en 2021 : « médias », « kebab », « gilets jaunes », « police », « grands/ petits », « filles/garçons », « violence », « Zyed et Bouna », « discriminations », « avenir » (parmi d’autres) constituent autant de fragments de ce qu’ils sont et en quoi ils se reconnaissent.
Une expérience commune : les inégalités
Ce qui caractérise aussi ces jeunes, c’est une expérience commune des inégalités sociales, raciales et territoriales, mais aussi, comme pour la jeunesse dans son ensemble, générationnelles et de genre. Le terme a été peu utilisé par les jeunes au cours de la recherche. Ces inégalités multiformes semblent faire partie d’un paysage auquel il faut s’adapter, une intériorisation des contraintes qui n’est spécifique ni aux classes populaires ni aux jeunes des quartiers populaires, tant l’objectivation du monde social exige du temps, du travail et une confrontation parfois douloureuse à la réalité. Une objectivation des inégalités représente aussi un coût certainement plus particulier pour les jeunes des quartiers populaires : reconnaître ces logiques revient à s’interroger sur sa place dans la société et à prendre conscience d’un ensemble d’obstacles et de barrières qui peuvent s’opposer à des projections de l’avenir. Or les aspirations de la plupart des jeunes de quartiers populaires ne s’écartent pas de celles d’autres jeunes et, s’ils retournent ponctuellement le stigmate en revendication identitaire, ils semblent avant tout ne pas vouloir s’y laisser enfermer.
« Si les jeunes ont une conscience aiguë des inégalités multiformes, ils la vivent ainsi avant tout individuellement, et cette conscience ne se transforme pas en revendication ou manifestation collective. »
Les jeunes donnent néanmoins à entendre une conscience diffuse mais omniprésente des inégalités : dans l’accès à la culture, les études et l’orientation scolaire, l’habitat et le cadre de vie, par contraste avec les espaces bourgeois parisiens. La précarité économique et sociale individuelle et familiale pèse fortement sur les trajectoires. Elle contribue non seulement à limiter les possibilités de déplacement social et de redéfinitions successives qui caractérisent la jeunesse, mais aussi à fermer l’avenir. La quasi-absence de prise de parole des jeunes avec lesquels nous avons travaillé sur cette dimension socioéconomique s’explique en partie par la pudeur. Mais elle renvoie certainement plus largement à un réagencement de la perception des inégalités par rapport à l’histoire militante des quartiers populaires et des mouvements sociaux. Si la question socioéconomique, portée par les syndicats et les partis de gauche, ordonnait les représentations et constituait l’enjeu politique principal jusque dans les années 1980, la désindustrialisation, la précarisation du salariat, l’arrivée de vagues successives de populations étrangères sont à la source d’une diversification des classes populaires, de leur parcellisation et d’un affaiblissement de la conscience de classe. La racialisation des rapports sociaux, entendue non en référence à des « races » biologiques mais comme une construction sociale relevant d’un processus de catégorisation et d’infériorisation, apparaît davantage prégnante dans l’expérience des jeunes et la façon dont ils appréhendent le monde, même si cette conscience ne débouche pas sur une dénonciation des discriminations, significative dans l’expérience des jeunes. De même, les inégalités entre filles et garçons sont peu posées en tant que telles. Elles ne sont d’ailleurs pas spécifiques à ces jeunes. Si elles structurent les relations dans le quartier et la famille, c’est ici aussi de façon moins caricaturale que bien des représentations ne le laissent penser, beaucoup de jeunes filles montrant leur capacité à négocier leur avenir dans un ensemble de normes sociales, familiales, religieuses.
« La désindustrialisation, la précarisation du salariat, l’arrivée de vagues successives de populations étrangères sont à la source d’une diversification des classes populaires, de leur parcellisation et d’un affaiblissement de la conscience de classe. »
Si les jeunes ont une conscience aiguë de ces inégalités multiformes, ils la vivent avant tout individuellement, et cette conscience ne se transforme pas en revendication ou manifestation collective.
Cela n’implique pas pour autant que ces jeunes ne s’intéressent pas à la politique, n’agissent pas et ne s’engagent pas. Ils le font sous des formes multiples, qui leur apparaissent à la fois accessibles et efficaces. Mais la diversité de la jeunesse des quartiers populaires rend certainement difficile la constitution d’un « nous » qui s’opposerait à un « eux ».
La crise sanitaire a été l’occasion de rendre ces inégalités plus visibles, face à la santé et à la mort, dans les conditions de logement, de travail et d’études. Elle a contribué à fragmenter des trajectoires déjà heurtées et a fragilisé celles de jeunes aux trajectoires plus stables. La spirale n’a bien sûr pas épargné leur famille, voisins, entourage, et a laissé un grand nombre d’entre eux à bout de souffle. Après les belles paroles de reconnaissance entendues au plus fort de la crise sanitaire, ne serait-il pas temps de faire de cette lutte contre les inégalités, dans leurs différentes composantes, enfin et véritablement une cause commune ?
Marie-Hélène Bacqué est professeure d'études urbaines à l'université Paris-Nanterre.
Jeanne Demoulin est maîtresse de conférences en sciences de l'éducation à l'université Paris-Nanterre.
Cause commune • janvier/février 2022