Le contexte actuel invite à relire des ouvrages analysant le poids du racisme dans la vie politique, économique et sociale et le rôle des femmes noires dans l’histoire du mouvement des droits des femmes aux États-Unis, de l’esclavage jusqu’à nos jours.
La pandémie qui a marqué 2020 a mis en lumière des réalités plus structurelles : la dévalorisation salariale et statutaire des métiers très féminisés et pourtant si « essentiels » que sont les emplois d’aide-soignante, d’aide à domicile, de caissière, etc. ; ou encore les inégalités face à la santé – les Noirs états-uniens auraient deux fois plus de risques d’être contaminés et trois fois plus de risques de mourir de la covid-19. C’est toutefois un autre aspect du racisme et du sexisme systémiques qui a cristallisé les mobilisations des antiracistes et féministes cette année : celui des violences, violences policières et violences faites aux femmes, qui a suscité des actions multiples et des rassemblements massifs, en particulier les 2 et 13 juin, pour réclamer l’interdiction des techniques d’intervention mortelles qui causèrent la mort du livreur Cédric Chouviat et de celle de l’intérimaire Adama Traoré et, depuis novembre, notamment à la suite du tabassage du producteur de rap Michel Zecler, pour le retrait du projet de loi dit de « sécurité globale ».
Ces multiples mobilisations ont vu reparaître, dans les vitrines des libraires (outre le numéro de Cause commune de mai-juin 2020 sur l’antiracisme !), des ouvrages écrits par des figures communistes des luttes aux États-Unis : Les Noirs de Philadelphie : une enquête sociale, ouvrage fondateur de la sociologie, datant de 1899, traduit en français en 2019 (La Découverte), de William Edward Burghardt Du Bois, et Femmes, race et classe, d’Angela Davis, réédition de l’édition française de cet ouvrage de 1981. Le premier, à travers une étude de la population noire d’un quartier de Philadelphie à la fin du XIXe siècle, met en évidence le poids qu’y joue le racisme dans la vie politique, économique et sociale. Le second invite à se replonger, en treize courts chapitres, dans l’histoire du mouvement des droits des femmes aux États-Unis de l’esclavage jusqu’à nos jours, et à revenir sur la place qu’y jouèrent les femmes noires.
La participation active des femmes au mouvement abolitionniste
L’ouvrage ne ressuscite pas seulement la mémoire des grandes militantes anti-esclavagistes et féministes que furent Harriet Tubman, qui mena des troupes de combattants durant la guerre de Sécession ; Prudence Crandall, institutrice qui fut arrêtée pour avoir ouvert son école aux enfants noirs ; Sarah et Angelina Grimké, Sojourner Truth, oratrices et théoriciennes ; Ida B. Wells, qui fit campagne contre les lynchages, les communistes Lucy Parsons, Ella Reeve Bloor, Anita Whitney, Elizabeth Gurley Flynn et Claudia Jones. Il constitue aussi une lecture utile pour penser dialectiquement les mobilisations actuelles et ainsi identifier les conditions de leur réussite.
« C’est leur expérience d’esclave, et non leur statut maternel, qui conduit les femmes esclaves à mener la lutte, aux côtés des hommes. »
Les premiers chapitres signalent d’emblée la démarche d’Angela Davis : loin d’essentialiser « la femme » ou « les Noirs » et « les Blancs », elle entend les situer dans leur contexte historico-économique, affirmant que les femmes noires esclaves dans le sud des États-Unis, considérées « comme des unités de travail productrices de profit au même titre que les hommes », travaillaient majoritairement aux champs et bénéficiaient dans le domaine de la vie domestique d’une égalité des sexes avec les hommes esclaves. Elle souligne alors le biais qu’adopte la représentation de la femme comme figure maternelle, dans des romans comme La Case de l’oncle Tom de l’abolitionniste Harriet Beecher Stowe : c’est leur expérience d’esclaves, et non leur statut maternel, qui conduit les femmes esclaves à mener la lutte aux côtés des hommes.
Ce sont également les conditions de vie, bien que différentes de celles des femmes esclaves du Sud, des femmes blanches des couches moyennes, que l’industrialisation a cantonnées dans le statut non productif de mère au foyer et qui dénoncent leur oppression au sein du mariage, et des ouvrières aux salaires de misère, prenant conscience que le système esclavagiste « nourrit et perpétue leur propre oppression », qui expliquent la participation active des femmes de toute condition au mouvement abolitionniste.
