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La question de l’intégration latino-américaine se pose dans le cadre d’une histoire des États-nations du continent qui court sur deux siècles, voire un siècle seulement ou moins pour certains pays des Caraïbes. Autrement dit, il s’agit d’une histoire récente : le Brésil commémore cette année les deux cents ans de son indépendance en 1822, l’année passée, c’était le Pérou qui célébrait son bicentenaire (1821).

Ces États-nations s’inscrivent dans une géographie particulière. La carte politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (ALC) comprend trente-cinq pays indépendants, plus un grand nombre de pays ou de territoires non indépendants, rattachés aux États-Unis (Porto Rico), à la France (les départements d’Amérique), au Royaume-Uni (de nombreux territoires insulaires), au royaume des Pays-Bas (les Antilles néerlandaises). Cette carte, répartie sur deux hémisphères, est donc complexe, surtout dans la zone Amérique centrale-Caraïbes. Cependant, les grands pays s’imposent par leur vaste superficie – le Brésil est un des plus grands pays du monde – et par leur peuplement important – le Brésil compte 215 millions d’habitants, le Mexique 126 millions. Et il convient de rappeler les difficultés de circulation, les barrières, les obstacles que représentent aujourd’hui encore les chaînes de montagnes, la cordillère des Andes, les bassins des grands fleuves, les espaces désertiques. La fragmentation politique, les grands espaces et aussi l’extraversion des économies représentent des défis évidents pour rassembler ces peuples. Sur ce point, il faut insister sur les différences d’échelle avec l’Europe : les territoires de l’Union européenne représentent 4,2 M km2, alors que la région ALC couvre 20,4 M km2 étalés sur huit fuseaux horaires ! Comment les pays d’Amérique latine se regroupent-ils dans une situation aussi complexe ? Quelles sont leurs organisations régionales ?

La renaissance d’organisations régionales et à nouveau l’échec et la dispersion
Les premières organisations régionales sont nées en Amérique latine et dans les Caraïbes dans les années 1960, sous l’impulsion de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) des Nations unies. Mais la conjoncture n’était vraiment pas favorable. Les conflits intérieurs comme celui de la Colombie, les dictatures militaires dans le cône Sud, au Brésil, dans les Andes et en Amérique centrale expriment autant qu’ils amplifient la gravité de la crise multidimensionnelle qui frappe la région. Les peuples souffrent et les forces vives se dispersent avec l’exil à l’étranger des intellectuels et des chefs politiques. C’est au début du XXIe siècle dans le sillage de la « vague rose » (poussée progressiste dans les pays d’Amérique du Sud) qu’on retrouve un enthousiasme pour l’établissement d’organisations régionales. Les leaders de cette époque (Lula da Silva, Rafael Correa, Hugo Chávez, Michelle Bachelet…) investissent largement dans ces rapprochements des nations en signant des accords bilatéraux et régionaux. Plusieurs organisations sont fondées dans cette période : l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) créée en 2004, puis l’Union sud-américaine (UNASUR) fondée en 2008 et encore la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) en 2010 et enfin l’Alliance du Pacifique (AP) en 2011. Aujourd’hui, la plupart de ces institutions ne fonctionnent plus ou mal. L’UNASUR n’a plus de secrétariat et le magnifique bâtiment construit au nord de Quito pour l’héberger est resté vide. La génération de dirigeants évoqués ici n’est plus aux commandes.

« Les Latino-américains ne ressentent pas autant que les Européens l’urgence de se regrouper, mais les choses peuvent changer »

