Par

Cause commune a interrogé sur ce sujet : Laura Slimani pour Génération·s, la récente organisation créée par Benoît Hamon, Manuel Bompard pour le mouvement la France insoumise et Céline Brulin pour le Parti communiste français. Témoignages...

Laura Slimani,

conseillère municipale à Rouen et porte-parole du comité Génération·s Rouen métropole.

Quelle est selon toi la meilleure forme de structuration pour favoriser un fonctionnement démocratique de l’engagement politique ?
L’aspiration des citoyennes et citoyens à davantage d’horizontalité et de démocratie existe partout, y compris au sein des partis. Mais encore faut-il distinguer dé­mo­cratie formelle et démocratie réelle au sein des partis et mouvements politiques : ce n’est pas parce qu’en apparence les règles sont démocratiques qu’elles le sont en réalité. Les partis comme la société ne peuvent se permettre d’accepter en leur sein une démocratie intermittente, épisodique et laissant de côté les véritables enjeux de pouvoir. Participer à un vote n’est pas en soi la démocratie, tout dépend de la question qui est posée et de savoir si le résultat est suivi d’effet. Dans la plupart des partis politiques, il y a bien des votes militants mais en réalité ceux-ci ne portent pas sur les questions les plus importantes, ou posent une question dont la réponse est trop évidente pour générer du débat. Or, quand le débat est faussé, cela déçoit et les gens s’en vont.
Au-delà du vote, poser la question de la démocratie, c’est aussi poser la question des multiples rapports de domination qui existent dans la société et la manière de les dépasser dans les cadres collectifs et au niveau individuel. Je pense au sexisme bien sûr, mais aussi aux mécanismes de discrimination et d’autocensure liés à l’orientation sexuelle, au handicap ou à l’origine réelle ou supposée des personnes.

« Encore faut-il distinguer démocratie formelle et démocratie réelle au sein des partis et mouvements politiques : ce n’est pas parce qu’en apparence les règles sont démocratiques qu’elles le sont en réalité. »

Dans tous les cas, vouloir « démocratiser » un parti politique doit se manifester par un apprentissage et une remise en question permanents. À Génération·s nous avons tiré au sort, parmi quelque 3 300 candidates et candidats, 15 femmes et 15 hommes volontaires pour intégrer « le conseil des membres ». Pour pouvoir représenter la société dans toute sa diversité, le conseil des membres respecte la parité entre femmes et hommes, la mixité des âges, la représentation territoriale et la diversité des catégories socioprofessionnelles. Il est désigné pour une période d’un an pour plancher sur les propositions qui seront faites pour renforcer la démocratie interne de notre mouvement et débattues par les membres lors de notre événement de mi-2018. La grande souplesse de l’organisation actuelle est rafraîchissante car elle permet de tenter des choses véritablement nouvelles en matière d’organisation, notamment au niveau local où les comités font preuve d’ingéniosité sans que cela grève leur capacité d’action – à Rouen nous pensons à essayer le système des élections sans candidates ou candidats !
Dans tous les cas, la démocratie est une fin en soi, et ne devrait pas être subordonnée à l’objectif de l’atteinte du pouvoir. Mais il faut bien sûr avoir aussi pour objectif d’être efficace – démocratie ne veut pas dire des responsabilités pour personne mais plutôt que chacune et chacun puisse en exercer à un moment sans sentiment d’accaparement du pouvoir par une clique. C’est nécessaire à la fois pour garantir la vitalité des formations politiques mais aussi pour construire un rapport apaisé avec les citoyennes et les citoyens et permettre à davantage d’entre elles et eux de s’engager pour leurs idées.

« Permettre aux électeurs de gauche de pouvoir voter pour leurs convictions sans se dire que c’est perdu d’avance parce qu’il y a division me semble aussi être une question de démocratie. »

Comment te positionnes-tu dans le débat parti/mouvement ?
Pour moi, le débat parti/mouvement est un débat sémantique plus qu’un débat de fond. Je dirais que les mouvements sont les partis du XXIe siècle. Ce qui fait peut-être la particularité des mouvements, c’est la volonté de se mettre en dynamique autour d’un message clair. C’est pourquoi un parti peut très bien devenir un mouvement s’il est capable de se transformer en profondeur. C’est ce que montre brillamment Jeremy Corbyn au Royaume-Uni qui s’est appuyé sur la vitalité des combats de la société civile et de la jeunesse pour redonner des couleurs au Parti travailliste autour du slogan « For the many, not the few » (« Pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns »), avec de bonnes chances de l’emporter lors des prochaines élections. Podemos, Syriza ont aussi présenté aux électrices et aux électeurs un message et des objectifs clairs – c’est probablement ce qui les distingue des partis politiques du XXe siècle, de moins en moins en phase avec la société et se0s aspirations. Mais attention, ce n’est pas parce qu’on est un mouvement qu’on a un fonctionnement plus démocratique en soi, il n’y a qu’à regarder la République en marche. Parfois, le culte du chef y est même encore plus présent.

