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L’Europe passe pour être un continent – c’est du moins ce qu’on apprend à l’école –, mais un continent qu’on ne saurait pas très bien délimiter, notamment vers l’est. Comment un continent, masse de terre au milieu des mers, ne pourrait-il pas être distingué ? Il est important de se saisir de ce paradoxe pour penser correctement l’espace et réfléchir à la manière dont on y trouve place.

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L’Europe, de fait, n’est un continent que par usurpation conceptuelle. Une sorte de coup d’État géographique opéré au XIXe siècle, presque incidemment. Jus­qu’alors, l’Europe n’était qu’une partie du monde, comme l’Asie, comme l’Afrique, comme l’Amérique, comme l’Océanie ; et il n’y avait que deux continents, l’« ancien » et le « nouveau », comme on disait. Un des problèmes vient d’ailleurs de là, de cette lacune toponymique : on ne s’est rendu compte que récemment de l’absence de nom propre pour désigner le continent auquel appartient l’Europe. À toutes les propositions qui ont pu être faites (Eurasafrique, Eurafrasie, Afriqueurasie, Afro-eurasie), j’avais ajouté celle d’Eufrasie, la crase la plus courte et peut-être la plus euphonique pour dire en un seul mot, presque un prénom, l’Eu(rope), l’(A)fr(ique) et l’Asie. On pourrait croire que tout ceci n’est que pinaillerie métagéographique. Pas complètement.

« Les frontières sont avant tout politiques, et non naturelles. »

L’Europe, un découpage culturel
La première idée est que l’Europe n’est pas un fait de nature. Elle est d’abord un découpage culturel issu d’une longue histoire. Vu des rives de la mer Égée, le monde habité fut divisé par les géographes grecs en trois parties : l’Europe, l’Asie et la Libye – qu’on appela plus tard l’Afrique. Les limites correspondaient à des configurations hydrographiques : la mer Méditerranée et deux fleuves, le Nil et le Tanaïs – le Don actuel. Autrement dit, aussi étranger que cela pût et puisse paraître, l’Égypte occidentale était considérée en Afrique, l’Égypte orientale en Asie. C’était une géographie abstraite, presque hors sol. Dans la chrétienté médiévale, ce schéma ternaire, connu des clercs férus de géographie gréco-latine, se superposa, plus ou moins, à un autre schéma, celui-ci hérité de la Bible : les descendants des trois fils de Noé s’étaient dispersés vers trois directions divergentes et occupaient trois régions du monde. L’Europe aurait ainsi correspondu aux peuples nés de Japhet. À partir du XVIe siècle, les limites ont progressivement changé : on a considéré que la mer Rouge séparait l’Afrique et l’Asie, et que les monts Oural s’érigeaient entre l’Europe et l’Asie. Mais cela reste très conventionnel. À la fin du XIXe siècle, on commença à parler d’Eurasie pour signifier la continuité, assez évidente, entre l’Europe et l’Asie. La géographie a une histoire et la connaître doit permettre de se prémunir contre la tentation de naturaliser ces divisions savantes. Les frontières sont avant tout politiques, et non naturelles. Qu’importe que la Turquie se trouve un peu, à moitié ou pas du tout en Europe, ce n’est pas un découpage imaginé il y a plus de deux mille cinq cents ans qui pourra servir d’argument à son entrée dans l’Union dite « européenne ». Seule notre volonté compte.

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Liens entre l’Europe et l’Afrique
La deuxième idée est que ce qui nous paraît relativement évident pour l’Eurasie doit l’être aussi pour l’Eufrasie. La mer Méditerranée peut sembler un espace maritime suffisant pour séparer et tenir à distance deux espaces pseudo-continentaux, l’Europe et l’Afrique. Mais c’est oublier qu’elle doit son nom au fait que, précisément, elle est au milieu des terres et que, dans l’Empire romain, elle était la mare nostrum, « notre mer », celle qui permettait d’unir les provinces d’un empire étiré sur près de 5 000 kilomètres, des rives de l’océan Atlantique aux berges de l’Euphrate et du Tigre. C’est oublier que le détroit de Gibraltar, d’une dizaine de kilomètres, est moins large que la Manche et que les empires almohade et almoravide se sont déployés en Andalousie et au Maghreb de part et d’autre de ce détroit. C’est oublier que la mer Rouge ne fut considérée par les géographes grecs et arabes que comme un golfe, que les empires égyptiens, à toutes les époques, se sont prolongés jusqu’en Palestine, et que le canal de Suez n’est qu’un artifice datant de 1869. Bref, on pourrait multiplier les exemples de ces États des deux rives, l’histoire montre l’ancienneté des connexions eufrasiennes. Au Ve siècle avant notre ère, Hérodote s’interrogeait : « Pourquoi diviser en trois la terre qui n’est qu’une ? » La question est toujours pertinente et nous appelle à prendre garde à ne pas diviser inutilement la masse continentale de l’Eufrasie. On connaît les conséquences des barbelés dressés dans la mer.

