Le projet communiste suppose de prendre en compte ce qui favorise la montée d’une identité de l’ensemble salarial, tout autant que ce qui nourrit la diversité de ses composantes.
À ses 38e et 39e congrès (2018 et 2023), le PCF a affirmé l’« actualité brûlante » du projet communiste : répondre à la crise de la civilisation capitaliste et libérale par la construction d’une civilisation radicalement émancipée de l’exploitation capitaliste et de toutes les dominations qui vont de pair avec elle. Il a identifié les voies de cette transition socialiste. Il a souligné qu’elle consiste en une lutte durable pour faire prévaloir, contre la domination du capital, une nouvelle logique visant le développement de toutes les capacités humaines. Quelles forces sociales peuvent-elles être porteuses d’un tel projet de civilisation ?
Les transformations contemporaines du salariat
En identifiant, à un stade précoce de la révolution industrielle, dans une Europe encore essentiellement paysanne, la lutte entre bourgeoisie et prolétariat comme dynamique structurante du capitalisme et de son dépassement, Marx et Engels avaient anticipé une réalité qui s’impose aujourd’hui avec une force accrue. Plus de 90% de la population est désormais salariée.
Ce salariat ne constitue pas une seule classe. La classe ouvrière proprement dite, objet de l’exploitation capitaliste – celles et ceux qui produisent des marchandises en transformant la nature par leur travail –, en représente une part importante mais ce sont surtout les autres couches salariées, y compris dans le secteur public, qui se sont accrues en nombre : employés, techniciens, ingénieurs, cadres, enseignants, soignants… dont les contributions à la création de richesses, pour être moins directes, ne sont pas moins décisives dans tous les aspects de la vie économique et sociale. Au total, les situations différentes dans les rapports de production continuent de retentir sur les conditions de vie et sur les mentalités. Par exemple, les ouvriers et les ouvrières ont deux fois plus de risque de mourir entre 35 et 65 ans que les cadres. Des transformations majeures pourraient cependant mettre à l’ordre du jour la montée d’une identité de l’ensemble salarial.
« Pas plus que la classe ouvrière n’a disparu, pas davantage les autres couches salariées n’aspirent-elles à s’y confondre. Elles ont vocation à voir reconnaître leur rôle spécifique dans l’entreprise, dans la société et, tout autant, dans l’œuvre commune qui tend à la transformer. »
En réponse à une crise durable de suraccumulation, différentes formes de dévalorisation du capital ont conduit à remplacer les grandes concentrations ouvrières du milieu du XXe siècle par des réseaux instables et mondialisés de grands groupes industriels et de services, fortement dépendants des marchés financiers, et tenant dans leur propre dépendance des sous-traitants dont les salariés connaissent des statuts plus ou moins précaires, à tous les niveaux de qualification.
La financiarisation généralise, indirectement, l’exploitation capitaliste à toute la société en sommant les agents des services publics eux-mêmes de dégager des profits que les marchés financiers prélèvent sous forme d’intérêts de la dette publique.
Des pouvoirs concentrés dans un très petit nombre de mains
Une autre source de transformation dans les rapports de classe réside dans la révolution technologique informationnelle. Accompagnant l’essor du capitalisme, la révolution industrielle (le remplacement de la main par la machine-outil) a engendré des gains sans précédent de productivité au prix d’une subordination du travailleur ou de la travailleuse à la machine. Aujourd’hui, les machines viennent remplacer certaines opérations de l’esprit humain. Produire, y compris dans l’industrie, c’est donc désormais, pour une part prépondérante, gérer des systèmes d’information. Cela rend moins nettes, sans les faire disparaître, les distinctions entre les salariés exerçant un travail productif et les autres. Mais, surtout, l’efficacité exige dorénavant un tout nouveau type de croissance de la productivité, reposant sur la capacité d’initiative des êtres humains – qui doivent donc disposer du temps nécessaire pour partager les informations entre eux et pour se former.
« Les situations différentes dans les rapports de production continuent de retentir sur les conditions de vie et sur les mentalités. »
Monte ainsi une contradiction entre un principe de partage (communiste par essence) qu’appellerait le développement des forces productives, et des rapports de production soumis aux exigences d’un capital en crise de rentabilité.
