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Fondé en 2014 dans le sillage du mouvement des Indignés, Podemos revendique une stratégie explicitement inspirée de la pensée populiste de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. En mobilisant l’opposition entre « les gens » et « la caste » plutôt que celle entre « la  gauche » et « la droite », il a contribué à briser les anciens clivages politiques d’une société espagnole dont les conditions économiques et sociales se sont spectaculairement dégradées après la crise de 2008. Toutefois, il faut noter l’inflexion
récente du discours de Podemos où les positions « populistes » de Íñigo Errejón s’effacent au profit d’un ancrage à gauche clairement assumé par Pablo Iglesias. Ce qui a conduit Podemos à s’allier avec Izquierda Unida (la Gauche unie), dont les communistes sont partie prenante.
Par Laura Chazel et Vincent Dain*

Podemos se présente comme un cas d’étude unique compte tenu du haut degré d’intellectualisation de la stratégie populiste élaborée par ses fondateurs, une dizaine de politistes de l’université Complutense de Madrid qui font constamment interagir théorie et expérience politique. Le populisme de Podemos se situe à l’intersection d’une pluralité d’influences, au premier rang desquelles les expériences nationales-populaires latino-américaines des années 1990-2000 et les thèses post-marxistes de Laclau et de Mouffe. L’analyse des différentes expériences populistes du XXe siècle sur le continent latino-américain, et tout particulièrement celle du péronisme, ont permis à Laclau de développer une théorie réconciliant populisme et raison. Le populisme est envisagé comme l’activité politique par excellence. Il est défini comme une logique politique qui consiste à construire un sujet politique hégémonique, le « peuple », à travers l’articulation par le discours d’une pluralité de demandes sociales.

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Les soubresauts économiques qui caractérisent l’Amérique latine des années 1990, la fragmentation du tissu social qui en résulte, ainsi que l’incapacité des systèmes politiques à intégrer les demandes populaires par les canaux institutionnels sont interprétés, dans la théorie laclauienne, comme l’avènement d’une « rupture populiste ». C’est également sous cet angle que les fondateurs de Podemos appréhendent l’influence de la crise économique de 2008 en Europe. La spectaculaire dégradation de la situation économique et sociale, conjuguée à la révélation de multiples affaires de corruption et à la montée de l’indépendantisme cata­lan, fragilise les consensus issus de la transition à la démocratie et amorce une « crise de régime » dont le mouvement des Indignés (15-M) de 2011 constitue l’expression la plus criante. En générant une identité transversale, en dehors des clivages qui ordonnent traditionnellement la vie politique du pays, le 15-M a bousculé le sens commun de l’époque. Il a contribué à installer dans le paysage mental d’une partie de la société espagnole une nouvelle grammaire politique, au sens d’Ernesto Laclau (« mythes, discours, symboles »), autour de logiques d’identification telles que « ceux d’en bas » contre « ceux d’en haut ». Cette nouvelle grammaire sera par la suite formalisée par Podemos dans son discours sur « les gens » contre « la caste ». Le tracé de cette nouvelle frontière du type peuple/oligarchie, qui se détache de l’axe droite/gauche, est l’un des principaux ressorts de la stratégie populiste déployée par Podemos.

Occuper la « centralité de l’échiquier politique » 
Les initiateurs de Podemos prennent donc, dès le départ, leurs distances à l’égard de la mythologie révolutionnaire de la gauche radicale espagnole et se fixent pour ambition d’occuper la « centralité de l’échiquier politique ». Dans cette optique, Podemos met l’accent sur des revendications de « sens commun », auxquelles une majorité d’Espagnols est susceptible de s’identifier : la fin des expulsions locatives, la lutte contre la précarité énergétique, la sauvegarde des retraites et de la protection sociale, le renforcement des services publics. Néanmoins, davantage qu’une opération de dépoussiérage marketing, Podemos se donne pour projet de renouveler la matrice intellectuelle et stratégique de la gauche radicale. L’objectif consiste, selon Pablo Iglesias, secrétaire général du parti, à « agréger les nouvelles demandes dérivées de la crise autour d’un leadership médiatique capable de dichotomiser l’espace politique » pour créer une « identité populaire » contre les élites.

