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Si certains syndicats ont été plutôt associés à une forme dure de conflictualité sociale, d’autres, comme FO et la CFDT, se réclament du paritarisme. Mais leurs pratiques diffèrent. Cette recherche d’alternative à la conflictualité sociale rend les syndicats plus dépendants des volontés du patronat et du pouvoir politique.

Le syndicalisme français est souvent présenté comme singulier comparativement à ses homologues européens, que ce soit par sa combativité qui le rendrait plus enclin au conflit social ou par une vive défiance à l’égard du « dialogue social » avec le patronat. Il est vrai que la CGT reste marquée par le sceau fondateur de l’anarcho-syndicalisme, qui a dominé à sa naissance en 1895, et qui a fait de la grève l’outil principal pour répondre à ses objectifs politiques.

FO, la négociation au cœur de l’action syndicale
Pourtant, il ne faut pas omettre que tout un pan du syndicalisme français a cherché des alternatives à la conflictualité sociale. L’année 1948 est à ce titre une date charnière, puisqu’elle voit l’apparition de la CGT-FO, première confédération qui fait de la négociation le cœur de son action syndicale. Robert Bothereau, premier secrétaire général de la CGT-FO, donne en 1950 l’horizon d’attente politique du syndicat : atteindre la « démocratie économique » par la participation ouvrière à l’échelle de l’entreprise. Pour répondre à cet objectif, FO développe la « pratique contractuelle », comme la nomme l’historien Michel Pigenet. Les militants de la confédération ne délaissent aucune des instances représentatives des salariés, que ce soient les caisses de Sécurité sociale, les comités d’entreprises ou les offices HLM. Sa ligne syndicale est à la fois marquée par un réformisme assumé et par un antiétatisme affirmé, qui trouve ses origines dans les douloureux souvenirs laissés par l’État français vichyste. Pour ce faire, FO cherche à devenir le partenaire privilégié du patronat par le biais du paritarisme, dont la doctrine peut se résumer à la « préférence pour les acquis librement négociés et inscrits dans les conventions collectives sur les textes législatifs » (Michel Pigenet).

« FO cherche à devenir le partenaire privilégié du patronat par le biais du paritarisme, dont la doctrine peut se résumer à la “préférence pour les acquis librement négociés et inscrits dans les conventions collectives sur les textes législatifs” » (Michel Pigenet).

Dans les années 1950, FO obtient les premiers acquis de sa méthode paritariste par l’accord de 1957 qui harmonise les retraites complémentaires au sein de l’UNIRS (Union nationale des institutions de retraite des salariés), puis en 1958 par la convention qui fonde l’assurance chômage obligatoire de l’UNEDIC et des ASSEDIC. Malgré les blocages du patronat dans les années 1960 et les accusations des cégétistes de « signer des accords au rabais », André Bergeron confirme au congrès de 1966 la volonté de la confédération d’accentuer sa pratique contractuelle, notamment par la négociation des ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale. Si le « bon sens » incarné par Bergeron lui permet de devenir le dirigeant syndical le plus populaire dans l’opinion à partir des années 1970, les résultats électoraux et les effectifs militants (480 000 à son apogée en 1977) ne permettront jamais à la confédération d’atteindre le poids de sa principale rivale historique cégétiste.

La CFDT et le paritarisme
La CFTC est l’autre grande confédération non-communiste et réformiste. Plus ancienne que FO, elle a aussi participé aux grandes réalisations paritaires interprofessionnelles de l’UNIRS puis de l’UNEDIC et des ASSEDIC. Pourtant, FO est restée défiante à l’égard de l’autre syndicat « libre », ne voulant pas choisir entre « l’influence moscovite » de la CGT et la « centrale du Vatican ». La déconfessionnalisation entamée par Eugène Descamps en 1961 rebat les cartes. Dès sa naissance en 1964, la CFDT cherche à se fondre dans le moule paritariste. En 1965, elle signe aux côtés de FO l’accord sur les retraites complémentaires. Cependant, la pratique contractuelle cédétiste diffère de FO sur certains points doctrinaux et tactiques. Bien que réformiste et antiétatiste, la CFDT estime que la négociation doit être précédée d’un rapport de force préétabli par l’action de masse et parfois la grève. Sur le plan tactique, les cédétistes sont beaucoup moins obsédés par l’anticommunisme et ne refusent pas par principe l’unité d’action avec la CGT, comme ce fut le cas en 1966 pour obliger le patronat à revenir à la table des négociations. Mais la rupture profonde vient de l’adoption, lors du congrès de 1970, d’une perspective politique favorable au socialisme autogestionnaire, alors que FO demeure volontairement « dépolitisée ». La CFDT devient extrêmement critique à l’égard du paritarisme prôné par FO qu’elle accuse d’être un « corporatisme » visant à l’intégration et à la « collaboration de classes » (congrès d’Annecy, 1976), quand elle est partisane d’une « négociation appuyée sur l’action » comme « moyen parmi d’autres de la lutte anticapitaliste » (novembre 1970). Ainsi, en 1975, la CFDT - comme la CGT – dénoncent les accords signés par FO sur le SMIC.

