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Loin d’être une dénomination neutre, l’expression « outre-mer » est au contraire inscrite dans un imaginaire intrinsèquement lié au fait colonial. Il convient donc de mettre en question cette appellation qui enferme les populations des territoires concernés dans un rapport de dépendance.

On conviendra avec Camus que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Le terme « outre » vient du latin « ultra » qui veut dire « au-delà ». L’expression « outre-mer » signifie « au-delà des mers ». De quel « au-delà » s’agit-il et d’après quelle orientation ? Selon qui parle, l’appellation « outre-mer » ne désignera pas invariablement le même lieu. Son extension dépend donc du point de vue de celui qui parle, et donc, du contexte de référence de ce locuteur.
Que je dise « outre-mer » ou que je dise « ici », je désigne un endroit que seule peut se représenter la personne qui sait où je me trouve. « Ici » n’est pas le nom d’un lieu. Si je suis à Fort-de-France, il est évident que, pour moi, « ici » désigne Fort-de-France, mais pour celui qui m’entend et qui n’est pas en ma coprésence, « ici » ne signifie rien. Cette personne sait seulement qu’« ici » est le lieu où je me trouve, sans pouvoir pour autant inférer l’identité de ce lieu.

« Ne pas s’approprier son image, c’est s’excentrer de soi-même et accepter que se perpétue la forme de violence symbolique qu’est l’aliénation. »

L’appellation « outre-mer », à l’instar d’ « ici », semble être un indexical, c’est-à-dire un terme qui dépend entièrement du contexte dans lequel il est prononcé. Depuis Paris, « outre-mer » pourrait désigner Fort-de-France ; depuis Fort-de-France, « outre-mer » pourrait renvoyer à Paris. Pourtant, il n’en va pas ainsi. Pourquoi ?

Approche sémantique et idéologique de l’appellation « outre-mer »
Il existe, en effet, une différence majeure entre les termes « ici » et « outre-mer ». Alors que le terme « ici », est bidirectionnel, au sens de « réversible », en ce qu’il peut être employé, quel que soit le lieu où se trouve celui qui le prononce ou l’entend, l’expression « outre-mer » s’est figée dans des usages qui l’ont rendue unidirectionnelle, non réversible, ce qui correspond à ses emplois les plus anciens. Un ouvrage d’outre-mer désignait, en effet, un « ouvrage fait dans ce goût oriental qui suivit les chrétiens en Europe à leur retour des croisades ». À l’origine, l’appellation « outre-mer » a fait référence à ce qui est « au-delà des mers », non seulement du point de vue de celui qui parlait, mais aussi, voire surtout, du point de vue de celui qui avait le pouvoir d’assigner une place, et donc, de nommer l’autre. Historiquement, l’appellation « outre-mer » désigne donc la manière dont l’homo conquerans a désigné le territoire conquis, au prisme de son lieu de référence, à lui, perçu comme premier.
Voilà pourquoi la dénomination « outre-mer » se distingue encore davantage de l’indexical « ici » : loin de dénoter un lieu, comme le fait « ici, », de façon objective et neutre, elle le connote, en y greffant des informations subjectives et idéologiques.

« Les appellations “ultramarin”, “ultrapériphérique” font des espaces ainsi désignés, des territoires du lointain, hétéronomes, en déficit de sens propre. »