Quelles modifications apporter aux formes contemporaines d’organisation de la vie politique ?
Il ne faut pas modifier mais transformer. Il y a quelque chose de libérateur et d’extrêmement enthousiasmant à se lancer dans une formation politique complètement nouvelle comme Génération·s. Je ne peux qu’engager les militantes et les militants de gauche à pousser pour des transformations radicales et non à la marge.
L’avantage avec Génération·s est que nous repartons de zéro, il est donc possible de créer des fondations saines – mais c’est un défi en soi car nous ne sommes pas exempts de nos engagements passés ni des rapports préexistants dans la société. Si nous appuyons sur le bouton reset (réinitialiser), nous allons juste reproduire ce qui existe déjà. Il nous faut donc réfléchir à des mécanismes qui permettent de limiter l’accaparement du pouvoir, de penser la délibération collective sur les décisions les plus importantes et non subsidiaires, tout en étant efficaces dans nos campagnes, nos actions, notre parole commune.
Il me semble également important de penser la démocratie à différents moments, tant dans la discussion que dans la décision, car les modalités de la discussion déterminent en partie la décision qui en découle. On peut penser aux prises de parole alternées hommes/femmes, à la limitation du temps de parole, à la mise en place de modalités d’échange favorisant la participation du plus grand nombre et la construction d’une décision commune plutôt que la confrontation stérile d’idées.
Enfin, je pense qu’il faut aussi réfléchir à la manière dont les différents mouvements de gauche peuvent dialoguer entre eux et dépasser les logiques d’appareil. Permettre aux électeurs de gauche de pouvoir voter pour leurs convictions sans se dire que c’est perdu d’avance parce qu’il y a division me semble aussi être une question de démocratie.

 

Manuel Bompard,

secrétaire national du Parti de gauche, directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle de 2017.

Sur quelle base théorique s’est construit le mouvement de la France insoumise ?
À l’origine de la France insoumise, il y a l’idée que la forme d’organisation collective est liée aux objectifs qu’elle se fixe. Je ne crois donc pas que l’émergence des mouvements est seulement la conséquence du désaveu qui frappe les appareils politiques traditionnels.
Il faut au contraire rechercher les raisons de ce phénomène dans les profondes mutations du monde au cours du XXe siècle. Successivement, l’accroissement démographique, l’urbanisation galopante, l’accroissement des réseaux de transports et de télécommunications ont conduit à ce paradoxe : jamais les parcours individuels n’auront été aussi singuliers mais, dans le même temps, jamais les interactions entre les individus n’auront été aussi fortes.
Bien sûr, cette situation peut conduire au pire en exacerbant la réussite individuelle au détriment des autres ou de notre écosystème. Mais elle contient aussi les ressorts de son propre dépassement. En effet, cette population atomisée et éclatée, parce qu’elle vit et interagit autour d’un même espace, est amenée à organiser ensemble cet espace. Agissant ensemble et construisant une souveraineté, la population passe à un autre état. Malgré la diversité des acteurs, de leurs conditions sociales ou de leurs localisations, tout se passe comme s’il n’y avait qu’un seul acteur : le peuple.
Fédérer le peuple, voici donc l’objectif auquel nous voulons contribuer. Il s’agit alors de construire la forme d’organisation collective la mieux adaptée à cette tâche.

Pourquoi construire un mouvement politique et non un parti ?
Nous cherchons à construire un outil qui facilite l’émergence du peuple comme acteur politique. Bien sûr, il ne s’agit pas de substituer une avant-garde révolutionnaire par une autre. Le mouvement n’a donc pas pour vocation de rassembler des individus éclairés qui voudraient construire le peuple à ses dépens. Il réunit seulement celles et ceux qui veulent agir pour lever les entraves à l’action collective en menant par exemple la bataille culturelle contre l’idéologie dominante ou en cherchant à déclencher des mécanismes d’auto-organisation populaire.

