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Le cadre constitutionnel qui régit les outre-mer, bâti pour l’essentiel en 1946, s’avère ­largement obsolète. Les responsables politiques locaux réclament aujourd’hui une modification de la Constitution fondée sur l’introduction d’une « clause outre-mer » unique.

Principe d’identité et principe de spécialité
En laissant à part le cas particulier de la Nouvelle-Calédonie, engagée sur une trajectoire propre de décolonisation, cinq collectivités situées outre-mer sont actuellement régies par l’article 73 de la Constitution. En effet, à la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion, « départementalisées » par la loi du 19 mars 1946, il faut désormais ajouter Mayotte depuis 2011. Deux d’entre elles, la Guadeloupe et La Réunion, demeurent des départements et régions d’outre-mer (DROM), tandis que deux autres, la Guyane et la Martinique, sont devenues des collectivités à statut unique ; Mayotte étant, quant à elle, en réalité une collectivité à statut unique, mais dénommée « Département de Mayotte ». Le seul point commun entre ces cinq collectivités territoriales est que s’y applique le principe d’identité. Ce principe prend sa source dans le processus d’assimilation initié par la loi de départementalisation du 19 mars 1946. Il a ensuite été gravé dans le marbre constitutionnel à l’article 73 de la Constitution du 27 octobre 1946. L’actuel article 73 de la Constitution du 4 octobre 1958, remanié lors de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, n’innove donc pas lorsque, dans la première phrase de son premier alinéa, il pose le principe que « dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit ».

« La “clause outre-mer” unique prend le parti de retenir une dénomination générique pour l’ensemble des territoires concernés, celle de “pays d’outre-mer”. »

D’autre part, cinq collectivités d’outre-mer (COM) sont, quant à elles, régies par l’article 74 de la Constitution. Il s’agit des collectivités d’outre-mer de Saint-Pierre-et-Miquelon, des îles Wallis et Futuna, de la Polynésie française et, depuis 2007, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Dans ces cinq territoires, s’applique le principe de spécialité. Ce principe est issu de la Constitution du 27 octobre 1946, lorsqu’avait été créée l’Union française. Il a été repris par la Constitution du 4 octobre 1958 où il régissait l’ancienne catégorie des territoires d’outre-mer (TOM). Dans les actuelles COM, la différenciation est donc érigée en principe puisque l’applicabilité du droit national sur son territoire n’est pas automatique, mais conditionnée par un processus ad hoc.

Un cadre constitutionnel frappé d’obsolescence
Aujourd’hui, le cadre constitutionnel bâti pour l’essentiel en 1946 au sortir du second conflit mondial, repris pratiquement à l’identique dans la Constitution de 1958, paraît frappé d’obsolescence. D’une part, il ne correspond plus à la réalité des faits. À l’époque où il a été imaginé, l’Union européenne n’existait pas encore, la France pensait pouvoir encore garder la maîtrise de son empire colonial grâce à des institutions comme l’ « Union française » ou la « Communauté », les échanges internationaux n’étaient pas encore marqués par l’essor de la mondialisation, etc. Mais d’autre part, ce cadre constitutionnel nuit gravement à l’efficacité des politiques publiques comme l’ont montré nombre de rapports parlementaires (voir notamment : M. Magras, Rapport d’information sur la différenciation territoriale outre-mer, 26 septembre 2020, Sénat, n° 713). Ce constat est donc à la fois objectivé par des données précises contenues dans ces études et largement partagé : le cadre constitutionnel des articles 73 et 74 a vécu et il constitue désormais indéniablement un frein au développement économique, social et humain des territoires concernés.
C’est aussi le constat auquel sont parvenus depuis plusieurs années les experts qui travaillent sur ces sujets, qu’ils soient universitaires ou hauts fonctionnaires. Le point commun de ces contributions de la doctrine juridique au débat est de plaider pour une « clause outre-mer » unique se substituant à la division artificielle opérée par les articles 73 et 74 et datant de 1946 lorsque prévalait encore l’ancienne distinction « DOM-TOM ». Ce faisant, il s’agirait de créer un dispositif plus lisible, plus souple, et surtout plus efficace en insérant dans la Constitution une « clause outre-mer » définissant quelles sont les compétences régaliennes que l’État doit en toute hypothèse continuer à exercer (justice, ordre public, défense, relations internationales, etc.) et de considérer que, par application du principe de subsidiarité, toutes les autres compétences ont vocation à être exercées directement par les outre-mer s’ils en ont à la fois la capacité et la volonté exprimée soit par leur assemblée délibérante, soit à l’occasion d’une consultation des populations intéressées. On pourrait imaginer qu’ensuite une loi organique propre à chaque outre-mer consigne la liste des compétences qui lui seraient ainsi dévolues.