Ainsi, à la différence du mot « ici » dont l’usage est libre et général à tous les lieux, l’emploi de l’expression « outre-mer », dans le cadre usuel de la communication, répond à des déterminations spatiotemporelles précises :
- l’espace auquel l’appellation « outre-mer » s’applique est, en principe, une ancienne colonie européenne ou occidentale, et de manière spécifique, un département, un territoire, ou une collectivité, rattaché(e) à la France ou à une métropole.
- le locuteur qui y recourt ne conçoit l’espace ainsi désigné que dans la dépendance de cet autre espace « central » et « dominant » qu’est la France ou la « métropole ».
Dans tous les cas, comme l’explicite le Larousse, la dénomination « outre-mer », lorsqu’elle est employée comme nom masculin ou comme adverbe, désigne un « territoire situé au-delà des mers, par rapport à la France ou, plus généralement, à une métropole ». Par exemple, « aller s’établir (en) outre-mer ».
Deux remarques s’imposent :
– 1. la définition met l’accent sur le caractère unidirectionnel du terme « outre-mer » : de la France ou de la « métropole » vers le lieu ainsi désigné, mais pas l’inverse (c’est ce qu’indique : « par rapport à la France ou à une métropole ») ;
– 2. il en découle une hiérarchisation, à interpréter comme prise de pouvoir d’un lieu sur un autre. Ainsi, le territoire défini comme étant « au-delà des mers » n’est pas seulement appréhendé par rapport à sa position géographique, il est regardé et situé en tant que subordonné, par la puissance coloniale qui lui assigne une place. Pour rappel, « métropole », mot d’origine grecque, vient de mèter (mère) et de polis (ville). La métropole est donc la « ville-mère », et par extension, la « mère patrie ». Le paternalisme n’est guère loin.
De fait, par son lien intrinsèque avec l’imaginaire et, plus encore, avec le fait colonial, la dénomination « outre-mer » ne saurait être neutre. Elle est idéologiquement chargée. Elle renvoie, sur le plan historique, à une asymétrie des relations, à un paradigme de verticalité où le droit de nommer n’est pas partagé, et encore moins, questionné. Le regardant, en position haute, nomme et institue. Le regardé est nommé et institué, par injonction, par interpellation au sens policier du terme. Le pouvoir de se nommer lui-même lui est dénié. De fait, ce dominé-colonisé n’existe que dans le regard de l’autre et cherche, presque malgré lui, à devenir l’autre. Frantz Fanon dans Peaux noires, masques blancs l’a bien montré.

Ultramarin, ultrapériphérique : de l’hétéronomie des espaces ainsi désignés
Soit l’adjectif « ultramarin ». Selon Littré, le préfixe « ultra » désigne « ce qui est au-delà des bornes raisonnables ». Dans son œuvre anthropologique, la hiérarchie raciale qu’esquisse Kant, n’est pas exempte d’une hiérarchie des lieux et des climats. Ainsi, dans les pays chauds, nous dit Kant, les hommes « […] n’atteignent pas la perfection des zones tempérées. L’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs ».
Quand on relie les questions de colonisation et de domination à celles des lieux où ces prédations se sont effectuées, ce qui est dit « ultra », qu’il soit marin (ultramarin) ou périphérique (ultrapériphérique), est perçu comme ce qui, situé hors des limites géographiques du monde connu, flirte dangereusement avec l’infrahumain. Dans cette perspective, les appellations « ultramarin », « ultrapériphérique » font des espaces ainsi désignés, des territoires du lointain, hétéronomes, en déficit de sens propre.

« Par son lien intrinsèque avec l’imaginaire et, plus encore, avec le fait colonial, la dénomination “outre-mer” ne saurait être neutre. Elle est idéologiquement chargée. »

Pour un Français de l’hexagone, citoyen lambda ou homme politique, ne pas questionner l’appellation « outre-mer » sonne comme une nostalgie du passé colonial, une tentative ultime de rester le centre de gravité et de se maintenir comme « Métropole », ce qui ne va jamais sans quelques relents (néo)coloniaux. Processus sans doute inconscient mais qui reflète bien l’idée que la colonisation est transhistorique, sans clôture et qu’elle est d’autant plus pernicieuse qu’on la croit retranchée de notre présent.
Pour un Martiniquais, un Réunionnais ou un Guadeloupéen, se définir comme un Ultramarin ou dire qu’il vit en outre-mer, c’est comme, pour un poisson, s’identifier au plancton. Cela revient à se contempler dans un miroir en faisant sienne l’image de l’ancien maître. Or, comme on sait, ne pas s’approprier son image, c’est s’excentrer de soi-même et accepter que se perpétue la forme de violence symbolique qu’est l’aliénation.
On ne peut être en permanence sommé d’exister dans le regard de l’autre, sinon on court le risque de ne jamais pouvoir s’autocentrer et de n’être pas soi. Se percevoir comme satellitaire par rapport à un centre, extérieur, revient à renoncer à se nommer et à s’auto-constituer. C’est donc se priver d’une part de son humanité, de sa dignité et de sa capacité d’autodétermination.
Aucune langue n’est innocente. Les mots sont rarement anodins. Ils disent quelque chose de nous, de notre inconscient collectif, des troubles de notre identité. C’est pourquoi, quand nous voulons tourner une page, nous n’avons d’autre choix que de les troquer contre d’autres. Les néologismes sont là pour nous inciter à instituer de nouveaux rapports aux autres, au monde et à nous-mêmes. « outre-mer », une obsolescence sémantique programmée…

