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Une réflexion sur ce que pourrait être une économie pour la paix ne peut s’envisager que dans le cadre d’un projet politique dont la paix est un objectif affirmé.

Si l’aspiration des populations à la paix est immense, les guerres et conflits se perpétuent. La situation internationale est incertaine et inquiétante avec les menaces de Trump contre l’Iran, des dépenses militaires ayant atteint un niveau inédit au plan mondial, un commerce des armes florissant qui entretient les conflits – en particulier au Yémen –, la reprise de la course aux armements nucléaires. La paix est avant tout une construction politique autour de projets, de valeurs, d’actions concrètes et d’objectifs à atteindre sur les court, moyen et long termes tant au plan local, national que mondial. Un tel projet nécessite une stratégie prenant en compte les causes économiques qui sont essentielles, démographiques, géographiques, politiques, historiques, idéologiques et culturelles des conflits et des guerres.

Une culture de la paix détournée de ses objectifs par l’ultralibéralisme
Au cours de l’histoire récente la paix a été pensée comme projet mondial à deux ou trois moments principaux. Après la Seconde Guerre mondiale, avec la construction des Nations unies autour des objectifs de la charte : « Nous, peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre […] à favoriser le progrès social […] afin de favoriser l’établissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ne détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde […] (art. 26). » Après la chute du mur de Berlin et la dissolution du pacte de Varsovie, un processus engagé par l’UNESCO a abouti à l’adoption de plusieurs résolutions de l’ONU appelant à la construction d’une culture de la paix, définie comme « un ensemble de valeurs, attitudes, comportements et modes de vie qui rejettent la violence et préviennent les conflits en s’attaquant à leurs racines par le dialogue et la négociation entre les individus, les groupes et les États (résolution des Nations unies A/RES/52/13) et en définissant à travers la résolution A/53/243 un programme d’action pour une culture de la paix. Malheureusement, comme l’a souligné le directeur général de l’Unesco Federico Mayor, « progressivement, l’aide au développement (qui doit être intégrale, endogène, durable et humaine) a été remplacée par les prêts ; la coopération par l’exploitation, les valeurs éthiques par les lois du marché et le système des Nations unies par les groupes ploutocratiques (G-7, G-8… G-20). Le résultat de toutes ces mesures néolibérales est que les marchés ont été la force motrice de la gouvernance mondiale au lieu des orientations sociales et politiques ». Le 11 septembre 2001 a été le prétexte pour de nouvelles régressions que décrit Jean Ziegler : « Le 11 septembre 2001 n’a pas seulement été l’occasion pour George W. Bush d’étendre l’emprise des États-Unis sur le monde, l’événement a frappé les trois coups de la mise en coupe réglée des peuples de l’hémisphère Sud par les grandes sociétés transcontinentales. Pour parvenir à imposer ce régime inédit de soumission des peuples aux intérêts des grandes compagnies privées, il est deux armes de destruction massive dont les maîtres de l’empire de la honte savent admirablement jouer : la dette et la faim […]. Du coup, c’est le régime de la violence structurelle et permanente qui, partout, gagne du terrain au Sud, tandis que le droit international agonise. »
Pour Bertrand Badie, « les conflits s’enracinent surtout dans les conséquences de la mondialisation, qui enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. Dans la plupart des cas, les guerres du XXIe siècle procèdent de la décomposition institutionnelle et sociale, tout en s’inscrivant dans le cadre des rivalités entre les grandes puis­sances, anciennes ou nouvelles ».

