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Une belle grève de femmes.
Les Penn sardin,
Douarnenez 1924
Anne Crignon, Libertalia, 2023

L'élection interdite.
Itinéraire de Joséphine Pencalet,
ouvrière bretonne (1886-1972)

Fanny Bugnon, Le Seuil, 2024

Parfois, l'actualité sociale percute bizarrement certaines commémorations. Si l'on a bien noté que 2024 est une année mémorielle (anniversaires de la mort de Lénine, de l'exécution du groupe Manouchian pour ne prendre que ces deux événements, colossaux pour les communistes), on pense un peu moins au centième anniversaire de la grande grève des Penn sardin à Douarnenez.

Or, c'est en 2024 que l'entreprise Saupiquet, spécialisée dans les conserves de thon et déjà passée de dix usines françaises en 1987 à une seule aujourd'hui, choisit d'annoncer la fermeture de son dernier site de production national, laissant cent cinquante travailleurs sur le carreau à Quimper, non loin de Douarnenez, la capitale française de la sardine dès le XIXe siècle, dans laquelle il ne reste de nos jours plus que trois conserveries. Vous avez dit « désindustrialisation » ?

Malgré quelques travaux de maîtrise ou de master à la diffusion nécessairement limitée, les deux ouvrages chroniqués viennent combler un manque, aussi bien dans l'historiographie militante (genre auquel on peut rattacher l'ouvrage d'Anne Crignon) que dans l'histoire à vocation scientifique. Ceux qui ont lu les souvenirs de Charles Tillon (On chantait rouge, Robert Laffont, 1977 ) se souviennent peut-être qu'il consacre deux chapitres à la grève de 1924 (« une des plus belles batailles sociales qu'il m'aura été donné de vivre », écrit-il), et qu'il évoque rapidement la figure de Joséphine Pencalet (« une avenante veuve »). De qui et de quoi s'agit-il exactement ?

Une grève de femmes

L'ouvrage d'Anne Crignon revendique la subjectivité et croise des témoignages de sardinières recueillis au début des années 1990 avec un récit journalistique sur et à Douarnenez. Fanny Bugnon, quant à elle, opère une plongée saisissante dans l'histoire sociale de la Bretagne au début du XXe siècle, menant un travail très rigoureux aussi bien en archives qu'à travers des entretiens avec les descendants de Joséphine Pencalet, et surtout dans une perspective totalisante, puisque à l'histoire sociale se joignent l'histoire des luttes de femmes ainsi que le récit politique de leur participation aux élections. La nature des deux livres n'est donc pas la même, mais ils permettent tous les deux de mettre en perspective cette grève de 1924.

Dès les années 1880, Douarnenez compte une trentaine de conserveries, soit un quart des établissements du Finistère, notamment grâce à des capitaux nantais. Se constituent des dynasties : Chancerelle (la marque Connétable) qui possède jusqu'à seize conserveries en France, ou encore Béziers, la sardine au chapeau haut-de-forme croquée par le dessinateur Benjamin Rabier, qui emploie cent trente-sept ouvrières dans son usine douarneniste. Une division sexuée des rôles sociaux est, comme souvent, à l’œuvre : « Le mari est pêcheur, la femme ouvrière, le fils mousse, la fille “fille d'usine” ». Les conditions de travail sont terribles : le traitement de la sardine suppose une main-d’œuvre nombreuse (saupoudrer de gros sel, éviscérer, laver, rouler le poisson dans la saumure en se ruinant les mains, rincer, faire sécher, emboîter, et arrive le sertissage des conserves, confié aux seuls hommes de l'usine). Les salaires sont faibles (Fanny Bugnon : « En 1924, le salaire horaire des ouvrières douarnenistes correspond au prix d'un litre de lait »), les lois sur le travail des enfants ne sont pas respectées, et les horaires varient en fonction des retours de pêche.

La très compréhensible contestation sociale intervient dans le cadre d'une crise sardinière qui débute dès la fin du XIXe siècle avec une raréfaction du poisson, doublée d'un penchant capitaliste à la mécanisation là où elle est possible. En 1905, une grève a déjà eu lieu et les femmes ont obtenu d'être rémunérées à l'heure, et non plus au « mille » de sardines.

« Le 1er janvier 1925  : “À Douarnenez : première flaque de sang fasciste”. Les patrons cèdent et des hausses de salaire sont concédées. »

En 1924, tout part le 21 novembre de l'usine Carnaud (affiliée au Comité des forges) : un contremaître refuse de recevoir les ouvrières, et chez Béziers des licenciements sont annoncés. La grève fait immédiatement tache d'huile (deux mille grévistes dès le 25 dont les trois quarts sont des femmes), et elle est politisée par les communistes douarnenistes. Car en 1924, ces Finistériens ont un maire rouge, Daniel Le Flanchec, un orateur brillant, charpentier puis engagé dans la marine, anarchiste dans les années 1900 et arborant des tatouages violemment hostiles à la police.

