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Le capitalisme, c’est la guerre
Des guerres asymétriques de 1990 à 2020, à celles de haute intensité demain
de Nils Andersson

à l’heure où la Russie poursuit son invasion de l’Ukraine, dans ces quelques jours qui ont déjà coûté la vie à plusieurs milliers de militaires et à environ cinq cents civils, et ont vu plus de deux millions de réfugiés fuir dans les pays limitrophes, chacun se demande, avec un peu d’hébétude, comment nous avons pu en arriver là, tout en se rappelant, parfois avec une certaine gêne, que nous sommes moins émus vis-à-vis d’autres conflits qui se déroulent pourtant au même moment, dans la Corne de l’Afrique ou en Somalie, moins préoccupés par ceux que nous avons menés et qui se sont enlisés, comme en Libye ou au Sahel, moins accueillants, aussi, envers les réfugiés syriens ou afghans.
La lecture de l’ouvrage de Nils Andersson, paru l’année dernière, permet de replacer cet événement dans un contexte plus large, qui commence à la fin de la guerre froide et de l’opposition des deux blocs formés par les États-Unis et l’URSS, et propose un passage en revue dense, informé, précis, des diverses guerres qu’a connues le monde au cours de ces trente dernières années, en ce temps d’hégémonie du capitalisme.

capitalisme et paix sont incompatibles
Alors que ce dernier se prétend porteur d’un monde de paix, qui serait rendu possible par l’avènement d’une économie de marché mondialisée, le constat est sans appel : non seulement la guerre n’a jamais cessé – depuis 1990, on décompte entre trente-cinq et cinquante conflits armés actifs chaque année – mais en plus le risque d’un retour aux guerres de haute intensité, menées avec des moyens de destruction et de tuerie démultipliés par les progrès technologiques tels que la robotisation, les réseaux ou l’intelligence artificielle, s’étendant à des champs de bataille autrefois préservés, le cyber espace et le domaine exo-atmosphérique, ou encore le corps humain (avec les « soldats augmentés », à l’aide des biotechnologies). Un chiffre est emblématique de cette situation inquiétante qui nous projette, presque directement, dans le pire des quatre futurs envisagés aux États-Unis, en 1997, dans un rapport du National Defense Panel : « Une détérioration de la conjoncture économique dans le monde, conjuguée à l’effondrement des institutions internationales. Des États-nations affaiblis, des organisations non étatiques et des coalitions se disputant des ressources qui se raréfient. Les alliances sont fluides, imprévisibles et opportunistes. » En 2018, les dépenses militaires mondiales se sont élevées à 1 774 milliards de dollars. On s’arme et se surarme sur tous les continents : outre l’inquiétude que cela devrait très largement susciter – qui a tout de même conduit à un appel de vingt-cinq États de l’ONU à interdire les « armes entièrement autonomes », appel qui s’est notamment heurté à l’opposition de la Russie –, il faut pointer du doigt la responsabilité des États marchands d’armes dans ce cycle fou de militarisation du monde.

« Un passage en revue dense, informé, précis, des diverses guerres qu’a connues le monde au cours de ces trente dernières années, en ce temps d’hégémonie du capitalisme. »

D’autres facteurs que la vente d’armes relèvent de la nature même du capitalisme : le nécessaire contrôle de l’accès aux ressources naturelles – ainsi, les principales réserves de pétrole et de gaz naturel (en dehors de la Sibérie) se trouvent au Proche-Orient ; la préservation de zones d’influence et la prévention de l’émergence d’un éventuel futur concurrent, par exemple par le biais de la reproduction de l’ancien ordre colonialiste, avec l’établissement de protectorats.

l’utilisation de « concepts de paix » pour justifier la guerre !
Si la paix est présente dans les discours des principaux acteurs de la communauté internationale ces dernières décennies, qui émaillent les pages du livre, c’est surtout sous la forme de concepts permettant de justifier des guerres : celui de « droit d’ingérence humanitaire », notamment, utilisé lors de la guerre du Golfe en 1990-1991, puis en ex-Yougoslavie, qui a plus répondu à des objectifs géopolitiques impérialistes qu’aux besoins humanitaires invoqués, et n’a à aucun moment pu empêcher les massacres annoncés qu’il était censé prévenir ; celui de « guerre préventive », pour justifier l’invasion de l’Irak ; celui, enfin, qui remplace le « droit d’ingérence humanitaire », la « responsabilité de protéger », qui fut au cœur de la guerre en Libye, avec le succès qu’on connaît trop bien : 30 000 à 50 000 morts, nombre qui continue à augmenter ; une explosion de tous les trafics, de drogue, d’armes et d’esclaves, qui en font la base arrière et le dépôt d’armes des mouvements salafistes de Syrie et d’Afrique de l’Ouest ; une guerre civile où s’affrontent des clans armés ; une ingérence continue de la France, qui a apporté son soutien militaire au clan du général Haftar, comme de la Russie et de la Turquie.