« L’appel, dit “de Fort-de-France”, a placé en tête de liste des revendications, celle de “refonder la relation entre nos territoires et la République par la définition d’un nouveau cadre permettant la mise en œuvre de politiques publiques conformes aux réalités de chacune de nos régions”. »

C’est enfin, et c’est sans doute l’élément le plus déterminant, le constat auquel sont arrivés le plus grand nombre des responsables politiques des territoires concernés : Mme Huguette Bello, présidente de la région Réunion, M. Ary Chalus, président de la région Guadeloupe, M. Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique, M. Guy Losbar, président du département Guadeloupe, M. Louis Mussington, président de la collectivité de Saint-Martin, M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte et M. Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane, en lançant depuis Fort-de-France le 16 mai 2022 un appel solennel à l’État à « … ouvrir ensemble une nouvelle étape de l’Histoire des pays d’outre-mer au sein de la République ». Cet appel, dit « de Fort-de-France », historique à plus d’un titre, a placé en tête de liste des revendications, celle de : « refonder la relation entre nos territoires et la République par la définition d’un nouveau cadre permettant la mise en œuvre de politiques publiques conformes aux réalités de chacune de nos régions ».

Une « clause outre-mer » unique
La proposition de modification de la Constitution pour un droit des outre-mer renouvelé et précurseur repose donc sur le principe d’une « fusion » des articles 73 et 74. Cette « clause outre-mer » unique prend le parti de retenir une dénomination générique pour l’ensemble des territoires concernés, celle de « pays d’outre-mer », celle-là même qui apparaît dans l’appel de Fort-de-France, dans plusieurs propositions doctrinales (en premier lieu, sous la plume de S. Diémert, dans le Rapport d’information de M. Magras), et, surtout, qui correspond à une dénomination connue dans le droit de l’Union européenne aux yeux duquel les (trop) subtiles distinctions françaises peuvent apparaître obscures. Au-delà de cette fusion en une « clause outre-mer » unique, le principe directeur de cet exercice de légistique est celui d’une reconnaissance d’une plus grande liberté locale par application du principe de subsidiarité afin de permettre aux collectivités territoriales situées outre-mer de mettre en œuvre, en responsabilité, des politiques publiques différenciées, réellement adaptées aux réalités de leurs territoires, valorisant par là même leurs identités respectives, sans pour autant remettre en cause leur appartenance à la République française.

Ferdinand Mélin-Soucramanien est juriste. Il est professeur de droit public à l’université de Bordeaux. Il est président de l’Association des juristes en droit des outre-mer.

 


Proposition de réécriture de l’article 73 de la Constitution :

Afin de promouvoir une relation nouvelle fondée sur la reconnaissance de leurs identités particulières et sur le principe de responsabilité, les pays d’outre-mer régis par le présent article ont un statut qui tient compte de leurs intérêts propres au sein de la République.

Ce statut est défini pour chacun d’entre eux par une loi organique, adoptée après avis de l’assemblée délibérante qui fixe :
• les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions de la collectivité ainsi que le régime électoral de son assemblée délibérante et de son exécutif, l’un et l’autre élus ;
• les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables, la loi organique pouvant prévoir le cas échéant que les lois et règlements y sont applicables de plein droit ;
• les modalités du transfert de compétences qui ne peuvent être attribuées ou retirées sans l’approbation de l’assemblée délibérante ou, le cas échéant, après consultation de la population intéressée ;
• les compétences de cette collectivité : sous réserve de celles déjà exercées par elle, le transfert de compétences de l’État ne peut porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l’état et la capacité des personnes, l’organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral ;
• la participation de la collectivité à l’exercice des compétences de l’État : les pays d’outre-mer pouvant participer, sous le contrôle de l’État, à l’exercice des compétences qu’il conserve, dans le respect des garanties accordées sur l’ensemble du territoire national pour l’exercice des libertés publiques ;
• la possibilité pour la collectivité d’adopter en faveur de sa population des mesures justifiées par les nécessités locales telles que l’insularité, l’éloignement géographique, les spécificités culturelles ou les retards de développement économique, en matière d’accès à l’emploi, de droit d’établissement pour l’exercice d’une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier et de la biodiversité ;
• les conditions dans lesquelles ses institutions sont consultées sur les projets et propositions de loi et les projets d’ordonnance ou de décret comportant des dispositions particulières à la collectivité, ainsi que sur la ratification ou l’approbation d’engagements internationaux conclus dans les matières relevant de sa compétence ;
• les conditions dans lesquelles le Conseil d’État exerce un contrôle juridictionnel spécifique sur certaines catégories d’actes de l’assemblée délibérante intervenant au titre des compétences qu’elle exerce dans le domaine de la loi ;
• la possibilité pour l’assemblée délibérante de modifier une loi promulguée postérieurement à l’entrée en vigueur du statut de la collectivité, lorsque le Conseil constitutionnel, saisi notamment par les autorités de la collectivité, a constaté que la loi était intervenue dans le domaine de compétence de cette collectivité.
Les autres modalités de l’organisation particulière des collectivités relevant du présent article sont définies et modifiées par la loi après consultation de leur assemblée délibérante.

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023