« Europe, de partie du monde, a fini par désigner une société et une civilisation. »

Le finisterre de l’Eufrasie d’où des hommes partirent à l’assaut du monde
La troisième idée est que la continentalisation de l’Europe est la conséquence de la territorialisation de cette partie du monde. Ce processus d’appropriation remonte au milieu du XVe siècle, lorsque le pape Pie II utilisa, quasiment pour la première fois, le terme d’« Européens ». En forgeant ce nom, il exprimait le fait qu’à un espace donné correspondait une société avec une identité précise. L’Europe devenait un territoire, celui de la chrétienté latine. Les conquêtes effectuées outre-mer à partir de la fin du siècle et la rencontre avec l’autre ne firent que renforcer ce sentiment d’une identité commune malgré la division profonde de l’Europe entre nations rivales, politiquement, économiquement et religieusement. L’Europe était ce finisterre de l’Eufrasie d’où des hommes partirent à l’assaut du monde pour y tailler des empires. Mais l’Europe restait divisée et la Première Guerre mondiale, dont l’origine tient pour partie des rivalités impérialistes, a pu sembler un suicide. Le continentalisme européen, qui était déjà évoqué au XIXe siècle, s’est affirmé le temps de l’entre-deux-guerres : l’Europe, continent, devait se fédérer en une union supranationale. La construction européenne que nous connaissons aujourd’hui est l’aboutissement de ce processus de territorialisation, elle est la tentative de transformer cet espace en un territoire politique.

Europe et Union européenne
La quatrième idée est que, depuis la fin des années 1940, le processus d’union des États d’Europe occidentale s’est accaparé le nom d’Europe, au détriment des pays européens qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas y participer, au détriment également de pays qu’on n’a pas jugés européens et qui ont été refoulés. Plus cette organisation internationale s’étendait, plus s’imposait dans le langage courant l’identification entre Europe et Union européenne au point qu’il est devenu banal de désigner cette dernière par le nom d’Europe. Soit, mais ceci n’est pas sans risque. Car Europe, de partie du monde, a fini par désigner une société et une civilisation. Or le continentalisme, comme le nationalisme, est devenu pour certains un projet identitaire et xénophobe. L’Europe serait un espace à emmurer pour en protéger l’identité face à la menace étrangère, d’en faire une forteresse. D’autres, à l’inverse, s’interrogent sur la possible dilution de l’Union européenne en une organisation plus vaste, euroméditerranéenne – pourquoi pas eufrasienne. Le pragmatisme a créé une Europe politique à géométrie varia­ble. En réalité, l’Europe politique n’est pas moins facile à délimiter que l’Europe géomorphologique.

« L’Europe est un défi, elle est un apprentissage du monde. »

Un découpage du monde où défendre des causes communes
La cinquième et dernière idée est que l’Europe, qui n’est pas un continent, est une coquille vide. C’est un découpage du monde dont on a hérité et qu’on a bricolé, qu’on peut discuter et critiquer, mais qui est aussi très pratique, parce que, sans, cela ne serait pas plus simple. Dans ce cadre un peu flou, l’Union européenne a été instaurée comme une nouvelle strate de pouvoir. La verticalité du pouvoir s’est agrandie, au risque de donner une impression de distance entre les citoyens et leurs représentants. De fait, le caractère démocratique des institutions est sans nul doute perfectible. Mais face au risque de repli et de fragmentation, face à la tentation de la sortie, l’Union européenne donne une portée non négligeable à des décisions politiques dont l’application est très locale et qui nous concernent directement. Pour la paix, pour l’environnement, pour le droit du travail, pour tant d’autres sujets, les divisions ont toujours nui.
Aussi, la seule question qui compte finalement est : à quelle échelle voulons-nous garantir notre solidarité ? L’Union européenne, ce qu’on appelle l’Europe, n’apporte pas toujours la réponse espérée, mais elle a au moins le mérite d’exister. Aujourd’hui, elle interpelle les peuples dans leur capacité à se dépasser et révèle la difficulté à former un peuple transnational défendant des causes communes. L’Europe est un défi, elle est un apprentissage du monde.

Vincent Capdepuy est géohistorien. Il est docteur en géographie de l'université Paris-Diderot.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019