Covid, guerre en Ukraine, crise énergétique ou encore inflation : ces dernières années ont été marquées par des crises mondiales qui ont marqué la France et l’Europe, et ont contribué à accroître la pauvreté et exacerber les inégalités.
L’écrasante majorité de la population a pâti de ces épreuves successives : Oxfam a ainsi estimé que la richesse cumulée de 99 % des habitantes et habitants de l’UE a baissé de 5,6 % en termes réels entre 2019 et 2022.
Des superprofits
Or, dans le même temps, depuis 2020, une poignée d’ultrariches est parvenue à s’enrichir en profitant desdites crises. En trois ans, la fortune des cinq plus riches milliardaires de l’UE a augmenté de 75,9 %, soit l’équivalent de 5,7 millions d’euros par heure entre mars 2020 et 2023. Parallèlement à cette prospérité des ultrariches, vingt-deux des plus grandes entreprises de l’UE ont réalisé 172 milliards d’euros de profits de juillet 2022 à juin 2023, soit une hausse de 66 % par rapport à leurs bénéfices moyens de 2018-2021. Des superprofits, en partie générés à la faveur des diverses aides non conditionnées des pouvoirs publics mais aussi grâce à une hausse des marges dans de nombreux secteurs essentiels, qui alimente l’inflation.
Ces superprofits contribuent directement à l’accroissement des inégalités, puisque les hausses de tarifs ont un effet plus important sur les plus pauvres, et échappent en grande partie à l’impôt et donc à la redistribution. Les grandes multinationales mènent pour certaines une « guerre fiscale », en influant sur les politiques fiscales et en nourrissant la concurrence fiscale entre pays pour en devoir le moins possible. Résultat, selon l’OCDE, le taux moyen d’impôt sur les sociétés dans l’UE a chuté de 32,2 % à 21,5 % entre 2000 et 2023.
L’évasion fiscale
Aux batailles légales s’ajoute pour les grandes multinationales et les ultra-riches la manne colossale de l’évasion fiscale. Selon le dernier rapport de l’EU Tax Observatory sur le sujet, environ 1 000 milliards de dollars de profits ont été transférés vers des paradis fiscaux rien qu’en 2022, et l’équivalent de 10 % du PIB mondial serait détenu offshore par des particuliers. Si le montant précis de l’évasion fiscale est par définition difficile à déterminer, en 2020 le réseau Tax Justice Network en estimait les pertes fiscales mondiales à plus de 427 milliards de dollars chaque année. L’équivalent de près de 34 millions de salaires annuels d’infirmières – soit le salaire annuel d’une infirmière par seconde.
« L'établissement d’un impôt sur la fortune ciblant les multimillionnaires et milliardaires européens, avec un taux progressif de 2 à 5%, permettrait de récolter à lui seul 286,5 milliards chaque année ! »
L’ampleur du phénomène s’explique en partie par un vieux système fiscal dépassé par les évolutions du monde économique actuel (mondialisation, complexification des chaînes de valeurs et récemment digitalisation de l’économie). Si ce problème est désormais reconnu et engendre depuis quelques années des réformes fiscales au niveau mondial et européen, celles-ci se heurtent encore souvent à un manque de volonté politique ou à des intérêts contradictoires.
Au sein de l’Union européenne, cela se traduit notamment par le refus de reconnaître que certains pays de l’union sont, eux aussi, des paradis fiscaux. Il ne fait pourtant pas de doute que le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, Malte et Chypre ont mis en œuvre des fiscalités excessivement incitatives, qui créent une concurrence insoutenable. Les Pays-Bas à eux seuls abritent plus de quatorze mille « sociétés écran ». Selon l’économiste Gabriel Zucman, ce pays est le « paradis fiscal numéro 1 » des multinationales américaines.
Quelques avancées en demi-teinte
Malgré ce type d’obstacle, de notables avancés ont petit à petit eu lieu au niveau mondial et européen. Depuis une décennie, l’OCDE puis l’Union européenne augmentent les obligations de transparence des administrations fiscales et des entreprises, et ont permis l’échange automatique d’informations bancaires. Si des failles subsistent dans ce processus, selon l’EU Tax Observatory l’évasion fiscale offshore aurait tout de même été divisée par trois environ grâce à cette avancée, en moins de dix ans !
« Les Pays-Bas à eux seuls abritent plus de quatorze mille “sociétés écran” Selon l’économiste Gabriel Zucman, ce pays est le “paradis fiscal numéro 1” des multinationales américaines. »
Malheureusement de nombreuses entreprises continuent malgré tout de garder jalousement leur secret fiscal : seules 4% des mille six cents plus grandes entreprises dans le monde rendent publics leur stratégie fiscale mondiale et les impôts qu’elles paient pays par pays. Mais, surtout, aucune obligation de transparence ne pourra mettre fin au problème, sans être associée à un meilleur système de taxation et de lutte contre le transfert de bénéfices et la concurrence fiscale à outrance. Sur ce plan-là, quelques pas en avant et tentatives de réformes sont récemment également à noter, dont l’avenir et l’importance vont dépendre de la volonté politique des décideurs, notamment de l’Union européenne.