La greffe du parti prend à Douarnenez, « depuis un territoire qui s'inscrit dans les marges géographiques », en faisant de la question du logement un sujet prioritaire dans une période de forte inflation, et en organisant la politisation des femmes. Pour ce faire, la CGTU dépêche plusieurs propagandistes de talent, dont Charles Tillon et Lucie Colliard, une institutrice révoquée en 1917 qui a un rôle crucial dans la création du comité de grève. Elle défend des positions féministes, notamment le droit pour les femmes de revendiquer d'être payées comme les hommes. Or si la grève est majoritairement féminine, les autrices ne la décrivent pas comme féministe. En effet, les ouvrières ne revendiquent pas des droits égaux à ceux des hommes, ni d'être rémunérées davantage pour le travail de nuit. Il reste des combats à mener.

Les diverses conciliations échouent : Justin Godard, ministre du Travail (1924-1925), lâche aux usinières : « Vos patrons sont des brutes et des sauvages. » Non seulement les capitalistes sont inflexibles, mais ils décident de mettre fin à ce conflit (sept semaines en tout) en employant des briseurs de grève. Le 1er janvier 1925 a lieu « l'incident grave » : des coups de feu sont tirés au café L'Aurore, le maire Daniel Le Flanchec a la gorge traversée par une balle. La colère ouvrière est à son comble, et le préfet craint une insurrection. L'Humanité titre : « À Douarnenez : première flaque de sang fasciste ». Les patrons cèdent et des hausses de salaire sont concédées.

Joséphine Pencalet : élire une ouvrière

Fanny Bugnon tâche de retracer le parcours de cette ouvrière en se mettant dans les pas de Michelle Perrot œuvrant à réduire les « silences de l'histoire » des femmes. Pour Anne Crignon, Joséphine Pencalet apparaît comme une figure de l'histoire des luttes féminines. Née à Douarnenez en 1886 d'un père marin et d'une mère « ménagère » (cumulant son foyer et un emploi en usine), Joséphine est la douzième enfant du ménage. Insérant son parcours dans l'histoire de la classe ouvrière bretonne, Fanny Bugnon note qu'elle est probablement devenue fille d'usine à 13 ans. Sa particularité pour l'époque est de quitter Douarnenez pour Argenteuil après son mariage avec un employé de chemin de fer affecté comme nettoyeur en région parisienne : « la séquence argenteuilloise de la vie de Joséphine Pencalet et Léon Leray semble en soi n'avoir guère laissé de trace de leur participation à la vie sociale et politique de la ville », nous dit l'historienne.

Son mari décédé en 1923, Joséphine Pencalet revient dans le Finistère avec ses deux enfants, retrouve une place à l'usine, et participe à la grève de 1924 sans en être une figure majeure, même si Charles Tillon se souvient qu'elle « avait souvent tenu le drapeau rouge par les rues ». Le nom de Joséphine apparaît pour la première fois à travers son engagement syndical car elle est décrite comme une « trésorière active » de la CGTU, même si l'historienne pense que son engagement est éphémère.

« Le 3 mai 1925, l'élection de Joséphine Pencalet est célébrée en une de L'Humanité. »

C'est en 1925 que Joséphine Pencalet devient célèbre d'une manière très brève mais intense. Clara Zetkin est alors chargée des questions féminines pour l'Internationale communiste et remarque que la loi électorale française n'interdit pas de présenter des candidatures de femmes, puisque l'éligibilité des candidats n'est vérifiée qu'à l'issue du scrutin. Afin de « démasquer la prétendue démocratie », elle invite le PCF à présenter des candidates aux élections municipales de 1925. Fanny Bugnon explique que cette brèche dans la loi électorale a été repérée par les féministes dès le XIXe siècle (1925 est donc réinscrit dans une histoire des luttes féministes pour le vote). Le PCF souhaite s'afficher comme le premier parti à faire réellement élire des femmes, et ces candidatures sont aussi un moyen d'attirer les adhérentes qui ne comptent que pour 3% des effectifs communistes dans les années 1920.

Les raisons qui se portent sur Joséphine sont très prosaïques : elle est ouvrière, syndiquée, elle a participé à la grève, et elle est veuve, aucun mari ne peut donc l'empêcher de se présenter.

Le 3 mai 1925, la liste conduite par Le Flanchec rafle vingt-six sièges sur vingt-sept dès le premier tour : l'élection de Joséphine Pencalet est célébrée en une de L'Humanité. En tout, dix femmes seront élues sur des listes communistes lors de ces municipales.

Pourtant, Joséphine retourne vite à la vie ouvrière : en juillet 1925, la préfecture annule son élection. Invitée à contester cette décision devant le Conseil d’État, elle siège jusqu'à l'automne et participe au vote pour le changement de nom de la place de la Croix, rebaptisée place Lénine.... Ses relations compliquées avec Le Flanchec et l'invalidation définitive de son élection (ainsi que celle des autres élues communistes) la renvoient dans les « silences de l'histoire ».

Mouvement féminin, lutte emblématique et combat communiste : la mémoire de cette grève peut continuer à vivre, si nous jugeons qu'elle a encore quelque chose à nous dire aujourd'hui.

Hoël Le Moal est historien. Il est responsable de la rubrique Lire.

Cause commune 40 • septembre/octobre 2024