Tout n’a pas été négatif dans cette floraison de regroupements. Au-delà du romantisme et de la grandiloquence des discours, certains programmes étaient intéressants quand ils faisaient participer les collectivités locales ou la société civile. Les pays des Caraïbes ont largement bénéficié de la munificence du Venezuela à travers le programme PetroCaribe qui leur offrait du pétrole à des conditions préférentielles. Mais les ambitions étaient sans doute trop grandes, les coûts mal calculés. La monnaie commune n’a pas connu d’existence et la Banque du Sud n’a jamais été créée. À partir de 2017, les projets d’infrastructures prévues dans les travaux de l’IIRSA-COSIPLAN dans le cadre sud-américain restent en plan !
Aujourd’hui, le constat est donc celui d’une stagnation des processus d’intégration. « Au début des années 2020, l’intégration régionale se trouve à son plus bas niveau depuis un demi-siècle », affirme le géographe Sébastien Velut. Un essayiste salvadorien, Hugo Martínez, parle même de « désin­tégration latino-américaine ». Dans un rapport récent, le chercheur colombien Edgar Vieira Posada, coordinateur du GRIDALE, un groupe international de réflexion sur l’intégration et le développement de l’Amérique latine, évoque les nombreuses causes de discorde, l’arrivée au pouvoir de gouvernements d’extrême droite, comme au Brésil, les affrontements idéologiques, les règles institutionnelles inadaptées des systèmes présidentialistes… On peut ajouter l’effondrement du Venezuela (avec 5 millions de réfugiés éparpillés dans le continent) qui est l’une des causes principales de la réaction politique dans le cadre des difficultés économiques et sociales liées à la pandémie de la covid-19 qui a touché ce continent. D’une manière plus générale, on remarque que les objectifs vertueux de l’intégration se heurtent aux réalités socio-économiques et politiques que les gouvernements de cette région, souvent élus pour des mandats brefs de quatre ans et disposant parfois de peu de légitimité, ne savent pas gérer. La question de la souveraineté, un terme sacré dans la région, est souvent aussi la pierre d’achoppement de tout accord régional qui demande obligatoirement de faire certaines concessions sur les prérogatives des États.

Trois lignes de pensée pour regrouper les nations et structurer le continent
On peut saisir trois lignes directrices dans les efforts de regroupement des États-nations : une première ligne romantique « bolivarienne », qui joue sur l’identité latino-américaine en contrepoint des menées impérialistes de la puissance du Nord. Le deuxième courant est lié aux États-Unis dans leur action pragmatique et commerciale, qui profite largement de la situation fragile des territoires au Sud. Il est représenté typiquement par l’Accord économique qui réunit les trois pays d’Amérique du Nord, dont le Mexique, depuis 1994 (ALENA devenu ACEUM). La troisième ligne directrice, plus technique et « constructiviste », est celle de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) où l’intégration se fait sur le terrain en échangeant et commerçant.

Se regrouper, affronter la puissance du Nord – la ligne « bolivarienne »
À la fin des guerres d’indépendance dans l’Empire espagnol qui avaient entraîné un recul démographique et des destructions massives, Simón Bolívar convoque le Congrès de Panama en 1826 pour tenter de sauver un lien entre les pays « hispaniques ». Ce fut un échec. Cependant, ce moment restera dans l’esprit des Hispano-Américains comme un symbole d’affirmation face aux États-Unis (la déclaration de Monroe date de 1823). Plus tard dans le siècle apparaissent le mot et la notion encore vague à l’époque d’ « Amérique Latine ». Ce sont surtout des intellectuels et des grands écrivains, comme José Martí, Rubén Darío, José Enrique Rodó, Pedro Henríquez Ureña, qui donnent un sens valable au latino-américanisme, en le fondant sur la langue et la culture et en l’opposant au matérialisme brutal des Nord-Américains.

« En Amérique du Sud, le processus le plus innovant à l’époque est le Mercosur qui rassemble deux anciens rivaux traditionnels (Brésil et République argentine) et deux petits pays (Uruguay et Paraguay). »

Plus récemment, cette ligne de pensée est reprise par Fidel Castro et, plus tard par Hugo Chávez, qui revendiquent ce courant d’esprit « bolivarien ». Dans la lutte entre le Nord yankee et le Sud latino, marquée par les interventions nombreuses des États-Unis dans leur « arrière-cour » du début jusqu’à la fin du XXe siècle (République dominicaine 1965, Grenade 1983, Panama 1989, entre autres). Les Mexicains ont de leur côté établi un certain rapport de force à partir de la révolution mexicaine (1910-1917) et de son prolongement dans le système du parti PRI (au pouvoir jusqu’en 2000). Aujourd’hui, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), le président du Mexique, se trouve pratiquement sur la même ligne avec son Mouvement de régénération nationale.

