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Quelle vision, si elle existe, le président de la République a-t-il pour la culture ?

Pour le savoir, quoi de plus logique que de commencer à consulter la partie de son programme consacrée à cette question et sobrement titrée « Une ambition culturelle ». Moins de dix mille signes où alternent les banalités consensuelles au stade du constat (« la culture définit ce que nous sommes », « le soutien au cinéma ou le prix unique du livre sont des références », « le rayonnement international de notre vie artistique s’essouffle », « le rôle de l’État, intimement associé à celui des collectivités locales, est déterminant… », avec une autre famille de banalités, elles aussi se voulant consensuelles, au stade des propositions.
Ces dernières sont classées en sept « objectifs » : 1) Donner le goût de la culture ; 2) Réinventer la politique culturelle ; 3) Soutenir les artistes et la création ; 4) Redonner du sens à l’idéal européen ; 5) Défendre un meilleur partage de la valeur au profit des créateurs ; 6) Promouvoir un patrimoine vivant ; 7) Protéger l’indépendance éditoriale des médias d’information et conforter les médias de service public
Un survol de ces sept items ne soulève pas d’objection majeure : qui en effet peut être contre le fait que « 100 % des enfants auront accès aux actions d’éducation artistique et culturelle » ? De pérenniser le « statut » d’intermittent du spectacle ? De faire payer l’impôt aux « grands acteurs numériques » ? De défendre le droit d’auteur ? Mais un an après la rédaction de ce texte, nous avons la capacité de mesurer la distance entre intentions et réalité.

Une ambition contredite par la réalité des décisions
En pleine discussion au Parlement de la loi de finances pour 2018 et des chapitres culture et audiovisuel public, voilà qu’une bombe à retardement tombe aux pieds de la ministre de la Culture, trente et une pages d’un « document de synthèse » confidentiel destiné à nourrir le « plan de refondation » lancé par le Premier ministre Édouard Philippe le 13 octobre dernier, intitulé « Cap 2022 ».
Madame Nyssen a beau jeu de prétendre n’avoir pas « validé » cette note. Quoi qu’il en soit, validé ou non, ce document connaît déjà un commencement d’application, puisque l’audiovisuel public doit subir dès 2018 une coupe budgétaire de l’ordre de 50 millions d’euros et y perdre plusieurs centaines d’emplois. Une broutille en regard des 300 millions d’économies, chiffre annoncé publi­quement, que la « grande réforme de l’audiovisuel public » nous promet !

« “Opérer la réforme de l’État”, “baisser les dépenses publiques”, sous couvert bien entendu d’“améliorer les politiques publiques”. »

À l’instar de la réforme générale des politiques publiques (RGPP), lancée à grand bruit par Nicolas Sarkozy en 2007, plus timidement renommée par François Hollande « modernisation de l’action publique (MAP) » en 2012, ce chantier de réforme de l’État, thème récurrent depuis une dizaine d’années, a trouvé un champ d’expérimentation désormais classique : la culture et l’audiovisuel public. Il s’agit en effet d’ « opérer la réforme de l’État », de « baisser les dépenses publiques », sous couvert bien entendu d’« améliorer les politiques publiques ».

Le maître mot : économies budgétaires
Création, spectacles, musées, archives, patrimoine et, bien sûr, audiovisuel public (le gros morceau) ont été passés au crible ultralibéral dont les mots clés sont mutualisation, rationalisation, reconfigurations, gouvernance, efficacité, synergies… qui signifient en fait réaliser des économies, réduire les assiettes et les effectifs.
L’argumentaire s’articule autour de trois motivations :
• « La montée en puissance des collectivités territoriales, qui investissent davantage dans l’animation de la vie culturelle locale ». S’il est vrai que les collectivités locales, tous échelons confondus, dépensent déjà plus que l’État, la courbe de croissance de leur intervention s’est inversée au cours du quinquennat précédent, du fait notamment de la réduction des dotations de l’état. Cet argument est donc factuellement faux.
• « L’affirmation d’une autonomie croissante de ces opérateurs, notamment les grands établissements publics, porteurs de politiques publiques nationales ». Ces établissements (grands musées, théâtres nationaux, etc.) disposent d’une autonomie acquise par définition, pourrait-on dire. Mais le désengagement de l’État, chronique depuis presque deux décennies, les oblige à rechercher d’autres financements (recettes propres, mécénat, privatisations, etc.). C’est cela que le document veut pérenniser. Cet argument est donc purement rhétorique.
• « La transition numérique, avec ses effets sur les industries culturelles, dans un monde ouvert et concurrentiel, dont la régulation s’inscrit dans un cadre européen ». Le ministère de la Culture doit en effet devenir le « ministère de l’Économie et des Industries culturelles », à l’instar de ce que préconisait Olivier Henrard, conseiller de Nicolas Sarkozy, dès octobre 2010, qui disait tout haut (trop haut ? trop tôt ?) ce que le président de la République de l’époque pensait tout bas…