« Par définition, le mouvement n’est pas organisé en structure géographique pyramidale. Il ne se pose donc pas la question de l’articulation entre verticalité et horizontalité mais cherche au contraire à rendrele pouvoir diffus et mouvant au sein d’un cadre commun. »

Nous considérons aujour­d’hui que le « mouvement » est l’outil le mieux adapté pour cette tâche. En effet, il tient compte de la pluralité des acteurs et des antagonismes pour proposer des éléments fédérateurs pour l’action collective. Il ne cherche pas à homogénéiser mais plutôt à tisser un ensemble de liens distendus qui, finalement, forment une toile commune. Il ne dispose pas d’une structure figée mais il est au contraire un objet liquide qui prend la forme des causes qu’il épouse. Il est en fait un état du peuple dans son processus de fédération.

Comment permettre le fonctionnement collectif d’un mouvement ?
Par définition, le mouvement n’est pas organisé en structure géographique pyramidale. Il ne se pose donc pas la question de l’articulation entre verticalité et horizontalité mais cherche au contraire à rendre le pouvoir diffus et mouvant au sein d’un cadre commun.
Ainsi, le mouvement s’organise sur la base des décisions individuelles ou collectives de ses membres qui proposent d’engager une action sur un sujet. À partir de cette impulsion initiale, le groupe d’action est mis en place et rassemble toutes celles et ceux qui veulent contribuer à l’existence de cette initiative. Le mouvement facilite donc la participation de chacune et chacun et cherche à lever les obstacles à l’action collective en tenant compte de la pluralité des motivations, des modes d’engagement ou des rythmes d’implication.
Bien sûr, pour exister, le mouvement dispose d’éléments fédérateurs qui s’imposent à tous et de décisions collectives. C’est un cadre commun, déterminé par tous, et qui permet à chacune et chacun d’être partie prenante d’un même objet : son programme, ses principes, ses règles très légères de fonctionnement collectif ou ses campagnes nationales choisies par l’ensemble des membres à l’occasion d’une convention.

« Malgré la diversité des acteurs, de leurs conditions sociales ou de leurs localisations, tout se passe comme s’il n’y avait qu’un seul acteur : le peuple. »

Afin de permettre l’expression collective de ses membres tout en respectant la dimension fluide du mouvement, celui-ci se construit progressivement. Il organise chaque fois que c’est nécessaire une consultation de l’ensemble des signataires en ligne, comme lors de l’adoption du programme ou lors de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle. Il se réunit chaque année en convention et il s’est doté d’une assemblée représentative réunissant des membres tirés au sort. En effet, c’est le tirage au sort qui permet de rassembler des individus « représentatifs » de la diversité des engagements au sein du mouvement là où l’élection aurait au contraire biaisé cette représentation.

Quelles limites pour cette forme d’organisation ?
L’idée de la France insoumise est de construire un outil correspondant à une analyse théorique de la société. Dès lors, elle ne peut prétendre être une construction idéale. Elle revendique au contraire une démarche expérimentale qui se précise et s’enrichit au fur et à mesure de sa construction et des obstacles qui s’offrent à elle. Elle peut heurter les habitudes politiques les plus ancrées, surprendre et parfois déstabiliser. Mais elle fait partie de ces expériences très enrichissantes pour celles et ceux qui y participent ! 

 

Céline Brulin,

membre du Comité exécutif national du PCF.

Quelle est selon toi la meilleure forme de structuration pour favoriser un fonctionnement démocratique de l’engagement politique ?
Il y a besoin d’un engagement politique, populaire, massif et durable pour transformer la société. Cela nécessite de redonner du crédit à la politique. Et tous ceux qui explorent des voies en ce sens, quelle que soit la forme qu’ils adoptent, sont les bienvenus dans ce vaste chantier.

