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L’Union européenne se révèle jour après jour de plus en plus autoritaire et toxique pour les peuples européens, soumis aux règles de la concurrence et étranglés par les diktats budgétaires constitutionnalisés. Faut-il pour autant rompre avec l’UE et sortir de l’euro ? Pour le PCF il faut prendre le pouvoir sur l’argent grâce à des luttes convergentes pour une autre Europe et une autre mondialisation.

Quel est le projet économique du PCF sur l’Europe ?
Il est absolument indispensable de changer l’Europe pour changer la France et le monde ; il faut une autre Europe pour une autre mondialisation. Pour répondre aux périls qui menacent les Européens et l’ensemble de l’humanité, il faut arracher le pouvoir au capital, partout où il s’exerce. Concrètement, jouir de la propriété des moyens de production, c’est exercer le pouvoir de décider à quoi vont servir les profits des entreprises, les fonds placés sur les marchés financiers, les crédits bancaires. Il s’agit d’un processus de luttes à tous les niveaux. L’Union économique et monétaire européenne, avec la banque centrale européenne (BCE) prétendument « indépendante », est un de ces niveaux, un lieu stratégique pour la conquête de pouvoirs sur l’argent. Les enjeux sont en réalité très larges et incluent des éléments politiques, sociaux, économiques, écologiques.
On a besoin d’une coopération européenne pour faire face à la mondialisation capitaliste actuelle et pour la changer radicalement. Mais cette coopération doit être totalement différente de ce qui existe aujourd’hui. Pas une institution et des règles totalement pilotées par le capital : le capital est dans la concurrence, dans la lutte de tous contre tous. On a besoin de coopérer entre travailleurs, dans chaque entreprise, entre entreprises, dans et entre régions, pays, entre les pays européens et extra-européens à l’est et au sud.

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Pour conquérir la BCE, ne faut-il pas d’abord « prendre » les États qui ont choisi de la rendre prétendument « indépendante » ?
Je ne crois pas. Je pense qu’il y a une conception de la construction européenne qui est fondamentalement soumise à la dictature des marchés financiers. C’est la forme prise depuis l’acte unique européen (1986) et Maastricht (1992). Les classes dominantes européennes ont choisi de s’intégrer à la mondialisation financière dominée par Wall Street en organisant les politiques économiques et sociales européennes en fonction d’un objectif : tenter une rivalité avec les États-Unis dans l’attraction des capitaux, mais en respectant les règles du jeu fixées par l’impérialisme américain. Cela induit un certain type de construction institutionnelle qui a pour objet de garantir que les politiques économiques, les critères de financement et la gestion des entreprises obéiront aux normes fixées par les marchés financiers. L’indépendance de la BCE vise à mettre les marchés à l’abri des volontés démocratiques. C’est pareil au niveau des règles budgétaires : le pacte de stabilité, c’est pour convaincre les marchés que, quoiqu’il arrive, aucune politique économique ne s’écartera des objectifs fixés par les marchés financiers.

« Pour répondre aux périls qui menacent les Européens et l'ensemble de l'humanité, il faut arracher le pouvoir au capital, partout où il s’exerce. »

Certes, la construction de la BCE est aussi le fruit d’un compromis franco-allemand. L’équilibre des forces au sein de cette institution dépend des rapports de forces intereuropéens. L’Allemagne domine par la puissance de son industrie, de ses capitaux... et fait bénéficier le capital allemand des sources de profit procurées par une zone dominée autour d’elle, qui est le reste de la zone euro et de l’Europe de l’Est. Il faut bien voir que cela génère des tensions internes à la BCE, entre les différentes nations, et que l’Allemagne n’a pas toujours gagné. Par exemple, les représentants allemands présents à la BCE, qui se faisaient les garants de l’orthodoxie des traités, ont été mis en minorité sur les achats de titres sur les marchés financiers.

