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De la politique de l’Union soviétique au Proche-Orient, on retient, à juste titre, qu’elle fut à divers degrés pro-arabe. Sauf dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale : elle s’engagea alors aux côtés des forces juives de Palestine, puis du jeune Israël. Ce moment peu connu de l’action de l’URSS mérite d’être analysé, car il a contribué à la victoire de l’État juif naissant sur ses voisins.

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Initié par l’ambassadeur soviétique à Londres, Ivan Maïski, dès 1941, ce rapprochement entre Moscou et le mouvement sioniste constitue une véritable volte-face. Polémiquant avec les autonomistes culturels du Bund, Lénine, dès 1903, assurait : « Absolument inconsistante au point de vue scientifique, l’idée d’un peuple juif spécial est, par sa portée politique, réactionnaire. [Elle] contredit les intérêts du prolétariat juif en créant chez lui un état d’esprit hostile à l’assimilation, l’état d’esprit du “ghetto”. »
Portés au pouvoir par la Révolution d’octobre, les bolcheviks libèrent les juifs des discriminations qu’ils subissaient sous le tsarisme. Ils ne les considèrent pas comme un peuple, mais comme une minorité nationale avec sa religion, ses traditions et sa langue, le yiddish. Ils croient en l’égalité en droit et en l’assimilation de cette population.
En 1921, Karl Radek, au nom du Komintern, déclare : « Dès l’avènement de la République soviétique internationale, les masses juives de chaque pays passeront au travail productif et ne seront pas obligées d’émigrer […]. Le programme de Palestine est un résidu des vieilles conceptions chauvinistes. » En 1934, pourtant, une sorte de « Palestine juive » yiddishophone voit le jour à huit mille kilomètres de Moscou, au Birobidjan, aux confins de la Chine. « Les prolétaires juifs ont leur patrie, l’URSS, et un État national qui leur appartient en propre », déclare alors le président soviétique Mikhaïl Kalinine.
Rien de tout cela ne déracine un antisémitisme séculaire. Les saillies antijuifs du nouveau régime n’empêchent pas Staline de qualifier cyniquement l’antisémitisme de « survivance des pratiques barbares du cannibalisme ».
Fin 1942, le Kremlin favorise même la création du Comité antifasciste juif (CAJ), afin de mobiliser les juifs à travers le monde en faveur de l’URSS. Il s’agit aussi d’exercer une pression sur le gouvernement des États-Unis en faveur de l’ouverture d’un second front en Europe. Avec l’aval de Staline, le CAJ décide de préparer un Livre noir sur l’extermination des juifs en URSS occupée. Entre l’invasion hitlérienne du 22 juin 1941 et le départ du dernier soldat allemand en 1944, près de deux millions de juifs seront exterminés. Les historiens datent de l’été 1941 le passage du massacre au génocide, lorsque les tueurs commencent à liquider femmes et enfants.

« L’analyse la plus solide est bien celle qui invoque la volonté soviétique de chasser les Britanniques de Palestine afin de miner leur influence, vacillante, au Moyen-Orient. »

Que les célèbres Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman coordonnent les recherches donne un écho considérable à ce Livre noir, appelé à souligner la spécificité du judéocide dans les crimes du nazisme et de ses complices autochtones. La direction communiste désire mettre en avant l’héroïsme des peuples soviétiques en général. Le Livre noir devient ainsi le baromètre de la politique de Staline vis-à-vis des juifs – jusqu’en 1947, où il est interdit. Entretemps, la répression antisémite a pris de l’ampleur.

Une vaste campagne « anti-cosmopolite »
Les rapports hostiles au nationalisme bourgeois se multiplient à partir de 1946. L’année suivante, l’idéologue Andreï Jdanov lance une vaste campagne anti-cosmopolite. En 1948, le Politburo dissout officiellement le CAJ. L’escalade se poursuit avec le procès (secret) du CAJ en 1952 : treize de ses dirigeants sont exécutés. Suivent l’arrestation de nombreux écrivains juifs, la fermeture de journaux et de théâtres yiddish, le retrait des livres d’auteurs juifs des bibliothèques… Le 1er décembre, Staline déclare au Politburo : « Tout nationaliste juif est un agent des services secrets américains. » La purge va crescendo jusqu’à l’affaire des « Blouses blanches », ces médecins juifs accusés d’avoir tenté d’assassiner Staline. Seule la mort de ce dernier met fin à la répression.
En réalité, le véritable tournant s’est produit le 16 octobre 1948 : ce jour-là, pour Rosh Hachana (le Nouvel an juif), 50 000 juifs moscovites fêtent à la Grande synagogue la première ambassadrice d’Israël, Golda Meïr. Cette mobilisation se répète lors de la fête de Kippour (le Grand pardon). Dans La Pravda du 21 septembre, Ilya Ehrenbourg avait pourtant mis en garde ses « frères » : « L’avenir des travailleurs juifs de tous les pays est lié à celui du socialisme. Les juifs soviétiques, avec tout le peuple soviétique, travaillent à la construction de leur mère patrie socialiste. Ils ne regardent pas vers le Proche-Orient – ils regardent uniquement vers le futur. » Staline fait d’ailleurs un exemple spectaculaire : l’épouse de son ministre des Affaires étrangères Viatcheslav Molotov est déportée pour avoir discuté en yiddish avec la représentante d’Israël lors d’une réception…