Sous l’effet de cette contradiction, les pouvoirs, les patrimoines et les revenus se concentrent dans un très petit nombre de mains – tout au plus quelques centaines de familles en France. En face, le capital pousse à la concurrence au sein du salariat mais, ce faisant, il crée aussi des rapprochements entre ses différentes composantes.
Il le fait en précarisant et en pressurant jusqu’aux cadres, et en détruisant leurs capacités créatives malgré l’accès à certaines parcelles du pouvoir économique que leur donne leur statut. Mais aussi en accroissant le besoin de formation tout au long de la vie, jusque pour les catégories d’ouvriers et d’employés antérieurement considérées comme les moins qualifiées. Dans toutes les couches du salariat se cherche une capacité nouvelle à contester concrètement les logiques capitalistes dans les gestions d’entreprises, avec de nouveaux critères d’efficacité économique, sociale et écologique, ainsi qu’une capacité à articuler cette contestation à celle des dominations liées au genre ou à l’appartenance nationale, ethnique ou culturelle. On peut observer dans les territoires combien les luttes contre les désertifications industrielles et pour les services publics rassemblent les populations, au-delà du salariat lui-même.
La responsabilité d’un parti révolutionnaire : unir le salariat
« Au lieu de la réclamation du rôle dirigeant d’une fraction des salariés sur une autre, c’est la jonction des plus durement exploités et des plus qualifiés qui devrait pouvoir progresser : par le bas, avec la revendication non seulement de bons salaires mais de la sécurité d’emploi, et par le haut, avec la revendication d’une bonne formation continue et de pouvoirs de gestion », résumait Paul Boccara en 2003 (« Défis identitaires de classe des salariés », Économie et politique, n° 588-89).
« Dans toutes les couches du salariat se cherche une capacité nouvelle à contester concrètement les logiques capitalistes dans les gestions d’entreprise, avec de nouveaux critères d’efficacité économique, sociale et écologique. »
Réunir ces différentes « fractions » en déjouant les efforts de division déployés par le capital est en effet une bataille politique concrète, engageant au premier chef la responsabilité d’un parti révolutionnaire qui récuse la négation de la lutte des classes sous couvert d’une opposition entre un « peuple » et des « élites ».
Cette bataille n’est pas essentiellement affaire de communication. C’est pourquoi on ne peut se satisfaire de l’évacuer par des formules comme celle de « classe travailleuse », décalque peu imaginatif de l’américain working class, qui présente l’inconvénient majeur d’occulter les réalités contradictoires au travers desquelles le rassemblement du salariat et de la jeunesse doit se frayer un chemin.
« Le capital pousse à la concurrence au sein du salariat mais, ce faisant, il crée aussi des rapprochements entre ses différentes composantes. »
Pas plus que la classe ouvrière n’a disparu, pas davantage les autres couches salariées n’aspirent-elles à s’y confondre. Elles ont vocation à voir reconnaître leur rôle spécifique dans l’entreprise (c’est ce qu’a bien compris le mouvement syndical lorsqu’il a pris au sérieux son implantation chez les ingénieurs, cadres et techniciens), dans la société et, tout autant, dans l’œuvre commune qui tend à la transformer. Qu’on songe à ce que les luttes sociales victorieuses, même en cette période de régression sociale, doivent à la convergence entre syndicalistes ouvriers et ingénieurs.
Au demeurant, fonder une identité politique sur le « travail » – et non sur l’émancipation des individus, jusqu’à dépasser le travail comme activité contrainte – paraît particulièrement mal inspiré face à une extrême droite qui agglomère son électorat en divisant « la société française en deux classes moralement antinomiques : les producteurs qui n’aspirent qu’à vivre du produit de leurs efforts et les parasites réfractaires à la “valeur travail” mais rompus à l’accaparement des richesses créées par autrui » (Michel Feher, Producteurs et parasites, 2024).
Les communistes ont fait le choix d’agir pour l’unification du salariat, dans la diversité de ses multiples composantes, et de la jeunesse, avec la perspective d’une sécurité d’emploi et de formation pour toutes et tous. C’est un programme politique très concret et très opérationnel.
*Denis Durand est économiste. Il est membre du conseil national du PCF.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025