Corinne Mencé-Caster est linguiste. Elle est professeure à Sorbonne université.


 

Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) et les outre-mer

Le groupe GDR a été créé, en 2007 sous la 13e législature, par les dix-huit députés communistes, quatre députés verts et deux élus d’outre-mer. Son premier président a été Jean-Claude Sandrier, député du Cher. Il s’agissait alors de respecter le seuil de députés requis (vingt) pour former un groupe parlementaire. Cette règle constitutionnelle a donc été à l’origine de la naissance de ce nouveau groupe. Elle en a aussi fixé ses caractéristiques : mutualisation des moyens, répartition équitable des temps d’intervention, liberté totale de parole et de vote. GDR se définissait avant tout comme un groupe technique respectueux des différentes formations politiques de ses députés.
Alors que la « composante verte » n’a pas donné suite à l’aventure GDR au bout d’une législature, le compagnonnage entre les communistes et des « ultra marins » de gauche s’est poursuivi jusqu’aujourd’hui. Seize ans plus tard, alors que nous entamons la quatrième législature, le groupe GDR, que je préside depuis 2012, rassemble toujours les députés communistes et des députés des outre-mer de plus en plus nombreux.
Huguette Bello (La Réunion) et Alfred Marie-Jeanne (Martinique) ont été les deux pionniers. Puis nous ont rejoints en 2012 et 2017 Gabriel Serville, Jean-Philippe Nilor, Bruno-Nestor Azérot puis Manuéla Kéclard-Mondésir (sa suppléante) et Moetaï Brotherson.
Aujourd’hui le Groupe GDR, qui comprend vingt-deux membres, compte dix députés des outre-mer, c’est-à-dire plus du tiers des députés ultramarins qui siègent dans l’hémicycle. Cette configuration inédite confère au groupe GDR une responsabilité et une vigilance particulières sur les problématiques spécifiques aux outre-mer.
Au fil des législatures, la liberté de vote et de parole est toujours de rigueur mais les relations se sont approfondies entre nos deux composantes et le travail parlementaire se fait de manière beaucoup plus concertée. Il n’est pas rare d’ailleurs que des propositions de loi soient défendues de façon conjointe comme le texte sur les petites retraites agricoles adopté à l’issue d’un travail commun. Ou encore que des initiatives politiques extraparlementaires nous réunissent.
La longévité du groupe GDR s’explique, bien sûr, par des valeurs partagées et des convergences politiques. Elle est aussi le résultat d’un respect réciproque et d’un dialogue constant et ouvert. Nous sommes tous et à chaque instant à la recherche du meilleur équilibre pour chacun. Ainsi notre groupe, présent sur trois océans, s’est-il habitué à jongler avec les fuseaux et les décalages horaires.
Hasard ou conséquence. Il ne me revient pas de trancher mais de souligner, comme un signe du bien-fondé de notre démarche commune, que plusieurs députés des outre-mer ayant siégé au groupe GDR sont devenus les présidents des collectivités régionales de leurs territoires. Ce fut le cas pour la Martinique. C’est le cas depuis 2021 pour la Guyane et La Réunion. C’est ce qui vient de se vérifier tout récemment en Polynésie française.

André Chassaigne est député PCF du Puy-de-Dôme, président du groupe GDR-NUPES.

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023