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La désorganisation sans précédent de l’économie mondiale, consécutive au confinement de quelque quatre milliards de personnes, a affecté tous les pays. Cette crise inédite invite à repenser les rapports mondiaux dans l’interdépendance et la solidarité.

Qu’est-ce que la « géopolitique » ? Selon le géographe Yves Lacoste, « par géopolitique, il faut entendre toute rivalité de pouvoir sur ou pour du territoire ». C’est, par exemple, « le cas du conflit israélo-palestinien » est-il précisé. Accoler cette notion, prise au sens strict, à la gestion de la pandémie du coronavirus – et plus précisément au « grand confinement » que celle-ci a engendré – serait donc inapproprié. Cependant, nous vivons à une époque où le softpower – cette capacité d’un pays à exercer son influence sur la scène internationale par des moyens non militaires – joue un rôle majeur dans les rapports de force. Il n’est, dès lors, pas sans intérêt de mesurer les effets du confinement sur la place et le poids – du point de vue économique, politique et en matière d’image – des différentes puissances dans le « concert des nations » et sur l’avenir de la mondialisation elle-même. De fait, certains pays en sortent plutôt gagnants, d’autres non.
Certes, la désorganisation sans précédent de l’économie mondiale, consécutive au confinement de quelque quatre milliards de personnes, a affecté tous les pays. Partout, la misère explose. Rappelons que la Banque mondiale estime à quelque 150 millions le nombre de personnes supplémentaires menacées de basculer sous le seuil d’extrême pauvreté d’ici la fin de 2021. Il s’agit d’un brutal renversement de tendance par rapport à l’évolution observée sans discontinuer depuis plus de vingt ans ! Plus généralement, le chômage de masse, le renchérissement de la nourriture, la chute des revenus, les systèmes de santé débordés, la fermeture des écoles… touchent ou ont touché l’humanité tout entière. De même, tous les pouvoirs en place ont été, ponctuellement ou plus durablement, fragilisés par la crise. Cette fois, aucune région du monde n’est épargnée. Pourtant, si l’ordre hiérarchique international n’a pas été fondamentalement bouleversé par cette crise inédite, celle-ci laissera son empreinte sur les rapports de force entre les différents pôles de puissance.

« Le confinement a mis en lumière l’urgence qu’il y a à se libérer non de la mondialisation – processus irréversible –, mais de l’exploitation néolibérale de ce processus. »

La défaite de Donald Trump : un choc géopolitique 
À tout seigneur tout honneur : arrêtons-nous tout d’abord sur le pays qui revendique avec une passion inextinguible son leadership mondial, les États-Unis. Les inévitables mesures de confinement dans de nombreux territoires du pays ont, de fait, privé Donald Trump de son principal atout électoral : son bilan flatteur en matière de croissance et d’emplois. Pire que cela : en choisissant de privilégier le rétablissement de l’économie à la protection de la population – notamment en s’opposant, partout où il le pouvait, au confinement rendu indispensable par la perte de contrôle de la situation –, il a précipité sa défaite. Il est, en effet, plausible d’imaginer qu’une frange non négligeable de l’électorat, initialement tentée par le vote pour celui qui avait promis de rendre l’Amérique great again, ait finalement changé d’avis sous le double effet de la récession et de la cataclysmique crise sanitaire. On peut dire, en quelque sorte, que Donald Trump a été vaincu tant par l’effet du confinement que par son opposition à celui-ci. Sa défaite constitue bien un choc géopolitique. Même si les « fondamentaux » invariables
– notamment l’hubris (démesure) – de la « seule nation indispensable » (Bill Clinton) ne disparaîtront pas avec son successeur, le départ forcé du leader le plus irresponsable de l’histoire de son pays changera, dans plus d’un domaine d’importance, la donne internationale.