« Les logiques ultralibérales guidées par la recherche de profits immédiats alimentent affrontements, conflits et guerres pour l’accaparement des richesses et la maîtrise des leviers de décision économiques et politiques. »

Ces logiques ultralibérales guidées par la recherche de profits immédiats alimentent affrontements, conflits et guerres pour l’accaparement des richesses et la maîtrise des leviers de décision économiques et politiques. Elles fragilisent les existences individuelles et la planète, génèrent des inquiétudes légitimes mais entretenues pour faire accepter par les populations des augmentations des dépenses militaires (1820 milliards de dollars en 2018 au plan mondial alors que le budget annuel de l’Onu pour la paix est de l’ordre de 6,7 milliards) et l’expansion du commerce des armes (+ 30 % pour la France en 2018). Elles sont au cœur du livre blanc de la défense et de la loi programmation militaire qui, au-delà d’une paix qui ne pourrait se construire que dans des rapports de puissance et de domination, portent l’idée que l’industrie militaire et le commerce des armes sont des éléments de la compétitivité de la France, ce qui conduit la France, troisième vendeur d’armes au monde, à alimenter conflits et guerres comme au Yémen en vendant des armes à l’Arabie Saoudite. Et à augmenter son budget militaire, conformément aux exigences de l’OTAN et de Trump, en allant vers un doublement du budget consacré aux armes nucléaires. Cette logique détourne et pervertit des compétences et potentiels intellectuels, scientifiques, universitaires, technologiques, industriels et diplomatiques, au profit d’une militarisation dangereuse pour la paix et néfaste pour l’économie car, si on construit des missiles nucléaires inutiles et dangereux d’un coût de 150 millions d’euros l’unité, on importe des scanners qui coûtent un million d’euros l’unité car la filière électronique a été détournée de ses objectifs civils et médicaux en faveur du lobby militaro-industriel.

Construire une véritable filière de la paix
Pourtant, les potentialités scientifiques et intellectuelles d’aujourd’hui permettraient de mettre en place d’autres logiques et d’autres choix, afin de construire un monde de justice, de coopération et de paix. Les potentiels existants et les salariés hautement qualifiés de ces secteurs seraient mieux valorisés au service d’une économie de paix nécessaire pour faire face aux enjeux économiques, sociaux et écologiques auxquels est confrontée l’humanité. L’avenir et la sécurité de la France résident dans le développement d’une véritable filière pour la paix qu’il faut construire en l’adossant à une politique internationale de la France en faveur de la paix et du multilatéralisme. Une telle filière incluant l’éducation à la paix, la formation, la recherche, le développement technologique et industriel, de nouveaux outils de prévention, permettrait la création d’emplois utiles pour un développement durable et solidaire de la France et de la planète, pour réaliser les objectifs du développement durable (ODD) de l’ONU et les objectifs fixés par le GIEC en matière de climat. Elle serait, à travers un réseau de partenariats économiques, sociaux, culturels et diplomatiques, un facteur de sécurité pour la France, l’Europe et le monde entier dans une logique multilatérale permettant, en particulier, aux pays du Sud un développement humain endogène.

« Le livre blanc pour la paix entend être une contribution positive à la construction d’une alternative pour l’émergence d’une transition pacifiste et d’un monde sans armes et sans guerres. »

La France en a les capacités mais pas la volonté politique. Heureusement, des citoyens agissent pour la paix. Ainsi quarante-trois associations et organisations syndicales, dont le Mouvement de la paix, ont coécrit un « livre blanc pour la paix », dans lequel elles formulent des propositions concrètes incluant quatre programmes mobilisateurs et des réformes structurelles profondes : réforme démocratique des média, mise en place d’un observatoire des situations préconflictuelles, création d’un institut national de recherche et d’éducation à la paix pluridisciplinaire, mise en place d’une mission interministérielle pour la paix, création d’un institut national pour une citoyenneté active en faveur de la paix implanté dans toutes les régions, un ministère de la Paix, une réduction des outils militaires et la réorientation de leurs missions.

