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Vogue (1948-1988) de Paris à Villetaneuse.

Triomphante à ses heures, avec ses paillettes et son indépendance, ses aveuglements et ses intuitions magiques, la maison de disques Vogue aura marqué le paysage musical français pendant les Trente Glorieuses. On connaît moins son implantation industrielle à Villetaneuse, et son rôle sur la croissance d’une ville frappée par les crises successives et sévèrement touchée par la faillite du label en 1984.

Par Lucie Servin

« Ici tout se construit et tout se démolit », philosophait l’accordéoniste Marc Perrone dans « 93- La belle rebelle » (2010), le documentaire de Jean-Pierre Thorn qui retrace l’histoire musicale de la Seine-Saint-Denis : une démon­s­-tration en portraits de la richesse culturelle d’un département stigmatisé dans l’imaginaire contemporain. De la musette à la chanson, du raï au reggae, du rock au rap, du punk à l’électrotechno, la Seine-Saint-Denis s’est toujours illustrée comme un foyer important des musiques populaires, nourri au fil des générations par des influences multiples. Cette histoire musicale ne s’écrit pas seulement avec les artistes issus du territoire, elle accompagne aussi l’installation de l’industrie du cinéma, du disque et de la télévision depuis les origines, avec ses usines polluantes et sa sphère professionnelle spécialisée. Favorisée par l’explosion des offres audiovisuelles dans la seconde moitié du XXe siècle, l’implantation industrielle de ces entreprises a façonné le territoire autour de la Plaine Saint-Denis.

« Si Vogue a marqué l’histoire du disque en France, sa rivalité mythique avec Barclay, dont elle était plutôt une jumelle, construit la légende, tandis que le souvenir du passé industriel s’efface, rasé au bulldozer.»

Vogue a été fondée par une association de collectionneurs de jazz au lendemain de la guerre, elle se métamorphose en usines à tubes à l’ère du microsillon. En installant sa propre usine à Villetaneuse, elle organise l’indépendance de sa chaîne de production et intègre les différentes structures dans un conglomérat chapeauté par Vogue PIP (Production internationale phonographique), la maison mère. Les répertoires s’enrichissent tous azimuts, dans tous les styles, de Sidney Bechet, sa première star, à Axel Bauer son dernier tube. Vogue devient « la plus jeune des grandes marques », boostée par le nouveau marché des baby-boomers dont elle façonne quelques icônes, comme Johnny Hallyday, Jacques Dutronc, Françoise Hardy, Antoine… Depuis le jazz, elle a joué un rôle moteur dans le développement commercial de la musique enregistrée, publiant de tout et se spécialisant dans la chanson, les variétés et les musiques du monde entier. Dans les années 1970, entre les artistes qu’elle enregistre et les licences étrangères qu’elle distribue, Vogue représente près d’un tiers du marché national du disque. Elle étend son influence sur un réseau de filiales en Europe et noue des partenariats prestigieux sur le marché anglo-américain en diffusant les enregistrements des Doors, de Janis Joplin, Frank Sinatra, James Brown, Dean Martin, ABBA, Stevie Wonder, Donna Summer, Casey Jones, Elton John, Sugarhill Gang et tant d’autres…

« Collecter la mémoire musicale »
Il y a dix ans, j’entreprenais mes recherches en collaboration avec la mairie de Villetaneuse et l’association Zébrock dans le cadre du beau projet « Mixages », pour « collecter la mémoire musicale de la Seine-Saint-Denis ». Une vingtaine de photos conservées par la municipalité témoignaient de la démolition des anciens locaux de Vogue en 2004. Le site abandonné pendant plus de dix ans s’était transformé en friche au cœur d’une ville sinistrée. En 2010, à Villetaneuse, les jeunes ne connaissaient déjà plus rien du label. Chez les anciens employés, les souvenirs étaient encore bien présents, parfois douloureux, au terme du licenciement collectif et du démantèlement de la firme entre 1984 et 1988. Aujourd’hui, l’usine, les locaux et les entrepôts ont cédé la place à un quartier pavillonnaire. Les témoignages m’ont permis de rassembler des sources très diverses. Malgré les biais d’empathie nés des rencontres, les grandes lignes de l’histoire de Vogue se dessinent en recoupant les informations que les différents points de vue éclairent à tous les niveaux de l’entreprise : de l’ouvrier au directeur de l’usine, des employés aux cadres ou aux artistes. Ces témoignages pallient surtout l’impossibilité d’avoir accès aux archives de l’entreprise, mis à part les documents privés ou municipaux. Les témoins disparaissent fatalement, sans oublier ceux qui n’étaient déjà plus là au moment de cette enquête, André Clergeat, le grand critique de jazz et directeur artistique, ainsi que Serge Doll, le directeur de l’usine, nous ont quittés dans la décennie écoulée. Or si Vogue a marqué l’histoire du disque en France, sa rivalité mythique avec Barclay, dont elle était plutôt une jumelle, construit la légende, tandis que le souvenir du passé industriel s’efface, rasé au bulldozer.