Les États-Unis tentent de structurer le continent à leur avantage
La deuxième page est rédigée par les États-Uniens. En organisant une conférence panaméricaine dès 1889 et en créant l’Union panaméricaine installée à Washington, ils se donnent des objectifs d’abord commerciaux et financiers. Ils promeuvent leurs intérêts dans une région où ils sont vraiment les plus forts, avec leurs chemins de fer, leurs lignes de navigation, leurs banques. Le canal de Panama, achevé en 1914, leur sert de carte de visite. Les assemblées panaméricaines sont plutôt consacrées aux questions pratiques et juridiques. Ce n’est qu’avec la création de l’Organisation des États américains (OEA) à Bogotá, en 1948, que les questions politiques prennent plus d’importance. En 1947, un traité d’assistance réciproque avait d’ailleurs été signé entre les pays des Amériques (traité de Rio dit « Traité interaméricain d’assistance réciproque », TIAR). Les États-Unis s’engagent dans des actions politiques (Alliance pour le progrès, 1961) et commerciales en direction de la zone ALC, dans un premier temps pour contrer les risques d’une avancée communiste et, plus tard, pour favoriser les liens commerciaux.

« Les États-Unis s’engagent dans des actions politiques (Alliance pour le progrès, 1961) et commerciales en direction de la zone ALC, dans un premier temps pour contrer les risques d’une avancée communiste et, plus tard, pour favoriser les liens commerciaux. »

L’OEA, aujourd’hui sous la houlette du secrétaire général uruguayen Luis Almagro, est peu fonctionnelle et se retrouve sous le feu des critiques non seulement des Cubains mais aussi des gouvernements des Caraïbes. La crédibilité de cette organisation financée par Washington n’a jamais été bien grande. La charte démocratique adoptée en 2001 à Lima n’est pas vraiment respectée par les parties, y compris par les États-Unis eux-mêmes ! Le point positif à noter est que le Canada a rejoint l’OEA en 1990, ce qui le fait participer à la vie politique du continent au lieu de rester isolé. C’est en effet à partir de ce moment que le Canada s’ouvre nettement au Sud et cela se remarque dans la montée des échanges commerciaux, dans le tourisme, les programmes universitaires, les migrations aussi (Haïtiens, Caribéens, Centraméricains…). Le Canada est uni, comme le Mexique, avec les États-Unis dans un bloc commercial puissant sur la base de l’accord de l’ALENA (en vigueur depuis 1994), révisé et corrigé sous la houlette de Donald Trump sous le nom d’accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM en français). La dépendance du Mexique à l’égard des États-Unis est patente à tous les points de vue (commerce, investissements, migrations).

« C’est au début du XXIe siècle dans le sillage de la “vague rose” (poussée progressiste dans les pays d’Amérique du Sud) qu’on retrouve un enthousiasme pour l’établissement d’organisations régionales. »

En 1994 à Miami, les États-Uniens inventent une nouvelle formule, les « sommets des Amériques », axés sur le commerce et les investissements. Ils font le forcing pour imposer leur zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Les résultats de ces sommets sont décevants surtout à partir de l’échec de Mar del Plata (2005) qui marque le recul des États-Unis. Les États-Unis, qui ont connu bien des déboires dans leurs guerres en Afrique et en Asie, ont curieusement perdu beaucoup de leur intérêt pour la région. Un nouveau sommet des Amériques est convoqué en juin 2022 à Los Angeles. La réalisation de ce sommet, qui ne possède pas encore d’agenda, paraît douteuse à certains observateurs car la préparation du côté des États-Unis semble limitée.

