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Tout a commencé il y a deux ans, par un beau jour d’avril. Ça faisait deux semaines que je travaillais au Food Truck Burger du CROUS et c’était la cinquième fois que je faisais équipe avec Samira. Elle était super excitée car elle venait de découvrir un personnage en or pour son master d’histoire sur les femmes dans la Commune de Paris. Il s’agissait d’une émissaire russe envoyée au printemps 1871 par Karl Marx pour observer sur le terrain cette nouvelle révolution française. « Sauf qu’au bout de quelques jours, élisabeth Dmitrieff en a eu marre de prendre des notes. Elle a troqué le porte-plume contre le fusil et a fait le coup de feu sur les barricades. À la fin, elle a réussi à feinter les versaillais et s’est enfuie vers la Suisse. C’est à ce moment-là que… » En plein milieu de son explication, Samira s’était interrompue et m’avait fixée du regard avant de me dire : « C’est marrant, tu t’appelles Louisa et tu as un petit air de Louise Michel. Personne t’a jamais dit ça ? »

En général, j’ai de la repartie mais, là je suis restée sans voix. Louisa, c’est courant en Kabylie, certains disent que ça vient des Louis d’or, d’autres affirment que ça veut dire verveine en arabe, moi, tout ce que je sais, c’est que c’était le prénom de ma grand-mère, celle que j’ai pas connue, et que dans ma famille, personne ne s’est jamais intéressé à Louise Michel. Comme tout le monde, je savais qu’elle avait une station de métro à son nom sur la ligne 3, mais ça s’arrêtait là. J’ai demandé à Samira s’il s’agissait d’une scientifique, comme Marie Curie sur la 7. Elle m’a répondu que non, c’était une révolutionnaire encore plus badass qu’élisabeth Dmitrieff. Durant la Commune de Paris, Louise Michel s’était battue les armes à la main pour défendre son rêve. Après ça, elle avait été déportée en Nouvelle-Calédonie où elle avait pris le parti des Kanaks contre les colons. À son retour en France, elle était toujours aussi vénère, un jour en manif, le lendemain au hèbs. En même temps qu’elle parlait, Samira me montrait, sur l’écran de son smartphone, des photos de son héroïne. Une, surtout, attira mon regard. Une femme mélancolique et déterminée y portait un uniforme cintré. La regarder, c’était comme retrouver une amie perdue de vue depuis longtemps. Une proximité troublante, tant ses choix de vie étaient aux antipodes des miens.

Il y en a qui rêvent de devenir spationautes ou danseuses étoile, moi, depuis mes 8 ans, je m’imaginais DRH. Ça s’était décidé tout seul dans ma tête, le jour où maman s’était fait licencier pour faute grave parce qu’elle avait refusé de dénoncer une collègue qui avait volé une brique de lait écrémé. Le soir, en pleurant, elle nous avait tout raconté à papa et à moi. Un mot bizarre revenait tout le temps dans son récit. Déhérache. Vu la manière dont elle en parlait, j’ai compris que, dans ce monde, valait mieux être déhérache que caissière. Parfois, une parole suffit à déterminer une vocation. Douze ans après le licenciement de maman, j’étais en licence d’administration économique et sociale. Option ressources humaines.

Alors que j’étais partie à divaguer dans ma tête, Samira continuait à me faire l’article. « Louise Michel, elle était juste, elle était forte, rien ne lui faisait peur, mais surtout, elle kiffait sa life. Écoute un peu ça ! » Et la voilà qui se met à déclamer, comme sur une scène de théâtre : « Est-ce que c’était bravoure, quand, les yeux charmés, je regardais le fort démantelé d’Issy, tout blanc dans l’ombre, et nos files aux sorties de nuit, s’en allant par les petites montées de Clamart, ou vers les Hautes-Bruyères, avec les dents rouges des mitrailleuses à l’horizon ? C’était beau, voilà tout : mes yeux me servent comme mon cœur, comme mon oreille que charmait le canon. Oui, barbare que je suis, j’aime l’odeur de la poudre, la mitraille dans l’air, mais je suis surtout éprise de la révolution. Ai-je jamais cru ? Ai-je été prise par la tendresse écrasante d’un Tantum ergo ou portée sur les ailes d’un Regina cœli ? Je n’en sais rien ! J’aimais l’encens comme l’odeur du chanvre ; l’odeur de la poudre, comme celle des lianes dans les forêts calédoniennes. La lueur des cierges, les voix frappant la voûte, l’orgue, tout cela est sensation. »