« L’heure n’est pas tant à “conserver” le Parti communiste français qu’à revivifier le parti pris du communisme, le parti du dépassement du capitalisme. »

Beaucoup de nos concitoyens considèrent en effet aujourd’hui la politique comme inapte à changer le cours des choses. Les années d’alternance entre l’UMP (devenu LR) et le PS – qui dominaient jusqu’alors la vie politique française – ont contribué à cette réalité. Le chômage n’a fait qu’augmenter, tout comme les inégalités. La diminution de la dépense publique, au nom de la réduction de la dette, les baisses de cotisations sociales et les cadeaux aux entreprises, sans contrepartie, leurs credo communs, ont généré la disparition de nombreux services publics dans les territoires, l’asphyxie de notre système de santé, le recul de l’âge de départ à la retraite…
Dans le contexte d’une économie mondialisée hyperconcurrentielle, le sentiment a grandi que « ceux qui tirent les ficelles » se jouent des décisions politiques, voire qu’existe une consanguinité entre les milieux politiques et les « puissants ». La théorie de « la fin de l’histoire », du « there is no alternative » visant à faire admettre le capitalisme mondialisé, libéralisé comme horizon indépassable a aussi fait son chemin. Et parmi ceux qui jettent les partis politiques à la vindicte populaire, nombreux sont ceux qui entendent que notre peuple se détourne davantage encore de la politique au profit « d’experts » et de technocrates chargés d’assurer la pérennité du système.
La politique gagnera du crédit à mesure qu’elle rendra possible ce qui semble nécessaire à nos concitoyens. Tous ceux qui entendent construire une alternative transformatrice sont confrontés à cette question. Et, tôt ou tard, ils devront travailler ensemble, pour rendre possible ce qu’ils prônent.

Pourquoi conserver un parti, l’heure n’est-elle pas aux mouvements ?
Il faut assurément penser et proposer de nouvelles formes d’engagement pour permettre à davantage de citoyens de s’investir en politique. Pour ce qui nous concerne, il s’agit de conjuguer la cohérence d’une visée globale et la possibilité de s’investir plus ponctuellement, sur un sujet ou à un moment donnés.

« Si les différences entre partis et mouvements font couler encre et salive parmi les militants politiques, pas sûre que la plupart des citoyens y voient une différence aussi fondamentale. »

Mais gardons-nous de jugements définitifs. Le FN est sans doute la forme la plus rigide, sectaire, pyramidale et antidémocratique que peut prendre un parti politique. Cela ne l’a malheureusement pas empêché de rassembler plus de 7,5 millions d’électeurs à la présidentielle. À l’inverse, des mouvements comme « Nuit debout », dans lequel certains voyaient le renouveau de la politique, se sont révélés éphémères.
Il en va des mouvements comme des partis politiques. C’est leur projet politique qui est d’abord source d’adhésion ou de rejet. Leur avenir tient à leur capacité ou non à porter un réel projet de société, à répondre ou non aux problèmes et aux préoccupations vécus par les citoyens et à y apporter des solutions crédibles, mobilisatrices, pour le peuple et chacun des individus qui le compose.
D’autant qu’il n’existe pas un seul et même modèle sous la dénomination « parti ».

Quelles modifications apporter et, à l’inverse, à quoi faut-il rester attaché ?
L’heure n’est pas tant à « conserver » le Parti communiste français qu’à revivifier le parti pris du communisme, le parti du dépassement du capitalisme.
Quand Macron lui-même est contraint d’évoquer les « dysfonctionnements » du capitalisme, de pointer « une crise du capitalisme contemporain qui n’a pas su réguler ses propres excès et qui crée des inégalités insoutenables sur le plan économique et social et des inégalités insoutenables sur le plan climatique » ou encore que « ce modèle est en train de se fracturer parce que les classes moyennes s’éloignent de celui-ci »… je crois que nous le pouvons, sans complexe. Tous ceux qui résistent aux méfaits du capitalisme seront renforcés dans leur propre combat dès lors qu’une alternative à cette organisation sociale existera plus fortement, dans le débat public.

Avec une des originalités du communisme français : son ancrage local fort, qu’il nous faut retravailler dans un certain nombre d’endroits pour être, au quotidien, en prise avec nos concitoyens. La politique « hors-sol » rebute, à juste titre, les citoyens qui attendent des solutions effectives aux difficultés qu’ils endurent, aux inégalités qui se développent, au mépris dont ils sont victimes et à l’abandon qu’ils ressentent parfois.
Les problèmes du quotidien soulèvent d’ailleurs d’éminentes questions politiques. Accueillir dignement nos anciens dans les EHPAD, prendre en compte la revendication qui émerge après des années de lutte défensive contre les politiques d’austérité, à savoir un agent pour un résident, débattre en grand des moyens à déployer en ce sens, déterminer où les prendre, imaginer le service public et la Sécurité sociale à même de répondre à ce nouvel enjeu du grand âge… n’y a-t-il pas là, par exemple, un « fil rouge » offensif et rassembleur à développer ? 

Ces entretiens ont été réalisés par Davy Castel.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018