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Des différences d’approche existent sur la RTT et le revenu universel. Le PCF pour sa part associe l’objectif des trente-deux heures à un projet d’émancipation vis-à-vis du capitalisme.

À rebours de l’histoire
Dans une marche à reculons de l’histoire, les classes dominantes et les pouvoirs politiques qui les soutiennent multiplient dans la plupart des pays développés les contre-réformes pour allonger le temps de travail salarié. En France, depuis l’inversion de la hiérarchie des normes instituée par la loi El Khomri (2016) et les ordonnances-travail Macron (2017) qui font prévaloir l’accord d’entreprise, même défavorable, sur les normes collectives sectorielles ou nationales, se multiplient les « accords de compétitivité » qui augmentent le temps de travail. Le projet de recul de l’âge de la retraite est fait pour allonger le temps de vie au travail. Le nouveau credo : « travailler plus pour gagner moins ».

La durée du travail : un enjeu de classe dans le capitalisme
La durée du travail est un enjeu de classe majeur dans les rapports capital/travail, que l’analyse marxiste décrit avec le concept de plus-value ou temps de travail gratuit à l’origine du profit accaparé par le capital. La plus-value augmente avec le temps de travail, mais aussi avec son intensité et sa productivité. La réaction du patronat aux 35 heures (lois Aubry de 1998) fut précisément d’augmenter l’intensité et la productivité du travail en décomptant les temps de pause, en contrôlant plus sévèrement les horaires et les absences, en généralisant la flexibilité annuelle du travail. Ces faits sont mentionnés dans le rapport d’enquête parlementaire Benoît-Romagnan de décembre 2014, qui évalue à un quart la proportion de salariés dont les conditions de travail se sont aggravées.

« Allonger le temps de travail renforce le blocage du marché du travail, avec ses pénuries de mains d’œuvre, ses carences en formation, des taux de démission élevés et le refus d’asservir sa vie à un travail qui n’a plus de sens. »

Avec des engagements de « modération salariale » en échange de la RTT, en fait « un gel des salaires, de dix-huit mois en moyenne – et même un peu davantage en réalité –, ce qui s’est donc traduit par une perte de pouvoir d’achat » selon Éric Heyer, économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), cité dans le rapport d’enquête parlementaire, on comprend que les taux de marge, donc les profits des entreprises, n’aient pas été affectés par les 35 heures.

La crise systémique de productivité
La question de la productivité, centrale dans la répartition des revenus entre salaires et profits, reflète aussi le mode de croissance économique capitaliste qui surdéveloppe le capital matériel et financier, élimine le travail vivant et détruit des collectifs de travail au gré des restructurations. Cette croissance-là se grippe, les gains de productivité du travail se réduisent. La réponse capitaliste est d’allonger le temps de travail, mais elle renforce du même coup le blocage du marché du travail, avec ses pénuries de mains d’œuvre, ses carences en formation, des taux de démission élevés et le refus d’asservir sa vie à un travail qui n’a plus de sens.

La RTT pour « partager » le travail ?
La sortie de crise systémique du capitalisme passe par des créations massives d’emplois et des dépenses de formation d’une ampleur inédite pour répondre aux besoins d’une nouvelle industrialisation, de transformation écologique et de services publics. Le débat existe pourtant à gauche sur la possibilité de créer massivement des emplois.

« Le revenu universel ou « citoyen » repose sur la conviction d’une limite absolue à l’offre d’emplois. »

C’est ce qui explique largement les différences d’approches sur la RTT et sur le revenu universel. Le revenu universel ou « citoyen », défendu en 2017 par Benoît Hamon, en 2022 par Yannick Jadot, repose sur la conviction d’une limite absolue à l’offre d’emplois en raison des technologies, de la concurrence et des contraintes de rentabilité. C’est ce même présupposé qui sous-tend certaines propositions de RTT, vues sous l’angle d’un « partage du travail ». L’exposé des motifs de la proposition de loi sur la RTT de Mathieu Orphelin (avril 2022) indique : « la perspective du retour d’une croissance forte permettant la création d’un grand nombre d’emplois paraît datée aujourd’hui. Un meilleur partage de l’emploi et des ressources peut en revanche résorber le chômage et la précarité ». Le corollaire de cette vision « partage du travail » est un financement qui ne coûte rien – ou presque – aux entreprises, par le biais d’exonérations de cotisations sociales ou d’une flexibilisation du travail par l’annualisation qui fait disparaître le surcoût des heures supplémentaires.