Au début, j’étais presque gênée pour Samira qui récitait avec des trémolos dans la voix et les mains qui volaient gracieusement entre les piles de buns, le distributeur de ketchup et celui de sauce barbecue. Mais quand elle a prononcé les mots « oui, barbare que je suis », ça m’a emportée. Envoûtée, je contemplais son visage. La discrète étudiante en histoire avait laissé la place à une belle inconnue aux joues en feu et au regard farouche. Cela me faisait quelque chose de la regarder. Je m’imaginais sillonnant les rues de Paris à ses côtés. Carabine Remington en main, nous esquivions les balles de l’ennemi et faisions mouche à chaque fois. Pan ! Pan ! Les vareuses versaillaises se teintaient de rouge à la poitrine.

Quand Samira s’est arrêtée de réciter, son regard noisette s’est posé sur moi avec une grande douceur. J’étais comme hypnotisée, il n’y avait plus qu’elle et moi, le food truck se dissolvait, le temps était suspendu. Nous nous sommes fixées des yeux, c’était intense. Heureusement, la sonnerie d’un sms nous a ramenées au présent. C’était le chef de service du CROUS qui voulait savoir si tout se passait bien. Il ne nous restait qu’un quart d’heure avant l’arrivée des premiers clients, alors on a mis les bouchées doubles. Autant dire qu’à deux dans six mètres carrés, les occasions de se frôler n’ont pas manqué. Je n’oublierai jamais la délicieuse torture de ce shift, alors que notre histoire d’amour commençait à s’écrire dans le plus discret de nos gestes, la plus ténue de nos inspirations, sous les yeux indifférents des étudiants pressés d’avoir leur dose de malbouffe subventionnée.

Le lendemain matin, en ouvrant les yeux dans la chambre de Samira, je me suis sentie en paix. Une sensation que je n’avais pas ressentie depuis le soir funeste où maman nous avait annoncé son licenciement. J’avais 8 ans, putain ! 8 ans. Les larmes se sont mises à couler, j’avais honte, c’était l’horreur. S’apitoyer sur soi-même, c’est tout ce que je déteste. Samira a quitté son bureau pour venir m’enlacer. Sur un ton solennel, je lui ai annoncé que plus jamais je ne voulais entendre parler de ressources humaines. J’allais changer de filière, faire quelque chose d’utile à la société. Sa réponse n’était pas du tout celle à laquelle je m’attendais.

Continue, au contraire ! On a besoin de gens comme toi au cœur de la machine ! À la direction des ressources humaines, tu vois tout, tu sais tout, tu peux tout faire dérailler.

En trois phrases, mon amoureuse venait de donner un sens à mon existence. Je serais DRH, oui, mais pour faire tomber le capitalisme, pas pour le perpétuer. Samira me fit remarquer qu’il me faudrait du renfort. C’est ainsi qu’est née l’Opération Louise Michel. J’ai commencé à observer mes camarades. Tous n’étaient pas des bons petits soldats de l’ordre établi, loin de là. Il y avait des rebelles de naissance, des transfuges de classe comme moi et même quelques bourgeois en rupture de ban. Ils sont plus nombreux qu’on ne le croit, ceux à qui l’injustice tord les boyaux. Mais ça ne suffit pas pour entrer dans notre organisation. Il faut aussi prouver sa détermination et démontrer sa capacité à garder un secret. Avec Samira, nous avons longuement observé, évalué, soupesé et tranché. Pour le moment, nous sommes cinq. Bilal, Charlotte, Jenifer, Kevin et moi. Tous, nous avons eu notre diplôme avec des notes excellentes et une promesse d’embauche dans une des entreprises les plus en vue du CAC 40. Dans cinq ans, nous serons bien plus nombreux, déployés aux postes stratégiques sur tout le continent. Prêts à donner le petit coup de pouce qui fera que la prochaine crise du système sera aussi la dernière.

 

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021