USA-Chine : un « effet ciseaux »
Inversement, la Chine, qui recourut la première (le 23 janvier 2020) à ce qu’on appelait alors pudiquement une « mise en quarantaine » stricte de 18 millions d’habitants de Wuhan et de sa région, semble désormais avoir vaincu l’épidémie et renoué avec la croissance. Mieux, elle se présente comme championne de la coopération internationale en matière de santé. Cet « effet ciseaux » entre les deux principaux rivaux stratégiques du siècle est bel et bien un événement géopolitique de grande portée. Et ce d’autant qu’au début de cette année cet aboutissement n’avait rien d’évident. Plus d’un haut responsable politique américain ou, plus généralement, occidental savourait alors en silence ce qui pouvait passer pour un coup d’arrêt porté à l’insolente ascension de l’Empire du milieu. Au même moment, l’hôte de la Maison-Blanche, quant à lui, choisissait – malgré de nombreuses mises en garde de ses conseillers – d’ignorer les risques que pourrait représenter ce virus pour « l’Amérique ». La première puissance mondiale était au-dessus de ces contingences, dignes des pays arriérés. Aujourd’hui, si les États-Unis demeurent, et pour longtemps encore, le pôle le plus puissant de la planète, le danger suprême qu’ils ont cru conjurer se révèle plus réel que jamais : aimée ou non, la Chine passe désormais pour l’inéluctable future puissance dominante sur la scène mondiale.

Europe : l’espoir ténu d’un tournant géopolitique
En Europe aussi, la crise sanitaire et le confinement sans précédent qu’elle a rendu nécessaire ont fait bouger les lignes. Au mois de mars 2020, l’Italie, pays fondateur de la Communauté européenne, se débat désespérément contre les effets dévastateurs de la pandémie. Mais « l’Europe » ne réagit pas. La raison de cette attitude inqualifiable tient notamment à une obsession de la classe dirigeante allemande, partagée par d’autres adeptes de l’ordolibéralisme dans l’Europe du Nord : pas question d’aller vers une « union de transferts », autrement dit la solidarité budgétaire des pays riches vers les pays en difficulté. Hier, la Grèce, aujourd’hui l’Italie. Le Premier ministre italien, Giuseppe Conte, a beau appeler l’UE à « aider à lutter contre l’épidémie », quitte à s’engager à « rendre des comptes sur la manière dont sont dépensées les ressources », rien n’y fait. Il aura fallu, fin mars, une révolte sans précédent de l’Europe du Sud en plein Conseil européen – « répugnant », « mesquinerie récurrente », « inconscience absolue », « radins », « comportement de châtelain »… sont quelques-uns des qualificatifs échangés à cette occasion entre les principaux « partenaires » de l’UE ! – pour débloquer la situation. Bruno Le Maire, qui ne passe pas pour un détracteur de « Bruxelles » ni de Berlin, résume alors la situation en ces termes : « Si on dit à l’Italie de se débrouiller toute seule, l’Europe ne s’en relèvera pas. » Près de deux mois plus tard, alors que toute l’Europe est désormais aux prises avec la pandémie, l’Allemagne accepte pour la première fois de s’engager en faveur d’une forme de solidarité financière : un gros emprunt mutualisé des vingt-sept États membres et un important transfert d’argent aux pays les plus en difficulté. Il faudra attendre encore deux autres mois pour que le fameux plan de relance européen de 750 milliards d’euros, dont 390 milliards de subventions, soit officiellement décidé par l’ensemble des États membres.
Si ce plan finit par se concrétiser en monnaie sonnante et trébuchante pour les populations et les secteurs les plus éprouvés, il s’agira indubitablement d’un événement d’importance, mais ponctuel. Si, en revanche, cette nouvelle approche – une mutualisation de dettes et une solidarité financière renforcée – se pérennisait à l’avenir, au-delà de cette crise sanitaire dévastatrice, alors, on pourrait parler d’un tournant géopolitique, l’Union européenne commençant à ressembler à un acteur collectif, solidaire et efficace. Hélas, cet espoir est ténu, le capital allemand risquant de sortir de cette crise encore renforcé par rapport à ses partenaires et plus préoccupé de jouer la concurrence avec l’Asie que la solidarité avec l’Europe du Sud… À suivre.