La RTT, élément d’un projet d’émancipation vis-à-vis du capitalisme
Les pressions patronales et l’explosion du code du travail ont affaibli la bataille syndicale et politique sur la RTT. Pour la CFDT, la réduction du temps de travail n’est plus le sujet important : passent avant les questions liées à la rémunération, la pénibilité et aux conditions de travail. Le PS a abandonné toute proposition de RTT. EELV et LFI avancent prudemment sur les 32 heures, dont l’issue est confiée à la négociation. La CGT continue à en faire une revendication majeure, qui pourrait être à l’origine de la création de quatre millions d’emplois, en excluant tout financement par exonération de cotisations sociales ou recours à l’intensification du travail. Le Parti communiste porte également cet objectif des 32 heures, qu’il associe à un projet d’émancipation du marché du travail : la sécurité d’emploi et de formation, où le chômage est appelé à disparaître grâce à une garantie de revenu associée à un emploi ou une formation, et non plus à l’exclusion du monde du travail comme le revenu universel. Ce projet de société suppose des conquêtes de pouvoirs de décision donnés aux salariés dans les entreprises, aux citoyens dans les territoires et un contrôle social du crédit bancaire, pour faire émerger une autre logique que celle du capital et répondre par l’emploi et la formation aux immenses défis sociaux et écologiques.

« La bataille pour les 32 heures est plus que jamais d’actualité. »

La bataille pour les 32 heures est plus que jamais d’actualité pour contrer le chômage et le temps partiel subi, les inégalités femmes/hommes, pour développer des activités familiales, sociales, culturelles et permettre à chacune et chacun de profiter de la liberté que procure le temps hors travail. Pour réaliser toutes ces potentialités, elle devra bousculer les rapports de pouvoirs capitalistes.

Evelyne Ternant est économiste. Elle est agrégée et docteure en économie de l'université de Grenoble. Elle est membre du Comité exécutif national du PCF.


Travailler à l’hôpital aujourd’hui : la production de soins dans un système dégradé

Entretien avec Aglawen Vega

CC : Pourquoi et comment êtes-vous devenue infirmière ?
Je suis entrée à l’hôpital en 2004 dès la fin de mes études d’infirmière. La raison principale du choix de ce métier est que les études étaient gratuites à l’époque, et d’une durée raisonnable, car mes parents n’avaient pas les moyens de me payer des études longues. Ce métier me permettait également d’espérer un salaire décent qui me permettrait de subvenir à mes besoins. Je n’ai pas choisi ce métier par vocation.

CC : Pouvez-vous nous faire comprendre à quoi ressemble votre journée de travail ?
Infirmière aux urgences de Cochin implique une polyvalence : il y a plusieurs postes au sein du service qui correspondent à différentes zones de soins et différents types de patients. En tant qu’infirmière aux urgences, j’ai commencé par des journées de dix heures, en alternant des semaines du matin (je commençais à 6 h 45 et finissais à 16 h 45) et des semaines d’après-midi (je commençais à 11 h 30 et finissais à 21 h 30) et deux à trois nuits par mois (21 heures-7 heures). Cette organisation permettait un chevauchement des équipes et donc une meilleure communication entre elles.
Une journée typique aux urgences : le matin à l’arrivée, on a très peu de patients en attente de soins, en revanche on retrouve des gens hospitalisés sur des brancards, faute de lits disponibles dans l’hôpital. En parallèle, les infirmiers doivent faire le plein des chariots de soins pour débuter la journée de travail.
Plus on avance dans la journée, plus on est fatigué et plus la charge de travail s’alourdit car on a d’un côté les patients du matin qui sont toujours sous notre responsabilité (surveillance et soins) en attendant le résultat de leurs examens, et de l’autre côté on continue d’accueillir de nouveaux patients. Certains jours, il n’y a même plus de place pour s’asseoir en salle d’attente et on ne peut plus circuler dans les couloirs du service à cause du nombre de brancards qui s’accumulent.

CC : Comment vos conditions de travail ont-elles évolué ? Dans ce contexte, qu’est-ce qui vous « tient » à ce travail ?
Lorsque j’ai commencé ma carrière en 2004, on avait très peu de problèmes d’effectifs. En général, ceux qui partaient étaient remplacés par de nouveaux embauchés. J’ai changé d’hôpital en 2010. Dans ce nouveau service, les conditions de travail ont commencé à se dégrader vers 2016. Une nouvelle organisation du temps de travail a été mise en place par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP), qui a réduit les temps de chevauchement entre équipes, on n’arrivait plus à terminer nos soins à l’heure. On a commencé à courir après le temps. En parallèle, on a vu que des départs de collègues n’étaient pas remplacés, les effectifs de soignants ont fondu. La tension était palpable dans tout le service.
Les patients et les familles voyaient les temps de prise en charge s’allonger faute de personnel et devenaient de plus en plus agressifs.
En parallèle, nos salaires sont bloqués, la vie devient de plus en plus chère. Les logements sont inaccessibles à bon nombre de soignants sur Paris. Pour ma part, j’ai obtenu un logement décent à Paris au bout de neuf ans.
La seule motivation qui reste, ce sont les patients qui nous la donnent. Le relationnel est au cœur de notre métier mais n’est pas reconnu comme un soin. Donc, petit à petit, on nous pousse à y renoncer. Notre métier est en train de changer, de se techniciser.

Aglawen Vega est infirmière et représentante CGT de l’hôpital Cochin (Paris).

Propos recueillis par Hoël Le Moal.

Cause commune32 • janvier/février 2023