« Bien que réformiste et antiétatiste, la CFDT estime que la négociation doit être précédée d’un rapport de force préétabli par l’action de masse et parfois la grève. »

Néanmoins, l’année 1978 marque un tournant. La libéralisation à marche forcée de l’économie, la désindustrialisation et un nouvel échec électoral de la gauche favorisent un premier « recentrage » de la CFDT qui réaffirme une « action contractuelle » dans la perspective d’un « anticapitalisme pratique » et une revalorisation de la négociation. Pierre Rosanvallon reformule alors le projet autogestionnaire comme l’« extension du règne du contrat ». Ce recentrage provoque une véritable rupture entre la CGT et la CFDT en 1980. Paradoxalement, il ne favorise pas particulièrement un rapprochement avec FO, les deux confédérations devenant de véritables rivales pour le leadership du « réformisme pragmatique ». C’est avec la victoire de la gauche en 1981 et la préparation des lois Auroux que la CFDT a l’opportunité de devenir le principal syndicat dans la construction paritariste.

Une pratique liée à l’affaiblissement général du syndicalisme
Néanmoins, les deux stratégies réformistes tombent dans la même impasse lorsqu’en décembre 1984, les deux confédérations refusent finalement de signer les accords interprofessionnels sur la flexibilisation du travail avec le CNPF (ancêtre du MEDEF). Ce refus n’aura pas les mêmes conséquences sur les politiques des deux syndicats. Pour la CFDT, c’est l’occasion d’un deuxième recentrage qui se fait par la dénonciation de la « vieille mythologie de la grève » et une valorisation de ce que l’historien Franck Georgi nomme le « syndicalisme-institution » contre le « syndicalisme-mouvement social ». La centrale cédétiste adopte alors un réformisme qui se pratique à l’échelle de l’entreprise – sans totalement délaisser l’accord par branche – et favorable à des accords qui dérogent aux dispositions prévues par la loi.

« Les deux stratégies réformistes tombent dans la même impasse lorsqu’en décembre 1984, les deux confédérations refusent finalement de signer les accords interprofessionnels sur la flexibilisation du travail avec le CNPF (ancêtre du MEDEF).»

A l’inverse, FO refuse cette intégration du syndicalisme à l’entreprise et la remise en cause du principe de faveur. Sa posture se radicalise, notamment par le refus de signer les accords interprofessionnels de 1989 et 1990. Pourtant, dans la pratique la distinction entre les deux syndicats est moins nette : FO signe 75% des accords de branche dans la même période, quand la CFDT en signe les deux tiers et dans les entreprises, les deux confédérations signent 90% des accords. Elles ont cependant des conclusions similaires sur la négociation et la pratique contractuelle comme normes structurant l’action syndicale quotidienne et la grève comme un ultime recours.

« La CFDT devient extrêmement critique à l’égard du paritarisme prôné par FO qu’elle accuse d’être un “corporatisme” visant à l’intégration et à la “collaboration de classes” (congrès d’Annecy, 1976). »

L’adoption du paritarisme dans ces deux confédérations participe à l’institutionnalisation du syndicalisme, mais rend encore plus dépendants les syndicats des volontés du patronat et du pouvoir politique. Ce mode d’action n’a donc pas su se montrer comme une véritable alternative à la conflictualité sociale par une réponse syndicale pacifiée. Au contraire, il est un produit de la conflictualité sociale, des échecs syndicaux successifs et, plus globalement, de l’affaiblissement général du syndicalisme en France.


Baptiste Giron est historien. Il est doctorant en histoire contemporaine à l’université Clermont-Auvergne (UCA).

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023