« Le tracé de cette nouvelle frontière du type peuple/oligarchie, qui se détache de l’axe droite/gauche, est l’un des principaux ressorts de la stratégie populiste déployée par Podemos. »

La mise en forme de cette nouvelle identité populaire s’appuie sur la multiplicité des mouvements sociaux qui ont émergé dans le sillage de la crise de 2008. Podemos entend toutefois dépasser le cadre traditionnel de la « convergence des luttes » : plutôt que d’additionner une pluralité de luttes sectorielles, il s’agit d’effectuer un travail d’unification du camp populaire en insistant sur ce que ces différentes luttes ont d’équivalent : leur opposition commune à l’offensive oligarchique symbolisée par la « caste ». C’est donc le tracé de la frontière antagonique qui permet de façonner, sous la forme d’une « chaîne des équivalences », une identité populaire. La spécificité de la pratique populiste réside dans ce travail d’articulation et d’universalisation de demandes hétérogènes autour de la figure d’un leader.
Selon Laclau, la cristallisation du peuple en construction passe par la mobilisation cruciale des affects. Elle s’opère aussi par la resignification de « signifiants vides » à même de condenser cette identité populaire, de donner corps à un nouveau sujet politique. Podemos applique directement cet enseignement en disputant des notions telles que « démocratie », « souveraineté populaire », ou « patrie ». En Espagne, la patrie a longtemps été rejetée par les gauches du fait de son association traumatique à la dictature franquiste. Toutefois, aux yeux des dirigeants de Podemos, un mouvement progressiste qui entend mener la lutte pour l’hégémonie ne peut renoncer à disputer aux forces de gouvernement le monopole de l’identification nationale. C’est pourquoi Podemos formule une conception radicalement démocratique et progressiste de la patrie, adossée à la défense des services publics et des droits sociaux et à la protection des plus démunis face à l’offensive néolibérale.

« “Agréger les nouvelles demandes dérivées de la crise autour d’un leadership médiatique capable de dichotomiser l’espace politique” pour créer une ”identité populaire” contre les élites. Pablo Iglesias

Construire le peuple
En défendant une stratégie résolument transversale, Íñigo Errejón, secrétaire politique du parti, se présente comme le principal artisan de la mise en application de la théorie populiste. Dans la ligne de la critique laclauienne de l’essentialisme marxiste, Errejón considère que le terrain social n’est pas déterminé par avance et qu’il n’existe pas d’identités collectives préconstituées, en dehors de leur articulation par le discours. C’est la raison pour laquelle il entend « construire le peuple » plutôt que de s’adresser à un segment de la population, à une classe sociale en particulier ou à un hypothétique peuple de gauche. Cette approche radicalement constructiviste n’est pas partagée par l’ensemble des initiateurs de Podemos. Certains d’entre eux s’inscrivent davantage dans une conception du monde social encore imprégnée du marxisme, à l’instar de Juan Carlos Monedero. Les premières tensions entre Pablo Iglesias et Íñigo Errejón apparaissent au lendemain des élections de décembre 2015 lorsque la question d’une alliance avec la gauche radicale traditionnelle se pose. Si les leaders se situent tous deux dans une approche populiste, Iglesias considère néanmoins que le contexte permet désormais d’envisager la formation d’un bloc hégémonique intégrant les forces de gauche radicale et les mouvements sociaux afin d’affronter le régime de 1978 en recomposition. Íñigo Errejón s’oppose à cette stratégie qui impliquerait la rétractation du projet populiste sur un espace politique traditionnellement assigné à la gauche de la gauche. Il entend, au contraire, conquérir « ceux qui manquent ».

« La spécificité de la pratique populiste réside dans ce travail d’articulation et d’universalisation de demandes hétérogènes autour de la figure d’un leader. »

La victoire de la liste de Pablo Iglesias au dernier congrès du parti, en février 2017, et la mise à l’écart d’Íñigo Errejón, désormais pressenti pour concourir à la présidence de la Communauté de Madrid en 2019, ont marqué une forte inflexion dans la stratégie de Podemos perceptible dans la communication quotidienne du parti. À l’automne 2016, Iglesias avait, par exemple, d’ores et déjà envisagé de substituer au slogan du parti « Sí, se puede » [oui, on peut] la phrase « Luchar, crear, poder popular » [Lutter, créer, pouvoir populaire] de Salvador Allende. Dernier exemple en date, dans le contexte de la crise catalane, le numéro 1 de Podemos s’attaque désormais au « bloc monarchiste » (Parti populaire, Ciudadanos, PSOE) et va même jusqu’à déclarer que seul un projet républicain sera apte à pacifier les tensions territoriales qui traversent l’Espagne. Il marque ainsi un virage important dans la straté­gie « podémiste » qui a longtemps fait le choix de mettre de côté la question républicaine, jugée trop polémique, au profit de la mobilisation de l’imaginaire du 15-M. La dimension transversale qui a présidé à l’élaboration de l’hypothèse populiste de Podemos, aujourd’hui encore défendue par les intellectuels errejónistes, tend désormais à s’effacer au profit d’un ancrage à gauche davantage assumé.

*Laura Chazel est doctorante en science politique (Sciences Po Grenoble/Université Complutense de Madrid).
Vincent Dain est responsable de la rubrique « politique » du site Le Vent Se Lève.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018