C’est le cas du projet BEPS lancé en 2015, censé lutter contre le phénomène de transfert de bénéfices, ou encore de l’impôt minimum mondial à 15% sur les entreprises, qui s’attaquait à l’essence même des paradis fiscaux. Cette mesure, initialement ambitieuse, a finalement été adoptée dans une version au rabais et truffée de failles et d'exceptions par l’OCDE et l’Union européenne, alors que nous aurions pu espérer que la directive européenne en soit une version améliorée. Elle représente malgré tout un premier pas historiquement notable, démontrant qu’on peut mettre d’accord les économies mondiales sur un sujet fiscal aussi capital que l’est un impôt minimum sur les bénéfices.
« Il convient d'instaurer une législation efficace contre les sociétés écrans, ou encore de renforcer la liste des paradis fiscaux de l’UE. »
On retrouve ce type de bilan mitigé sur de nombreux dossiers au niveau européen, qui a le mérite de les ouvrir et d’y confronter de nombreux pays à la fois, mais sans toujours parvenir à des résultats concrets pour autant, ou sans aller assez loin.
Ce fut le cas avec la taxe sur les superprofits, une « contribution exceptionnelle » qui a eu le mérite d’exister mais ne concerne que très peu d’entreprises, et se circonscrit au secteur des énergéticiens en plus de se limiter dans le temps. De même avec la taxe GAFA, dont la mise en place d’une version européenne a été suspendue au nom du projet de taxe mondiale, qui patine depuis des années, et est conditionnée à un abandon des taxes nationales portant le même objectif – même si elles s’avéraient plus ambitieuses.
Des réformes fiscales urgentes !
Ces avancées en demi-teinte se déroulent dans un contexte de crises économique, sociale et écologique, qui rendent les réformes fiscales plus pressantes que jamais. À la fois par mesure de justice face aux inégalités qui se creusent, et par nécessité critique de moyens pour investir dans les services publics et la transition écologique. Il est donc urgent de mettre en place des mesures plus ambitieuses et plus efficaces pour lutter contre l’évasion fiscale et récupérer les centaines de milliards dont les finances publiques des États sont actuellement privées.
Cela implique, par exemple, d'instaurer une législation efficace contre les sociétés écrans, ou encore de renforcer la liste des paradis fiscaux de l’UE. Cette liste noire, où figurent seulement douze pays, est actuellement inefficace et n’inclut plus aucun des quinze principaux paradis fiscaux listés par Oxfam. Nous appelons donc à y appliquer des critères bien plus stricts, afin que tout pays à taux d’imposition zéro ou très faible y soit automatiquement intégré, que les pays européens soient soumis au même niveau d’examen que les autres, et que la portée géographique de la liste soit étendue pour pouvoir intégrer davantage de pays, dont les États-Unis ou le Royaume-Uni.
« En 2020 le réseau Tax Justice Network estimait les pertes fiscales mondiales à plus de 427 milliards de dollars chaque année. L’équivalent de près de 34 millions de salaires annuels d’infirmières – soit le salaire annuel d’une infirmière par seconde. »
Nous préconisons également la mise en place d’impôts sur les sociétés plus progressifs, la taxation du rachat d’actions, mais aussi reprendre notre combat pour l’imposition des superprofits. Nous l’avons démontré, ce sujet ne doit surtout pas être considéré comme de l’histoire ancienne ou un problème résolu : il ne l’est pas. Nous demandons que soit instauré un impôt sur les superprofits, qui ne soit plus restreint aux seuls énergéticiens mais s’applique à tous les secteurs, et qui ne soit pas exceptionnel mais automatisé. C’est-à-dire un impôt permanent, qui se « déclencherait » chaque fois qu’un seuil excessif et inhabituel de profits est atteint.
Enfin, Oxfam salue et soutient les diverses initiatives en faveur d’une meilleure taxation des millionnaires et des milliardaires en Europe, telles la pétition d’initiative citoyenne européenne en faveur d’une taxation des ultrariches. Nous proposons l'établissement d’un impôt sur la fortune ciblant les multi-millionnaires et les milliardaires européens, avec un taux progressif de 2 à 5%, dont nous avons estimé qu’il permettrait de récolter à lui seul 286,5 milliards chaque année !
Cette mesure majeure de justice fiscale, à l’heure où la plupart des Européennes et Européens pâtissent des crises et de l’inflation, aurait de surcroît une portée historique. Elle pourrait contribuer à un précieux effet d’entraînement, dans un contexte international où le sujet de l’imposition de la fortune monte et vient même d’être pour la première fois mis à l’agenda du G20. En France comme en Europe, de nombreuses solutions existent pour mieux taxer les ultrariches et les multinationales : saisissons-les !
Layla Yakoub est responsable de plaidoyer « Justice fiscale et inégalités » chez Oxfam France.
Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024