pour un droit d’ingérence des peuples
Nils Andersson ne prône pas de rester inactif face à des États qui perpétreraient des crimes de guerre ou prendraient l’initiative d’attaques contre d’autres nations ou peuples. Il propose un droit d’ingérence à opposer au droit d’ingérence humanitaire, celui des peuples, contre « les pouvoirs politiques, économiques, financiers, militaires qui imposent leur domination », et prône, contre l’imposition de la guerre comme seule voie de négociation, une démarche pour résoudre les situations de crises combinant forces nécessaires pour assurer la sécurité et une action de prévention à l’écoute des populations, s’appuyant sur une connaissance de l’histoire longue et des mémoires des populations – avec l’exemple des Albanais et des Serbes du Kosovo à l’antagonisme séculaire, exacerbé par l’accumulation des discours de haine, des crimes commis et de ceux qui étaient inscrits dans les mémoires, ou encore du Rwanda, où l’ethnoracialisation des Tutsis et des Hutus avait été de longue date construit par les colonialismes allemand puis belge.
Il souligne également combien est lourd le poids, chez les populations civiles, du ressentiment et de la haine, face à des embargos qui, comme au Koweït, causèrent 500 000 à 1 500 000 victimes, dont la majorité était des enfants ; devant des condamnations des atteintes aux droits humains à géométrie variable, quand la cour de justice internationale, ou le droit d’ingérence humanitaire visent certaines puissances régionales mais couvrent les crimes commis par les principales puissances (comme ceux des États-Unis en Irak, des tortures d’Abu Ghraib au pilonage de Falloujah avec des bombes à fragmentation ou à phosphore blanc, un an après la fin de l’invasion de l’Irak, 654 965 décès après-guerre en juin 2006). Lourd aussi le poids des mensonges et des opérations de désinformation, utilisés pour conditionner les opinions publiques (du faux témoignage de la fille de l’ambassadeur du Koweït parlant sous la dictée, accusant les soldats irakiens d’atrocités sur des nouveau-nés, pour la guerre du Kosovo, jusqu’aux « armes de destruction massive », dont Tony Blair annonçait la présence dans l’Irak de Saddam Hussein, et dont il ne fut plus question une fois que ce dernier fut renversé). Il montre le discrédit de l’ONU, instrumentalisé, via les gouvernements qui le constituent, ou son conseil de sécurité, dans des opérations dirigées par l’OTAN, devenu, durant ces trente années, le fer de lance du « nouvel ordre » de la mondialisation néolibérale. Enfin, alors que le monde multipolaire né de l’apparition des puissances émergentes, qui déporte l’épicentre en Asie, hors de l’espace atlantico-européen, semble laisser la place à un affrontement entre les États-Unis et la Chine, il met en doute la possibilité d’une stabilisation du monde dans le système néolibéral actuel.
Le fait d’en finir avec la guerre, son coût humain mais aussi écologique, est-il pourtant complètement irréaliste ? Les appels de Jean Jaurès à l’union des prolétariats des pays d’Europe contre la guerre n’empêchèrent pas le déclenchement de la Grande Guerre et ses 10 millions de morts : les slogans qui refleurissent aujourd’hui sur les places, dans les rassemblements, encore trop faiblement – le fort et persistant front antiguerres impérialistes, depuis 1990 jusqu’aux marches d’opposition à la guerre en Irak, s’est, comme le remarque Nils Andersson, « liquéfié » lors de la guerre en Libye derrière Sarkozy. « Non à la guerre ! », « Quelle connerie la guerre ! », qui font écho à des mouvements plus anciens, témoignent de la vivacité et de l’obstination d’une utopie qui, à l’heure où le président de la République annonce vouloir créer une Europe militaire, est une nécessité.

Cause commune • mars/avril 2022