« La parenthèse « sioniste » se ferme complètement en 1955 : Moscou, renouant avec l’esprit du Premier Congrès des peuples d’Orient de Bakou (septembre 1920) se tourne vers le monde arabe. »

Le vrai mystère de ce grand écart entre aide aux juifs de Palestine et répression de ceux d’URSS tient moins à l’antisémitisme prêté à Staline qu’à sa volonté de maintenir le caractère pyramidal du système. Sa hantise, c’est d’empêcher toute minorité de conquérir son autonomie. A fortiori les juifs, car l’influence du CAJ en URSS comme en Occident préoccupe le Kremlin.

 « Une politique hypocrite et inamicale »
C’est pourquoi la répression antijuifs trouve des échos dans les démocraties populaires. En témoignent les procès qui s’y multiplient, de Budapest (1949) à Prague (1952), contre des dirigeants communistes souvent juifs et désignés comme sionistes.
Entre-temps, les relations entre Moscou et Tel-Aviv se sont rapidement dégradées, au fur et à mesure qu’Israël s’est arrimé à l’Occident. À l’automne 1950, l’ambassadeur soviétique Pavel Erchov se plaint : « La politique de l’actuel gouvernement d’Israël à l’égard de l’Union soviétique et des démocraties populaires est une politique hypocrite et inamicale. » Le fossé se creuse surtout avec l’entrée dans la Guerre froide, et notamment dans la guerre de Corée qui se déclenche le 25 juin 1950. Le 12 février 1953, en pleine affaire des Blouses blanches et après un attentat contre la légation soviétique, c’est la rupture.
La clé des zigzags de Moscou entre les juifs de Palestine et d’URSS, tout au long des dix ans qui vont de 1943 à 1953, est que la politique extérieure soviétique obéit moins à l’idéologie qu’aux intérêts d’État de l’URSS, tels que Staline les conçoit. C’est sans illusion que Moscou déploie son soutien aux forces armées sionistes, qui combattent pour un État juif aussi grand et « homogène » – c’est-à-dire épuré de ses Arabes – que possible. L’URSS espère ainsi chasser de Palestine et du Moyen-Orient une Grande-Bretagne épuisée par la guerre et incapable d’y entretenir 100 000 hommes aux prises avec le terrorisme sioniste.
D’où le soutien multiforme de Moscou aux dirigeants sionistes palestiniens, puis israéliens. Son analyse doit beaucoup à la plongée pionnière effectuée par Laurent Rucker dans les archives soviétiques pour son ouvrage Staline, les juifs et Israël.
Le soutien soviétique s’affirme d’emblée sur le plan diplomatique. Le 14 mai 1947, Andreï Gromyko, ambassadeur de l’Union soviétique au Conseil de sécurité de l’ONU, monte à la tribune de l’Assemblée générale. Les malheurs et les souffrances extraordinaires du « peuple juif » pendant la guerre, l’impuissance de l’Occident à le défendre et le sort des survivants « sans patrie, sans abri et sans moyen de subsistance » expliquent, dit-il, « l’aspiration des juifs à la création d’un État à eux ». L’Union soviétique se prononce pour « un État judéo-arabe unique avec droits égaux pour les juifs et les Arabes », mais – enchaîne-t-il à la surprise générale – « s’il se trouvait que cette solution fut irréalisable en raison des relations de plus en plus tendues entre juifs et Arabes », elle prônerait « le partage de ce pays en deux États indépendants, un État juif et un État arabe ».
Avec les démocraties populaires, Yougoslavie exceptée, l’URSS contribue décisivement, le 29 novembre 1947, à la majorité des deux-tiers requise pour l’adoption du plan de partage. Moscou se battra pour son application jusqu’à la proclamation de l’indépendance d’Israël le 14 mai 1948. Trois jours plus tard, Moscou sera la première puissance à reconnaître de jure Israël.