Coopérer pour se rassembler et pour se développer – la ligne constructiviste de la CEPAL
La CEPAL avait été créée en 1948 pour favoriser le développement de cette région du monde dans l’optique des Nations unies après la Seconde Guerre mondiale. Des économistes latino-américains renommés comme l’Argentin Raúl Prebisch ou le Brésilien Celso Furtado avaient pris en main les destinées de l’organisation et proposé une formule d’industrialisation par la « substitution des importations ». Les premiers traités de libre-échange en Amérique centrale (1960) et pour l’ensemble de l’Amérique latine (ALALC puis ALADI) sont signés à cette époque. Dans la foulée, on planifie des regroupements régionaux comme la Communauté andine (CAN), fondée sur la base de l’accord de Carthagène (1969), qui regroupera jusqu’à sept pays (depuis le Chili jusqu’au Venezuela). Mais la communauté s’effrite peu à peu lorsque surviennent les crises de la dette qui s’ajoutent à des crises politiques (coups d’État, gouvernements militaires en Bolivie, au Pérou, au Chili, en Équateur). Bref, les plans magnifiques du début pour une intégration et une planification des économies sont rangés dans les tiroirs. Dans les Caraïbes anglophones, un mouvement de même ordre s’organise autour des pays les plus importants, la Jamaïque et Trinidad, qui tentent de maintenir des liens entre eux dans la période postcoloniale. En fait, la Communauté caraïbe (CARICOM) n’arrive pas à organiser un vrai « marché commun », comme prévu au départ, mais des accords sur le mouvement des personnes, des étudiants par exemple entre les campus de l’université des Indes occidentales (UWI), restent un acquis positif.
En Amérique du Sud, le processus le plus innovant à l’époque est le Mercosur (le « marché commun » du Sud) qui rassemble deux anciens rivaux traditionnels (Brésil et République argentine) et deux petits pays (Uruguay et Paraguay). À la suite du traité d’Asunción, signé en 1991, les institutions se mettent en place. Le secrétariat s’installe à Montevideo, le commerce intra-régional progresse jusqu’à atteindre 20 % des échanges – comparativement, dans l’Union européenne 60 % des échanges se font à l’intérieur du groupe. Mais, à partir du début du siècle, des tensions se manifestent entre l’Argentine et l’Uruguay à propos de l’installation d’usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay ; les contentieux commerciaux se multiplient alors que les puissances extérieures déstabilisent les systèmes de production (la Chine envahit les marchés sud-américains). Surtout, les crises financières à répétition en Argentine mettent pratiquement à bas le système, alors que les Argentins s’enfoncent dans la pauvreté… Le commerce régional recule alors à 10 %. L’analyste argentin Félix Peña, spécialiste des négociations commerciales internationales, pointe du doigt l’inefficacité d’une organisation dont les membres ne respectent pas les règles et qui ne sait pas se réformer !
Et pourtant toutes ces structures inefficaces ou obsolètes existent toujours. Généralement, les organisations ne se sabordent pas. Elles ont plutôt tendance à s’empiler les unes sur les autres. On observe ainsi que les parlements régionaux (Parlement andin, centre-américain ou du Mercosur) ne servent pratiquement à rien, si ce n’est à fournir des prébendes à des politiciens corrompus. Il y a une rémanence et une persistance des organisations, des institutions... Les bureaucrates ne veulent pas perdre leur poste et ils ont parfois raison parce qu’après des périodes de sommeil, les structures peuvent renaître en fonction de circonstances, de nouvelles occasions (tourisme, commerce électronique…).

Après le constat, une lueur d’espoir ?
À la fin de ce tour d’horizon qui peut paraître dé­solant, il faut retourner à l’essentiel. Pourquoi les États cherchent-ils à se regrouper ? Pour être plus forts, pour se défendre de l’impérialisme et des puissants prédateurs, pour affirmer leurs positions, se développer, ce qui veut dire sortir de la pauvreté, et pour coopérer dans un monde devenu multipolaire. En Amérique latine-Caraïbes, il n’existe pas, heureusement, de grand conflit comme en Afrique, en Asie et en Europe. Les Latino-Américains ne ressentent pas autant que les Européens l’urgence de se regrouper, mais les choses peuvent changer. Hugo Martínez, dans un élan d’optimisme, avance : « On a toujours dit que les crises représentent des opportunités. Aujourd’hui, face à la plus grande crise que traverse la région depuis un siècle, nous affirmons qu’elle a la possibilité d’aller de l’avant » et il évoque la figure héroïque de Francisco Morazán, qui s’est battu pour l’unité des pays d’Amérique centrale dans la première moitié du XIXe siècle. Comme on dit en espagnol, ¡Ojalá! Espérons qu’il dise vrai !

Christian Girault est géographe. Il est directeur de recherche émérite au CNRS.

Cause commune • été 2022