Le caractère oppressif du capitalisme
Le retour que propose Angela Davis, dans les chapitres suivants, sur les combats des femmes pour leur émancipation s’ancre dans l’analyse de ces différences et de cette convergence : ainsi, la revendication du droit de vote des femmes et de l’égalité civique, proclamée lors de la convention de Seneca Falls en 1848, si elle fut soutenue par le militant abolitionniste et ancien esclave Frederick Douglass ou par W.E.B. Du Bois, ne fut pas d’abord celle des femmes de la classe ouvrière, qui se soulevaient, dès la fin des années 1820, pour l’amélioration de leurs conditions de travail et pour l’égalité dans les différents métiers. Elle ne le devint que plus tard, au début du XXe siècle, lorsque les ouvrières comprirent qu’elles pourraient utiliser leur droit de vote pour servir leurs luttes. De même, la revendication du contrôle des naissances et de l’avortement libre, bien que première condition d’émancipation des femmes de toute race et de toute classe, peina à rassembler les femmes noires, dont le combat portait d’abord contre la stérilisation forcée induite par la politique eugéniste et raciste de certains États, et les femmes de la classe ouvrière, engagées dans un combat pour leur survie économique.
« Alors que les violences policières et les violences faites aux femmes sont à juste titre dénoncées, c’est bien le caractère oppressif du capitalisme qui est à mettre en cause, et non seulement l’inhumanité ou l’injustice de telles pratiques. »
La démonstration d’Angela Davis est ainsi limpide : seule la conscience politique du lien entre l’esclavage des Noirs dans le Sud, l’exploitation économique des travailleurs du Nord et l’oppression sociale des femmes peut permettre aux mouvements féministes, ouvriers ou antiracistes de se débarrasser de l’idéologie raciste, des préjugés de classe ou sexistes dans la construction de leurs luttes, et ainsi par là parvenir à l’obtention de droits nouveaux. Ainsi, écartant le mythe raciste créé pour justifier le lynchage des hommes noirs, il faut comprendre les violences sexuelles, non pas comme l'expression du refoulement sexuel des hommes, mais comme une arme de domination et de répression, utilisée dans le cadre de guerres pour terroriser une population, et dans un cadre économique pour consolider une exploitation. Cette réalité nous rappelle, alors que les violences policières et les violences faites aux femmes sont à juste titre dénoncées, que c’est bien le caractère oppressif du capitalisme qui est à mettre en cause, et non seulement l’inhumanité ou l’injustice de telles pratiques.
À la lumière de ce lien peuvent alors être définies des revendications communes, comme c’est le cas pour un dernier domaine mentionné dans l’ouvrage : celui des corvées ménagères, longtemps délaissé par certaines féministes. Les luttes des employées de maison, souvent des femmes noires, rejoignent les critiques des femmes de la bourgeoisie. Alors que le basculement de la vie économique du foyer vers l’usine où les objets autrefois fabriqués à la maison présentent désormais une valeur d’échange et répondent au désir de profit, le travail domestique n’engendre aucune plus-value et reste inutilement pénible puisqu’il ne bénéficie pas autant des avancées technologiques que le travail industriel. La revendication d’une industrialisation des tâches ménagères de nettoyage ou de préparation des repas et de la socialisation de la garde d’enfants, que le capitalisme ne juge pas suffisamment rentables, est très actuelle, à l’heure où les conditions de travail des employées de ménage sont encore plus dégradées, du fait de l’ubérisation.
« Dans un contexte où l’individualisme domine et où les solidarités ont été détruites, la nécessité de convergence entre les intérêts des opprimés s’impose plus que jamais. »
L’opposition que dresse un Manuel Valls entre les combats antiracistes et la mobilisation des travailleurs, à travers l’évocation d’une lutte des classes qui disparaîtrait « au profit de l’affrontement entre races », n’est ainsi pas seulement le reflet de l’opportunisme politique et du poids écrasant pris par l’idéologie conservatrice dans le débat public (qui relève, comme l’a rappelé un article d’Acrimed dans le numéro 20 de Cause commune, du contexte économique, social et politique actuel, mais également d’un système médiatique guidé par un « projet éditorial d’extrême droite, lui-même adossé à des objectifs financiers »). Il est aussi un contresens majeur, puisque ces luttes ne sont pas véritablement pensables ni tenables séparément ; dans un contexte où l’individualisme domine et où les solidarités ont été détruites, la nécessité de convergence entre les intérêts des opprimés s’impose plus que jamais.
Marine Miquel est responsable de la rubrique Lire-Critiques.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021