Même sur les réfugiés, Moscou soutient Tel-Aviv
L’URSS soutiendra ensuite en permanence l’État juif au sein de l’ONU, jusqu’à son admission le 12 mai 1949. Pour permettre l’entrée de son pays dans la nouvelle organisation internationale, la délégation israélienne à la Conférence de paix de Lausanne a dû signer avec les Arabes un protocole où elle reconnaît la résolution 181 du 29 novembre 1947 – donc le droit des Arabes palestiniens à un État – et la résolution 194 du 11 décembre 1948 – donc le droit au retour ou/et à compensation des réfugiés.
Diplomatique, l’engagement soviétique se présente aussi comme politique : le Kremlin impose le choix du partage au mouvement communiste, et d’abord au PC palestinien et à d’autres PC arabes, quitte à y provoquer remous et scissions. En France par exemple, rompant avec sa tradition antisioniste, L’Humanité présente la naissance d’un État juif comme la « revanche d’Auschwitz ».
À partir de la fin mars 1948, Staline fait livrer par Prague à la Hagana de grandes quantités d’armement, y compris chars et avions. Au cours d’une première phase, en avril-mai 1948, les armes tchèques permettent aux forces juives de mettre en œuvre le plan Dalet et de s’emparer ainsi de la plupart des grandes villes arabes. Ainsi équipée, la Hagana s’engage dans la bataille pour « nettoyer » la route de Jérusalem, au cours de laquelle se produira le premier grand massacre : celui de Deir Yassine, le 9 avril 1948. Dans une seconde phase, les armes tchèques aideront le jeune Israël à faire face simultanément aux cinq contingents arabes : égyptien, irakien, syrien, libanais et surtout transjordanien.
Les livraisons d’armes tchécoslovaques se poursuivront jusqu’en février 1951. Au total, estime Laurent Rucker, pendant la seule première année, Prague livrera 25 000 fusils Mauser, 60 millions de cartouches 10 000 baïonnettes, 5 000 mitrailleuses légères, 880 mitrailleuses lourdes, 250 pistolets, 22 tanks, 1 million de cartouches antichar, 84 avions de combat et près de 10 000 bombes…

Modifier les rapports de force démographiques
Laurent Rucker a mis en lumière une autre dimension décisive de l’aide de Moscou : l’URSS incite les démocraties populaires à laisser leurs juifs aller prêter main-forte à leurs six cent mille « frères » en Palestine, soit un tiers de la population totale : les dirigeants sionistes savent qu’ils doivent modifier ce rapport de force démographique. Grâce au feu vert soviétique, cent cinquante mille juifs polonais gagnent en 1946 les zones d’occupation américaine et britannique d’Allemagne, où ils rejoignent les camps de personnes déplacées. Puis, de 1946 à 1948, 96 % des juifs arrivés en Palestine, pour moitié clandestinement, proviennent d’Europe, dont 80 % de Pologne, de Roumanie, de Tchécoslovaquie et de Hongrie.
Après le 14 mai 1948, la question de l’immigration devient plus vitale encore : le jeune Israël a absolument besoin de nouveaux soldats et ouvriers. « Plus de trois cent mille juifs originaires d’Europe de l’Est sont arrivés en Israël entre le 15 mai 1948 et la fin de l’année 1951, soit environ la moitié du nombre total d’immigrants au cours de la période intéressée », écrit Laurent Rucker. À une seule exception près : l’Union soviétique elle-même, dont le pouvoir n’autorise officiellement que cinq cents juifs à émigrer vers Israël.
Ce soutien massif et multidimensionnel de l’Union soviétique aux forces juives constitue évidemment, à l’époque, une surprise. En témoigne le dirigeant sioniste Nahum Goldmann, qui exprime dans ses mémoires son « grand étonnement, car les milieux juifs comme non juifs avaient pris l’habitude de considérer les Soviétiques comme les ennemis acharnés du sionisme ».
Selon certains historiens, notamment Hélène Carrère d’Encausse, Staline espérait que l’État juif finirait par se joindre au camp communiste. Cette vision rejoint une certaine propagande de droite américaine, fondée sur le fait que le parti de Ben Gourion « est issu de l’Union soviétique et de ses États satellites ».
Sauf que Staline est peu sujet à la naïveté. Dès août 1948, il observe comment le Premier ministre israélien, David Ben Gourion accueille le premier ambassadeur américain, James Grover McDonald. Cinq mois plus tard, aux premières élections, le Maki (communiste) et le Mapam (sioniste de gauche) n’obtiennent respectivement que 3,5 % et 15 % des voix. Et surtout, on l’a vu, Israël choisit dès 1950 le camp occidental lors de la Guerre de Corée.

