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– Courbet, Jean-Désiré-Gustave, dit Gustave. Coupable, forcément coupable de crime de lèse militarisme, d’amnésie post-impériale, d’effronterie caractérisée à l’égard de la bonne société…

Le cheveu de l’accusé est dense, les yeux s’imprègnent à peine des faciès ennemis. Sa vie entière s’imprime sur son visage. D’après Baudelaire, l’homme aime boire, se vanter, imposer sa truculence. Il aimait plutôt, avant la terrible défaite, provoquer des scandales, bouillonner.

L’artiste pose pour la postérité universelle de son acte symbolique, de celle de l’accusation aussi.

La lumière manque dans la salle d’audience improvisée. Des ganaches galonnées jouent une fois de plus la sale comédie judiciaire.

– Coupable, Gustave, prison Courbet, colonne dite de Vendôme oblige.

Le bonhomme est brave, courageux, c’est un Don Quichotte de la Butte avant même que Montmartre ne transforme le pauvre survivant de ses moulins à plâtre en icône touristique. La Galette, rien à voir avec la farine…

Il toise ses juges en uniforme, les soupèse mais se dit à ce moment précis que jamais il ne gâcherait une toile pour semblables trombines. Gâchis de matière, gâchis de temps et de génie.

– Paye donc la reconstruction du symbole des conquêtes napoléoniennes comme tu le pourras, barbouilleur, avec tes toiles trop réalistes invendables, avec l’indépendance esthétique érigée en salon iconoclaste, avec ta débauche amicale de communards en pétroleuses, s’il en vient par malheur à survivre !

Le peintre encaisse l’opprobre avec sa ration de douleurs, de regrets, d’incompréhension.

Pourtant, depuis le temps qu’il les hait, il ne devrait plus se laisser surprendre. Il les connaît. Tous se ressemblent dans la rigueur des tenues d’apparat, des bottes toujours trop cirées, des tristes cœurs en berne.

***

À l’origine, la ronde infernale des salauds et des autres, la lutte inégale des nantis et des minuscules dans le fracas d’un siècle turbulent. À l’origine, l’art officiel et ses prudes magistrats, agonisant de pudibonderie, d’étroitesse d’esprit, de carcan clérical qui vous empaquette l’imaginaire !

Et la vie, telle qu’elle est ? Montre-la-leur, Gustave ! Ose laisser tes toiles dégouliner de réalité suante, d’avanies humaines, de mornes quotidiens, le temps qu’il te plaira de courtiser le vrai et ses sentiments façonnés à la main, par-delà les convenances et les écoles. Mort aux conventions !

C’était il y a déjà longtemps, avant la poudre et le canon de Versailles arrosant la capitale humaniste.

Celui que l’on juge ici est un élu du peuple de Paris, le président de la commission des musées, délégué aux Beaux-Arts de l’assemblée communaliste.

Courbet, Gustave, coupable d’avoir toujours choisi le camp des humbles, le parti pris originel d’un homme de conviction et de talent.

Oh, les controverses sont permises en matière de goût, quant au dégoût profond que lui inspirent les galonnés du tribunal militaire qui le maltraite, l’affaire est entendue depuis longtemps.

***

À l’origine, Monsieur Courbet, votre impertinence vaut sentence et là où la justice passe, votre art trépassera comme vous-même ! Que croyez-vous ?

Il n’écoute plus les militaires qui le jugent, il n’écoute plus la haine distillée, le bon sens revanchard qui le harcèle depuis des mois. Il repense à sa manière de peindre, d’enduire toujours ses toiles d’un fond presque noir, pour revenir ensuite vers la clarté du monde.

Pas de poteau d’exécution pour Courbet, sa notoriété le protège un peu. Juste une cellule malodorante et froide pour plusieurs mois.

Malade et désespéré, il se repasse volontiers la mémoire au fil de ses toiles.

Reviennent quelques bonheurs normands, la lumière des falaises dominant la mer, le grondement des vagues pour accompagner le crissement des pinceaux.

Sainte-Pélagie, Mazas, Roquette, les prisons de la république d’Adolphe Thiers portent de curieux noms de filles et Gustave s’en fout, des noms !

À l’origine, il n’y avait pas de nom, pas de prison non plus, d’ailleurs ! Juste ce qu’il fallait de nature pour accomplir la récurrence, la redondance humaine.

Le peintre pense à sa toile peinte en 1866, s’amuse de son titre, revient au signifiant, comme toujours avec lui.

Courbet est une encyclopédie humaniste la plus complète de la planète. Alors oui, l’origine du monde s’impose à lui, tendre, douce, forcément secrète, magnanime et offerte.

***

Coupable, Gustave, coupable de compassion, d’atteinte à la pudeur, de provocation.

– Courbet, comment osez-vous ?

– Comment vous permettez-vous ?

Le regard l’assassine. La phrase ne l’atteint guère.

Le peintre est dans l’ailleurs de son œuvre. Avec les réprouvés, avec l’art vivant qu’il soulève comme un drapeau rouge sang, le sang, le sang des origines qui revient vous bercer à rythmes réguliers.

Versailles pavoise, Paris pleure ses morts. Le sang est partout dans la ville, de femmes et d’hommes, mélangé.

Liberté rouge, égalité coagulée, fraternité menstruelle.

Gustave attend le verdict. Courbet aimerait se taire, mais il ne le peut. Ne l’a jamais pu.

Il défend. Se défend. Les défend sans cesse.

Il pense peut-être à la douceur d’un ventre de femme, caresse en pensées le pubis châtain, si difficile à reproduire dans sa volupté, et la peau douce, si douce dès lors que les cuisses s’entrouvrent, que ce que l’on cache se montre enfin, cramoisi de honte, de pudeur mal placée… Difficile à saisir, pense-il, plus facile à caresser, dompter, faire fondre…

L’origine du monde, le titre s’impose comme un tumulte, une frénésie de sens, une didactique de la nature qu’il veut magnifier…

La cour martiale le regarde comme un animal malfaisant. Il se tait, repense à son modèle, sourit, s’émeut un instant. Il ne les entend plus, ne les écoute plus. Elle est si proche, tellement présente dans l’esprit de celui que l’on juge.

Coupable, Courbet, mais indulgence pour l’artiste réputé, célébré. La mort pour les autres, lui, il faut qu’il paye sa forfanterie, ses audaces, son sens critique. Reconstruire la colonne Vendôme à ses frais, lui qui en avait orchestré la mise à mal.

Six mois de prison pour le pitre, la mort pour les sérieux !

La condamnation minorée l’afflige. Il repense à la toile jamais exposée.

À l’origine de sa honte, son statut, sa place, sa renommée. Alors, il se laisse porter par un délicieux souvenir de pinceaux enfin abandonnés, de la toile en suspens pendue au chevalet, de la femme qui l’attend…

Les militaires le jugent dans les baraquements du camp d’urgence installé dans la plaine de Satory et lui, il ne pense plus qu’à la jeune femme, à son corps offert, à son rire cristallin, à sa peau voluptueuse…

À l’origine, Monsieur Courbet, que faisiez-vous ?

 

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021