La transition vers une économie de paix
Ce livre blanc entend être une contribution positive à la construction d’une alternative pour la paix, pour l’émergence d’une transition pacifiste et d’un monde sans armes et sans guerres. Cette transition peut se construire grâce à une double dynamique que l’on appellera « la dynamique du double balancier », se caractérisant par une réduction progressive mais importante des outils et dépenses militaires (d’abord pour les armes nucléaires dont l’élimination est programmée par le traité d’interdiction des armes nucléaires [TIAN] adopté à l’ONU en juillet 2017) et par l’augmentation des moyens pour la construction de la paix via la réalisation des droits humains dans le monde entier, incluant le droit de vivre dans un environnement sain, durable. Ce livre blanc est une première contribution qui ne demande qu’à bénéficier de l’enrichissement et de la réflexion de toutes et de tous. Il est construit sur la base d’un examen de la réalité concrète du monde d’aujourd’hui, à partir duquel se fonde une vision : pour l’avenir de l’humanité, il n’y a d’autre chemin que la paix.

« Les dépenses militaires ont augmenté de 1820 milliards de dollars en 2018 au plan mondial, alors que le budget annuel de l’ONU pour la paix est de l’ordre de 6,7 milliards. La même année, le commerce des armes s’est accru de 30 % pour la France. »

De leur côté, des syndicats, la CGT en particulier comme chez Thales, font des propositions pour dès à présent réorienter des savoir-faire et des technologies vers la filière médicale. Les dockers, l’Acat, Amnesty, le Mouvement de la paix, le PCF, EELV, les groupes FI et PCF à l’Assemblée nationale, des parlementaires contestent le commerce illicite des armes. La pétition, portée par le Mouvement de la paix et le collectif national En marche pour la paix (cent cinquante organisations), pour que la France ratifie le traité d’interdiction des armes nucléaires de 2017, propose à cet égard « une réorientation du budget de la défense dans le cadre d’une politique de paix s’inspirant de la charte des Nations unies ». Autant d’expériences et de réflexions que le Mouvement de la paix entend contribuer à développer avec toutes celles et tous ceux (individus et organisations qui le souhaitent) en organisant à l’automne 2019 au Conseil économique social et environnemental un séminaire de réflexion sur le thème « Comment construire une économie pour la paix ? ».

« On construit des missiles nucléaires inutiles et dangereux d’un coût de 150 millions d’euros l’unité et on importe des scanners qui coûtent un million d’euros l’unité car la filière électronique a été détournée de ses objectifs civils et médicaux en faveur du lobby militaro-industriel. »

À cet égard, c’est dès maintenant qu’il faut travailler à des diversifications et des reconversions industrielles dans un certain nombre de régions et d’entreprises où une part trop importante de l’emploi repose sur une économie de guerre. Les contrats de plan État-Région (CPER) qui seront mis en place après les prochaines élections régionales, nourris par des dizaines de milliards d’euros et complétés par des fonds structurels européens (FEDER, FSE) et des programmes mobilisateurs nationaux doivent faire l’objet de propositions et de luttes pour faciliter cette transition vers une économie de paix. Le contre-sommet au G7 qui doit se dérouler à Biarritz en juillet 2019 et est préparé par un collectif national sous le thème rassembleur « Face au G7, défendons nos alternatives » doit aussi être un moment pour discuter et soutenir des propositions en faveur d’une économie de paix.

« Pour parvenir à imposer ce régime inédit de soumission des peuples aux intérêts des grandes compagnies privées, il est deux armes de destruction massive dont les maîtres de l’empire de la honte savent admirablement jouer : la dette et la faim… »
Jean Ziegler

Il y a urgence. La paix est une construction qui ne peut qu’être fragilisée si des retards sont pris dans la conception et la mise en œuvre des programmes nécessaires à sa construction, en particulier les programmes liés à la résolution des problèmes posés par les dérèglements climatiques qui, s’ils ne sont pas résolus, vont conduire à des catastrophes et à des déplacements démographiques, sources de conflits, de guerres meurtrières et de crises économiques. Les marches pour la paix du 21 septembre 2019 partout en France seront aussi un moment pour faire valoir nos exigences pour la paix.

Roland Nivet est membre du secrétariat national et un des porte-parole du Mouvement de la paix.

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019