Comment s’opérerait la prise du pouvoir sur l’argent ?
L’objectif stratégique est de réorienter le crédit bancaire en faveur de projets visant non pas la rentabilité des capitaux, mais répondant à des objectifs précis en matière économique (création efficace de richesses dans les territoires), sociaux (emploi, salaires, formation) et écologiques (économies d’énergie et de matières premières). Pour cela, partout où on prend des décisions sur le crédit bancaire, il faut se battre  : depuis l’obtention d’un financement pour les investissements d’une PME ou d’une collectivité locale, jusqu’à la mobilisation du crédit au niveau régional, avec des fonds régionaux pour l’emploi et la formation, avec un pôle financier public au niveau national, une monnaie commune mondiale contre l’hégémonie du dollar au niveau mondial. J’explique tout cela dans mon livre Sept leviers pour prendre le pouvoir sur l’argent (Éditions du Croquant, 2017). Dans cette cohérence d’objectifs et de conquête de pouvoirs, l’UE est un échelon déterminant. On veut s’attaquer à la fois à la politique des États, aux règles européennes et à leur cœur, l’euro et la politique de la BCE. On pense que c’est possible à partir des luttes. C’est évidemment une voie pleine de difficultés et d’obstacles, mais c’est la seule qui permette de construire un rapport de forces politique et de gagner dans les esprits l’adhésion à une autre Europe.

Quelles batailles ont été lancées en France et en Europe sur ce thème ?
Il y a des batailles dans les entreprises : dans l’industrie chimique, les propositions de la CGT, qui ont permis de sauver l’entreprise Kem One, interpellaient la responsabilité des pouvoirs publics, mais aussi celle des partenaires industriels de l’entreprise (Total, Arkema, EDF…), celle de BPI France et des banques privées, et celle de la Banque de France et de la BCE. Et il y a les batailles pour le développement des services publics. En particulier, l’appel lancé en lien avec la fédération CGT des cheminots, des juristes, des économistes en juin dernier : « Dette de la SNCF et développement des services publics : l’argent des banques et de la BCE pour le service public, pas pour la finance », pour que l’argent de la BCE serve à financer le développement du service public du transport ferroviaire en Europe. Cette idée de l’argent de la BCE pour les services publics a aussi beaucoup marqué les états généraux du progrès social de février dernier. On avait, deux ans plus tôt, participé à une campagne européenne qui s’appelait Money for people pour que les achats de titres de la BCE servent aux citoyens européens, en particulier pour financer les services publics par l’intermédiaire d’un fonds de développement économique, social et écologique, européen solidaire.

Comment peut-on être à la fois pour une monnaie unique et contre
la fédéralisation des politiques économiques ? Est-ce vraiment cohérent ?
On pourrait dire, d’une certaine façon, que notre proposition vise à « défédéraliser » la BCE pour la placer sous la souveraineté des citoyens et des peuples. Les projets pour lesquels nous voulons mobiliser le pouvoir de création monétaire de la BCE seront définis dans chaque pays, de façon démocratique, par les travailleurs et les citoyens concernés. Donc, on fait pression sur la BCE pour que les décisions tiennent compte du local. Il faut imaginer une planification démocratique et décentralisée, « du bas vers le haut », avec des mécanismes de coopération décentralisés sur la base d’une cohérence donnée par les critères d’efficacité sociale, écologique et économique. Si on mettait en place ce fonds, il y aurait aussi des investissements en Allemagne où le besoin de développement des services publics est grand.

« Il faut imaginer une planification démocratique et décentralisée, “du bas vers le haut”, avec des mécanismes de coopération décentralisés sur la base d’une cohérence donnée par les critères d’efficacité sociale, écologique et économique. »

Mais cela n’implique pas de fédéraliser les politiques économiques. Il y a des intérêts convergents entre les peuples, contre le même adversaire : le capital. Par exemple, même si une fraction très puissante du capital allemand est hostile à la coopération, le mouvement syndical allemand est favorable à la coopération en Europe et contre l’austérité.

Denis Durand est économiste, membre du conseil national du PCF.
Propos recueillis par Constantin Lopez.

Cause commune n°9 • janvier/février 2019