Une structure indépendante
Label parisien, Vogue naît dans les cercles du jazz, autour de Charles Delaunay, le célèbre cofondateur du Hot Club de France, fils des peintres Sonia et Robert Delaunay, imprésario de Django Reinhardt, rédacteur en chef de la revue Jazz Hot. Au terme des querelles avec Hugues Panassié et de ses déboires avec Pathé-Marconi autour de son label Swing, Delaunay fonde en 1948 le label Jazz Disques avec deux jeunes associés : Albert Ferreri, un saxophoniste, et Léon Cabat qui transforme rapidement la petite association de collectionneurs en société commerciale. En 1951, après un accord signé avec le magazine américain du même nom, Jazz Disques devient Vogue. L’entreprise s’installe dans un hôtel particulier rue d’Hauteville, à Paris. Bientôt, Léon Cabat imagine un modèle d’indépendance complet, intégrant pour Vogue toute la chaîne de production, de l’enregistrement à la fabrication et à la diffusion des disques. En 1956, il charge Charles Doll, un ingénieur dont la famille possédait un bal à Villetaneuse, de fonder une usine. Dans cette banlieue à 14 km de la capitale, les premières usines cohabitaient encore dans un paysage agricole. Parmi elles, La Nobel était le plus gros employeur de la ville. Cette ancienne Société industrielle de celluloïd (SIC), fondée en 1899, s’était lancée dans la production de 78 tours dans les années 1930. Charles Doll y rachète pour Vogue le matériel nécessaire à la galvanoplastie et les presses. Il installe un premier atelier dans une ancienne tannerie au milieu des champs.

« En quarante ans, Vogue a atteint des sommets et produit des millions de disques. Elle connaît une disparition aussi spectaculaire que ses succès. »

L’équipement évolue peu à peu au gré des avancées technologiques et s’automatise au milieu des années 1960, avec l’arrivée de nouveaux supports comme les cassettes, à une époque où les services commerciaux et la direction migrent à Villetaneuse pour centraliser et coordonner une production standardisée. En 1967, Vogue compte près de cinq cent employés. En 1976, la construction de nouveaux studios à Villetaneuse sur un modèle architectural unique, spécialement conçu par un acousticien, conduit la direction artistique à quitter Paris pour la banlieue, tandis que les éditions et les services de presse sont installés à Neuilly depuis 1964. Cette répartition entre Villetaneuse, Paris et Neuilly relève de stratégies commerciales et fiscales de l’entreprise. L’installation de la production industrielle à Villetaneuse où se concentre la masse salariale accompagne la croissance de la ville dont la prospérité dépendait en partie de la maison de disques.

La fin de Vogue : fatalisme économique et impuissance politique
Les chocs pétroliers de 1973 et 1975 annonçaient la crise du vinyle avant l’arrivée du numérique. Les tâtonnements autour d’un nouveau standard, avant le lancement du CD en 1982, accélèrent les inquiétudes. Le numérique provoque une révolution intégrale et inédite mais progressivement les éditions se révélaient aussi plus rentables que la production industrielle des supports. Dès les années 1970, face à la généralisation de la copie privée et du piratage sur cassettes, les groupements d’intérêts du disque ont demandé la mise au point d’un système législatif qui garantisse une meilleure rémunération des droits d’auteur et des droits voisins. Ce processus préparait en amont la dématérialisation de la musique. Les premières difficultés se manifestent pour Vogue au début des années 1980, quand, en 1984, le dépôt de bilan menace deux cent cinquante emplois à Villetaneuse. Vogue compte alors pour près d’un quart de la taxe professionnelle de la ville, alors que 70 % des employés habitent la commune. Confrontée à une vague de fermetures, la municipalité craint la faillite, contrainte d’en référer à l’État pour payer les intérêts de ses emprunts. Les archives attestent l’engagement de la ville communiste pour la sauvegarde de Vogue, coordonnant elle-même la lutte des salariés. Malgré les mobilisations, le dialogue n’a jamais été possible entre les élus communistes qui défendent la responsabilité sociale et locale de l’entreprise, et Vogue, une société commerciale indépendante, dirigée dans un esprit familial, paternaliste et propriétaire, hostile à l’ingérence publique. Les élus, avertis par communiqués, sont les derniers au courant des décisions prises par la direction de l’entreprise. Avant de déposer le bilan de l’usine, Léon Cabat avait déplacé le siège social de la maison mère à Neuilly. Le repreneur, Jean-Louis Detry, sorti des cabinets d’affaires et formé à la gestion financière se charge des licenciements et fait fructifier le catalogue pour revendre ensuite au prix fort un label réduit à ses répertoires, qui intègre le groupe allemand BMG dans la logique concen­trationnaire des nouveaux consortiums de l’industrie des loisirs et de la communication.

« L’installation de la production industrielle à Villetaneuse où se concentre la masse salariale accompagne la croissance de la ville dont la prospérité dépendait en partie de la maison de disques. »

En quarante ans, Vogue a atteint des sommets et produit des millions de disques. Elle connaît une disparition aussi spectaculaire que ses succès. Laboratoire fascinant, l’histoire du label ouvre de nombreuses perspectives pour envisager une histoire culturelle et sociale du disque et des musiques enregistrées, qui prenne en compte aussi bien la création, la production et la diffusion de la musique que l’évolution des goûts et des pratiques de réception. Les mécanismes d’oubli conduisent à effacer les contingences industrielles et commerciales de la production artistique pour ne conserver que des œuvres isolées du contexte qui les a produites. Contre une vision nostalgique, le travail de mémoire invite ainsi à considérer les conjonctures économiques et sociales qui déterminent les esthétiques de chaque époque.

Lucie Servin est historienne et journaliste à L’Humanité et aux Cahiers de la BD.

Cause commune n°18 • juillet/août 2020