La mondialisation atteinte dans son essence même 
Plus généralement, la mondialisation a été, apparemment, atteinte dans son essence même par le confinement. L’ouverture des frontières ? Celles-ci se sont fermées les unes après les autres. La mobilité des personnes ? Les avions sont massivement cloués au sol, même les trains sont longtemps restés à quai. La globalisation de l’économie ? L’on évoque avec insistance la nécessité de relocaliser des productions stratégiques pour réduire la dépendance à des pays tiers pour des produits ou des composants indispensables. Le triomphe du « marché » ? On assiste au grand retour de l’État et des dépenses publiques… Certains en concluent que la « démondialisation » serait la rançon du confinement : ce n’est pas crédible au moment où l’usage d’Internet explose, les visioconférences se démocratisent, les réseaux sociaux triomphent… En revanche, il est permis de penser que l’expérience inédite, sinon traumatisante, du confinement laisse des traces profondes dans le comportement, la réflexion et l’imaginaire des sociétés. « Il va y avoir un conflit entre ceux qui voudront la continuité et ceux qui voudront changer de civilisation », analyse le psychiatre Boris Cyrulnik, pour qui « nous assistons à une vraie révolution de la pensée, une révolution dans la hiérarchie des valeurs morales, dans l’ethos » (entretien dans La Provence du 30 mars). Voilà qui laisse présager, à bien des égards, une réécriture de la mondialisation, bref, des transformations géopolitiques d’importance. Et qui invite à intervenir dans les choix cruciaux qui s’annoncent. Avec, dans la ligne de mire, des changements à l’échelle de l’humanité dans son ensemble.

« La principale rupture que l’expérience de cette crise nous incite à opérer est de créer les conditions permettant qu’une vision à long terme, anthropologique et écologique, du monde finisse par l’emporter sur le court-termisme financier. »

Séparer le bon grain de l’ivraie en matière de « globalisation »
En effet, ce n’est pas au moment où, pour la première fois, l’humanité tout entière affronte en même temps le même fléau qu’il faut se recroqueviller sur son pré carré ! L’heure est, plus que jamais, à bâtir un authentique multilatéralisme qu’aucune institution incarne mieux que les Nations-Unies. En vérité, le confinement a mis en lumière l’urgence qu’il y a à se libérer non de la mondialisation – processus irréversible –, mais de l’exploitation néolibérale de ce processus. Il a ouvert un vaste champ de réflexion pour apprendre à mieux séparer le bon grain de l’ivraie en matière de « globalisation » : l’ouverture des frontières est un bienfait dès lors qu’elle s’accompagne d’une régulation démocratique des échanges ; la mobilité n’équivaut pas nécessairement au tout-avion ni au tourisme de masse ; l’interdépendance est compatible avec la souveraineté, pour peu que celle-ci s’inscrive dans une dynamique de coopérations sans domination et de reconnaissance de « biens publics mondiaux », tels que la lutte contre le changement climatique, la préservation de la biodiversité ou… le contrôle des pandémies. D’une façon générale, la principale rupture que l’expérience de cette crise nous incite à opérer est de créer les conditions permettant qu’une vision à long terme, anthropologique et écologique, du monde finisse par l’emporter sur le court-termisme financier. Et aussi que la prise en considération de l’insécurité humaine – sanitaire, alimentaire, environnementale, sociale, démocratique – supplante au plus vite la conception étroitement militaire de l’insécurité. À cet égard, le fait que la France programme, au nom de sa sécurité, la construction d’un nouveau porte-avions au moment même où elle doit confesser l’étendue de ses défaillances face à l’épidémie en dit long sur l’ampleur du débat ouvert sur les priorités de l’après-confinement.
Nous nous retrouvons une fois de plus avec Bertrand Badie lorsqu’il affirme : « Cette crise nous dit que le monde nouveau ne pourra être géré que dans la solidarité et l’interdépendance [...]. Cette crise globale s’adresse à l’humanité tout entière. Ce n’est que dans la solidarité de l’humanité tout entière qu’on pourra relever le défi » (entretien à Projet imagine, 1er avril). Vivement la fin de toute géopolitique !

*Francis Wurtz est député honoraire au Parlement européen et ancien responsable de la politique extérieure du PCF.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021