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« Pourquoi poser une question aussi stupide ? Tout le monde sait ce que c’est ! » Nous allons suggérer, au contraire, qu’aux questions les plus simples (limites géographiques, valeurs et identités européennes) on a apporté dans l’histoire, même récente, toutes sortes de réponses très différentes. La politique d’aujourd’hui ne peut en faire abstraction.

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Contentons-nous modestement, pour cela, de survoler trois ouvrages : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le Grand Larousse 1960 et enfin un livre récent impressionnant de deux mille quatre cents pages, écrit par environ quatre cent cinquante auteurs de tous pays, et intitulé L’Europe. Encyclopédie historique, dirigé par Christophe Charle et Daniel Roche (Actes Sud, 2018).

L’Encyclopédie
Dans l’Encyclopédie, l’article « Europe », du chevalier de Jaucourt, est assez court et plutôt décevant. Cette « grande contrée du monde habité » s’étend (dans le sens ouest/est) du Portugal « jusqu’à l’embouchure de l’Ob », fleuve légèrement au nord-est de l’Oural, et (dans le sens sud/nord) de l’extrémité du Péloponnèse au Cap Nord. L’article n’évoque aucunement le sud-est de l’Europe, du côté de la Turquie et du Caucase. Il dit seulement : « Elle est bornée à l’orient par l’Asie ; au midi par l’Afrique. »
Ensuite, paraphrasant Montesquieu, il ajoute ironiquement : « L’histoire n’a presque rien à lui comparer là-dessus, si l’on considère l’immensité des dépenses, la grandeur des engagements, le nombre des troupes, et la continuité de leur entretien, même lorsqu’elles sont le plus inutiles et qu’on ne les a que pour l’ostentation. »

« Le vrai point de départ serait la Communauté économique du charbon et de l'acier, traité signé le 18 avril 1951, entré en vigueur le 10 février 1953, entre six pays, la France, l'Allemagne, l'Italie et le “Benelux”. »

Il termine en notant sa supériorité quant au commerce, à la navigation, à la fertilité, à l’industrie, aux sciences, arts et métiers et surtout « par le christianisme, dont la morale bienfaisante ne tend qu’au bonheur de la société. Nous devons à cette religion dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens que la nature humaine ne saurait assez reconnaître, en paraissant n’avoir d’objet que la félicité d’une autre vie, elle fait encore notre bonheur dans celle-ci ». Cette dernière appréciation n’a pas uniquement pour but de détourner les yeux de la censure, elle représente une partie de l’esprit des Lumières, qu’on aurait tort d’assimiler trop vite à l’anticléricalisme.

On voit donc que, pour les encyclopédistes, l’Europe comprend évidemment la Russie (celle d’après Pierre le Grand). En revanche, l’examen des articles comme « Asie », « Bosphore », « Caucase », « Constantinople », « Turquie », nous montre que, sans l’expliciter, ni le justifier, ni le débattre, on considère alors le Bosphore comme la limite indiscutée entre l’Europe et l’Asie. Position bien étrange : ce détroit mesure environ un kilomètre de large à Constantinople (c’est-à-dire trois fois moins que la distance du continent à l’île d’Oléron, trente fois moins que le pas de Calais). L’Empire ottoman règne alors très loin des deux côtés, à l’ouest et à l’est : on parle de la Turquie d’Europe et de la Turquie d’Asie. C’est un vrai paradoxe : il est considéré comme une « puissance » européenne, mais apparaît comme culturellement différent et situé en Orient. Cette limite artificielle et discutable entre les deux « continents » est toujours dominante aujourd’hui, alors même qu’Istanbul est à cheval sur les deux rives. Quant aux Açores, l’Encyclopédie les décrit comme des îles d’Amérique.