Chasser les Britanniques de Palestine
L’analyse la plus solide est donc bien celle qui invoque la volonté soviétique de chasser les Britanniques de Palestine afin de miner leur influence, vacillante, au Moyen-Orient. Les États-Unis poursuivent d’ailleurs exactement le même objectif, mais eux veulent y prendre la relève d’un Royaume-Uni déjà bousculé en Inde et ailleurs. Cette convergence d’un moment, qui se traduit par le soutien de Moscou et de Washington au plan de partage onusien de la Palestine, serait incompréhensible si l’on oubliait que Soviétiques et Américains mesurent déjà le caractère stratégique d’une région qui constitue le carrefour de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, détient les plus grandes réserves de pétrole du monde et constitue la ceinture méridionale de l’URSS.

« La clé des zigzags de Moscou entre les juifs de Palestine et d’URSS, tout au long des dix ans qui vont de 1943 à 1953, est que la politique extérieure soviétique obéit moins à l’idéologie qu’aux intérêts d’État de l’URSS, tels que Staline les conçoit. »

Cette stratégie de Moscou et de Washington va réussir au-delà de leurs espérances. L’échec du Royaume-Uni en Palestine entraîne son déclin progressif dans toute la région : de la révolution des Officiers libres en Égypte (1952) au renversement de la monarchie à Bagdad (1958), jusqu’au départ du dernier soldat britannique du golfe Arabo-Persique (1971).
Cet effacement profite toutefois nettement plus aux États-Unis qu’à l’Union soviétique : Truman, dès les années 1950, met sur pied un système de « défense » occidental, de la Déclaration tripartite du 25 mai 1950 au Pacte de Bagdad du 24 février 1955. Staline, lui, n’a recueilli quasiment aucun fruit de son pari sur Israël.

La parenthèse sioniste se referme
Après sa mort, ses successeurs ne tarderont pas à rompre avec Israël et à lorgner vers ses voisins arabes. Pourquoi ce nouveau retournement ? Laurent Rucker invoque deux facteurs essentiels. D’abord un facteur externe : Israël a perdu tout intérêt stratégique pour l’URSS, qui ne peut plus l’instrumentaliser afin d’approfondir les « contradictions interimpérialistes ». Ensuite un facteur interne : en URSS, le « sionisme » redevient un ennemi au même titre que l’« impérialisme » ou le « titisme ». C’est pourquoi, note Rucker, « la contradiction entre la politique intérieure – de répression des juifs d’URSS – et la politique extérieure – de neutralité passive à l’égard d’Israël – est devenue insurmontable »
La parenthèse « sioniste » se ferme complètement en 1955 : Moscou, renouant avec l’esprit du Premier Congrès des peuples d’Orient de Bakou (septembre 1920) se tourne vers le monde arabe. En guise de première étape, elle conclut avec l’Égypte de Nasser un contrat de livraison d’armes. Peu après, pendant la guerre de Suez (1956), elle se tient aux côtés des Arabes et joue un rôle décisif, avec les États-Unis, dans le coup d’arrêt porté à l’agression israélo-franco-britannique. Trente ans durant, l’URSS sera le grand allié du monde arabe contre son ancien allié israélien.
Devant le Soviet suprême, Nikita Krouchtchev semblera amnésique : « Nous comprenons les aspirations des peuples arabes qui luttent pour leur pleine libération de la domination étrangère. En conséquence, nous ne pouvons que condamner les actions d’Israël qui, depuis les premiers jours de son existence, a menacé ses voisins et adopté une politique hostile à leur égard. Il est clair que cette politique ne sert pas les intérêts d’Israël et que ceux qui l’adoptent bénéficient du soutien des puissances impérialistes […] Elles aspirent à utiliser Israël comme un instrument contre les peuples arabes avec pour objectif d’exploiter impitoyablement les richesses de la région. »
Le ministre israélien des Affaires étrangères, Abba Eban, lui, n’a rien oublié : « En 1948, reconnaît-il, Moscou nous avait soutenus parce que nous étions le meilleur garant du départ des Britanniques de Palestine. Une attitude identique de la part des pays arabes vis-à-vis de la Grande-Bretagne et de ses alliés amena par la suite les Russes à adopter une attitude pro-arabe. »
La meilleure synthèse est signée de l’historien israélien Yaacov Ro’i : « La dispute judéo-arabe plaça l’URSS devant un dilemme. À court terme, le Yichouv apparaissait comme la plus importante des deux parties localement en conflit, du point de vue et de son potentiel militaire et de sa détermination politique ; mais tout compte fait – une fois la tâche immédiate de mettre fin à la domination britannique accomplie – les Arabes, malgré leur orientation actuelle pro-britannique, seraient naturellement le facteur le plus important. »

Dominique Vidal est journaliste et historien.

Cause commune32 • janvier/février 2023