« Recadrer tout ce qui relève des missions traditionnelles du ministère de la Culture (création, spectacles, livre, musées, patrimoine, archives…) dans un but d’économies budgétaires par la sous-traitance et le transfert aux collectivités locales, et recentrer l’administration sur les industries culturelles, la concurrence et la “compétitivité”. »

Il s’agit donc de recadrer tout ce qui relève des missions traditionnelles du ministère de la Culture (création, spectacles, livre, musées, patrimoine, archives…) dans un but d’économies budgétaires par la sous-traitance et le transfert aux collectivités locales, et de recentrer l’administration sur les industries culturelles, la concurrence et la « compétitivité ».
Les projets de réformes préconisées se déclinent en cinq points, « cinq axes d’évolution qui s’appuient sur cinq constats » :
• « Un ministère qui n’a pas suffisamment adapté son organisation et son mode de fonctionnement à l’évolution de son environnement ». Il s’agit donc de « recentrer l’administration centrale sur ses missions de conception, pilotage et évaluation des politiques publiques ; déconcentrer ; externaliser ».
• « Une évolution inachevée du champ muséal ». Il faut donc « revoir la cartographie, le pilotage et l’organisation des musées nationaux ».
• « Des aides à la création émiettées et insuffisamment orientées vers les publics ». Il s’agira de « créer un guichet unique, concentrer et simplifier les aides et élargir les publics ».
• « Une politique des archives trop coûteuse car visant à l’exhaustivité ». Face à quoi on préconise de « recentrer la collecte sur les archives “essentielles”, mutualiser les services et dématérialiser massivement ».
• « Des média de service public confrontés à l’évolution des usages et à la transformation numérique ». Il faut donc « rapprocher les sociétés, améliorer l’efficacité opérationnelle, concentrer les moyens, moderniser la gouvernance, accélérer la transition numérique ».
À titre d’exemple, et pour illustrer le caractère « hors-sol » du projet, arrêtons-nous un instant sur le point 4, qui concerne les archives. Est pointée « l’exhaustivité » trop coûteuse, à laquelle devrait faire place le choix des archives « essentielles ». Absurde, le propre de l’archivage étant justement l’exhaustivité. Les archives des ministères, administrations, collectivités, etc., sont une source irremplaçable pour les chercheurs d’aujourd’hui et de demain. Personne ne peut dire ce que l’on doit « jeter » et ce que l’on doit « conserver ». Passer au broyeur 10 à 20 % des archives annuelles pour obtenir une économie de 5 millions d’euros est assez pitoyable.
Externalisation des missions, suppression d’emplois, augmentation de la précarité des agents, autonomisation croissante des missions et des établissements… c’est une entreprise de dépeçage du service public de la culture et de l’audiovisuel, de ses structures, de ses établissements, de ses services centraux ou déconcentrés qui est engagée. Il s’agit ainsi de rendre les aides à la création plus « sélectives » (l’idée de « guichet unique » des subventions réapparaît), au prétexte qu’il y aurait trop de spectacles, trop de projets, trop de créations…
A contrario, renouer les liens tissés depuis la seconde moitié du XXe siècle entre art, culture et société en réaffirmant la responsabilité publique de l’État et de tous les niveaux de collectivités territoriales. Cette période a vu une considérable expansion de la décentralisation, et une importante montée en puissance des collectivités locales dans le champ culturel. Mais les récentes réformes institutionnelles (redécoupage régional, remise en cause des départements, « métropolisation », étranglement des budgets des collectivités suite aux transferts de charges conjugués aux baisses des dotations) ont dangereusement fragilisé la capacité d’intervention des collectivités.
Sans doute notre responsabilité collective est-elle engagée. Sans doute payons-nous là notre incapacité à combattre la sous-estimation de cette question par les forces politiques de transformation du pays. Il est grand temps de se mobiliser et de se rassembler pour remettre l’art, la culture et l’éducation populaire au cœur des projets émancipateurs ! n

Jean-Jacques Barey est opérateur culturel. Il co-anime le collectif Culture du PCF.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018