Le Larousse 1960
Nous avons choisi cette édition parce qu’à cette date le traité de Rome vient juste d’être signé et à peine mis en place avec seulement six pays. Ce dictionnaire donne sans discussion les limites de l’Europe telles que les géographes l’admettent : 10 236 000 km2. Il ajoute que la frontière du Caucase est bien marquée, mais celle de l’Oural très conventionnelle. Toujours pas un mot sur le Bosphore, pourtant si peu évident comme frontière ! Ce Larousse ajoute, là encore sans discussion : « Le continent européen présente, tant du point de vue naturel qu’au point de vue humain, une incontestable originalité » (malgré sa diversité).
Passant à la partie historique, le dictionnaire assimile l’Europe du Moyen Âge à la « chrétienté occidentale ou romaine », notamment avec Charlemagne, puis avec les papes à partir du XIe siècle. Après la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453 : « On peut alors limiter l’Europe au domaine des États chrétiens : ses frontières ne dépassent plus la Finlande, la Pologne, l’Autriche à l’est. » En d’autres termes, pour parler de limite de l’Europe, il faut opposer celle-ci à quelque chose d’autre, ici à l’Asie, et c’est une manière d’opposer les chrétiens aux musulmans, voire aux religions des pays plus lointains.
La Renaissance, dit-on alors, se caractérise par l’expansion européenne et la stagnation asiatique : « L’unité de la chrétienté occidentale rompue, la notion de solidarité européenne se laïcise et tend à se confondre avec le dogme de la supériorité des Blancs. La Russie orthodoxe étant rentrée dans le cadre de l’Europe avec le règne de Pierre le Grand (1689-1725), qui copie les institutions européennes, les limites géographiques de cette partie du monde se fixent pour longtemps à l’Oural et à la Caspienne et au Caucase, qui séparent les Russes des peuples qu’ils vont coloniser. » La guerre de Trente Ans (1618-1648), où les enjeux de pouvoirs sont exprimés selon l’antagonisme entre catholiques et protestants, est présentée de façon diplomatique et épique, parfois économique ; les millions de morts et les atrocités, famines, épidémies, « innombrables violences et massacres », sont seulement évoqués au détour d’une phrase. Le siècle des Lumières, la Révolution française et l’aventure napoléonienne semblent prolonger cette ère de guerres incessantes.
Après le congrès de Vienne (1814-1815), quatre ou cinq « grands » (Angleterre, Prusse, Autriche, France, Russie, plus l’Empire ottoman en déclin) se partagent l’Europe sous des formes diverses. L’historien (de droite) Thierry Lentz estime que le résultat de ces négociations a permis cent ans de paix globale en Europe (la guerre franco-prussienne n’étant pour lui qu’un conflit local) ; c’est un point de vue, qu’on n’est pas forcé de partager. En tout cas, le XIXe siècle correspond aussi à l’éveil des consciences nationales, y compris dans les empires, et les puissances occidentales bâtissent des « empires » coloniaux, dont le partage est largement à l’origine de la Première Guerre mondiale. Deux dynamiques politiques et territoriales semblent donc à l’œuvre : l’État-nation et l’empire.

« Les limites d'un ensemble ne peuvent être définies que face à autre chose, elles sont liées à des intérêts, lesquels s'expriment de façon culturelle, religieuse, politique, “entre le visible et l'invisible”, que ce soit dans le sens nord/sud ou ouest/est. »

Ce dictionnaire présente ainsi la suite. Les guerres mondiales ont mis fin à ce compromis et l’idée d’une Europe politique unie, voire fédérale, a mûri progressivement, une telle fédération a même été proposée par Aristide Briand en septembre 1929. Certes, le processus a été retardé par Hitler, mais il s’est remis en marche juste au lendemain de la dernière guerre, de façon partielle à cause du « rideau de fer ». C’est aussi l’Europe du plan Marshall. Le Conseil de l’Europe, institution peu connue, qui voit le jour le 5 mai 1949, comprend la Grande-Bretagne et la Turquie ; il n’a pas une grande efficacité et fonctionne un peu comme un forum, plus tard parfois comme une boîte à outils pour l’Union européenne. Le vrai point de départ serait la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA), traité signé le 18 avril 1951, entré en vigueur le 10 février 1953, entre six pays, la France, l’Allemagne, l’Italie et le « Benelux ».
On notera à ce sujet que, dans ces conditions, la question des « frontières de l’Europe » ne se pose pas, puisque ce début d’Europe, prélude au traité de Rome de 1957, se construit d’abord, sous l’égide des États-Unis, contre l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et ses alliés. Il y a une volonté d’intégrer la République fédérale d’Allemagne (RFA) et de contrôler sa puissance. Par certains côtés, du moins au début, cette « petite » Europe se fait aussi contre la Grande-Bretagne.
Comme l’a remarqué Pascal Luccioni dans La Pensée (janvier-mars 2013), « l’idée européenne » est souvent présentée comme « une sorte de bloc, de masse rigide que l’on pourra ensuite opposer à d’autres masses – l’Europe contre l’Asie, etc. – et dont on pourrait suivre les avatars au cours des siècles ». Mais cette opposition symétrique est « une vue de l’esprit », car les positions évoluent ; « l’Europe peine à définir sa place et ce qui fait son unité dans un monde de plus en plus divers et cosmopolite ». Les valeurs affichées (la liberté et la démocratie) se déclinent également dans une logique de supériorité et de domination par rapport au reste du monde.

L’Europe. Encyclopédie historique
Cet ouvrage comporte un demi-millier de chapitres, il n’est donc pas question ici d’en faire le tour. La notion d’Europe est bombardée par tous les points de vue classiques (histoire, géographie, sciences, cultures, religions, droit, vie quotidienne), mais aussi sous des angles inattendus (les mythes et les symboles, le sport, la santé, le vin et le sucre, les langues, les bandits et les mercenaires, l’archéologie, le matériel, les colonies, etc.). Nous retiendrons seulement quelques aspects.
La partie « Frontières et périphéries » montre bien le caractère historique, donc largement artificiel, de ces distinctions. Les limites d’un ensemble ne peuvent être définies que face à autre chose, elles sont liées à des intérêts, lesquels s’expriment de façon culturelle, religieuse, politique, « entre le visible et l’invisible », que ce soit dans le sens nord/sud ou ouest/est. Elles ont varié : sujets de l’Empire romain (d’Occident et d’Orient) contre peuples venus du nord ou de l’est, catholiques/ protestants, christianisme/ islam, rive gauche/ rive droite du Rhin... Ainsi donc, la présentation unilatérale de l’Europe comme « judéo-chrétienne » ou comme « gréco-latine » est-elle une erreur ou une tromperie. Où mettre la Bosnie musulmane, où mettre Chypre qui se situe aux portes de la Turquie et de la Palestine, que faire des Arméniens ? Et la grande discontinuité vers le sud n’est-elle pas davantage le Sahara que la Méditerranée ? Établir une frontière, au sens de limite, est bien difficile, on cherche toujours alors des éléments d’identification pour se distinguer.
L’ouvrage montre aussi à maints endroits l’importance des moyens matériels de communication pour constituer et délimiter une entité : la qualité des voies terrestres, la possibilité de naviguer au-delà du cabotage, la révolution des chemins de fer, le téléphone et Internet, tout cela a bouleversé les relations entre pays dits européens ou non. De même, la République des Lettres au XVIIIe siècle, la diffusion d’inventions et de découvertes (souvent capitales pour la vie quotidienne), du théâtre, de la musique, de l’architecture font émerger des frontières floues, fluides et différentes pour chaque registre.
Cette nouvelle encyclopédie historique, dont il faudrait rendre compte de façon bien plus étendue, montre de façon convaincante les possibilités de réponses multiples, même pour des interrogations apparemment simples et anodines. En d’autres termes, la question « Qu’est-ce que l’Europe ? » ne se résout pas seulement par l’examen des mers et des montagnes, par le résultat de quelques guerres d’autrefois ou par la volonté des hommes d’affaires autour des Bourses de Londres, Paris et Francfort. Il s’agit d’une construction permanente où les enjeux sont divers et souvent dérobés à notre vue. La notion de frontière-limite a un sens pour un État : elle détermine l’étendue de son pouvoir. Est-elle pertinente pour une entité comme l’Europe ?

Ernest Brasseaux est historien des sciences.


Quelle est la région la plus pauvre de l’Union européenne?

« Ce doit être quelque part en Roumanie ou en Bulgarie », nous répond-on toujours. Eh bien non, c’est Mayotte. En effet, si l’UE n’est pas toute l’Europe « géographique », elle contient par ailleurs divers reliquats des colonies de ses membres, situées en Afrique (Réunion), en Amérique (Antilles, Groenland) ou au milieu de l’Atlantique (Açores, Canaries).

Cause commune n° 9 • janvier/février 2019