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Y a-t-il chez les jeunes générations de nouvelles manières de s’engager qui diffèrent de celles des générations plus anciennes ? Répondre à l’affirmative signifie deux choses : la nature du rapport entre les individus et leur engagement s’est transformée entre les générations, de la même manière que les outils employés pour organiser et réaliser cet engagement.

La typologie présentée par Pierre Martinot-Lagarde dans la Revue Projet met notamment en avant deux formes d’engagement qui s’entrecroisent au sein des nouvelles générations militantes : la militance libérale et la militance pragmatique. Alors que la militance libérale met la réalisation individuelle au premier plan de l’engagement, la militance pragmatique s’intéresse avant tout à l’action, en partant d’une expérience affective personnelle. Les récentes marches pour le climat font écho à ce modèle : des centaines de milliers de jeunes ont envahi les rues dans le monde entier en réaction à la prise de parole de Greta Thunberg face à l’urgence écologique et l’inaction des gouvernements. Il s’agit d’un engagement plus circonstancié, thématique et pratique, où l’on se mobilise parce qu’un phénomène interpelle et qu’on peut individuellement « faire quelque chose », et non plus pour un projet de société.

Une individualisation de l’engagement
Le rapport des nouvelles générations à leurs formes d’engagement est celui d’un outil d’émancipation individuelle : volonté d’autonomie, développement personnel, rejet de l’embrigadement… Or, grâce à la révolution numérique, les nouvelles générations ont appris dès leur plus jeune âge qu’il est possible de porter leurs revendications individuelles massivement par le biais des réseaux sociaux, voire d’organiser des mobilisations massives sans nécessairement avoir besoin d’un parti pour le faire. Le printemps arabe et plus récemment les mobilisations en Algérie démontrent la puissance mobilisatrice des groupes Facebook et des applications de discussion instantanée telles que Messenger, Whatsapp ou encore Snapchat.

« Des centaines de milliers de jeunes ont envahi les rues dans le monde entier en réaction à la prise de parole de Greta Thunberg face à l’urgence écologique et l’inaction des gouvernements. »

L’essor du féminisme en ligne est aussi partie prenante de la prise de conscience de l’ampleur du potentiel des réseaux sociaux pour mobiliser des millions de personnes à travers la planète sur un sujet donné. Les épisodes de #MeToo et de #BalanceTonPorc en sont une manifestation historique. Le mouvement féministe organisé via Internet utilise aujourd’hui massivement une méthode nouvelle d’action propre aux réseaux sociaux, la call-out culture, qui consiste à « interpeller et dénoncer les auteurs de propos ou d’actes considérés par l’intervenante ou l’intervenant comme sexistes, misogynes, ou encore racistes, dans une lecture intersectionnaliste » (Alice Munro, 2013). Cette méthode a radicalement transformé les luttes et les rapports de force en rendant sélectivement publics des comportements et en les politisant par la mise en lumière des rapports de domination. Le call-out est lié à une individuation de l’engagement, qui contraint les entreprises et les individus à changer, les comportements pointés du doigt étant compris comme des agressions politiquement et moralement problématiques. Leur usage intensif est un moyen de faire évoluer les normes morales. Un exemple récent de comportement auparavant anodin et aujourd’hui associé au sexisme est le mansplaining, terme qui a en premier lieu vu le jour sur Tumblr aux États-Unis en 2013. À cet égard, les réseaux sociaux sont un outil idéal pour organiser de manière presque instantanée des call-out, en particulier sur Twitter. Face à cela, des réseaux réactionnaires s’organisent également sur les réseaux sociaux, notamment via des « neurchis » (groupes Facebook de partage de « mèmes » (contenus propagés rapidement et massivement sur les réseaux sociaux) selon un thème : mèmes antiféministes, mèmes féministes, mèmes d’autodérision de groupes), pour harceler les militantes et militants progressistes sur tous leurs réseaux sociaux. C’est, par exemple, le cas connu de Marion Séclin, féministe cyber-harcelée depuis des années pour avoir parlé de harcèlement de rue sur le site MademoiZelle.

« Il suffit d’un événement, d’une photo, d’une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, pour susciter une réaction massive et instantanée. »

Il y a donc un écart manifeste entre les formes traditionnelles d’engagement partisan et les nouvelles méthodes militantes rendues possibles par les réseaux sociaux, qui répondent mieux aux aspirations d’émancipation individuelle et de réalisation personnelle. Par ailleurs, les différences de méthodes et d’organisation collective ne sont pas les seules à rendre relativement opaques les réseaux sociaux aux partis traditionnels. Les générations qui ont grandi dans la révolution numérique ont construit un édifice culturel colossal en utilisant les réseaux sociaux, avec un langage complexe, des codes en constant renouvellement, et des pratiques associées, notamment autour de la mise en scène de soi au quotidien. Le vocabulaire d’Internet, parsemé d’éléments de langage, de private jokes et de mèmes, rend le langage sur le Web impénétrable pour les non-initiés qui s’y essayent sans en posséder les codes. Par ailleurs, chacune de ces générations utilisent des réseaux sociaux différents, ne partagent pas exactement le même langage, ni les mêmes codes, ni les mêmes pratiques. Par exemple, toute la génération qui est née dans les années 2000 n’utilise ni Facebook ni Twitter, leur préférant des réseaux sociaux plus tournés vers l’image comme YouTube, Instagram, Snapchat ou TikTok. C’est d’ailleurs sur ces applications que la communication politique traditionnelle est la plus absente.

La culture de l’instantanéité
Par ailleurs, l’essor de nouveaux outils de communication implique que de nouvelles pratiques soient véhiculées : c’est notamment le cas de la culture de l’instantanéité. Ce phénomène est loin d’être anodin en termes de mobilisation, où il suffit d’un événement, d’une photo, d’une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, pour susciter une réaction massive et instantanée. Si cela a l’avantage considérable de permettre de créer une mobilisation en très peu de temps, il est néanmoins très difficile de construire sur la durée. Ce fut, par exemple, le cas il y a plus d’un an, quand la mobilisation contre Parcoursup a pris dans les universités en réaction à la publication de tweets et de vidéos faisant état de violences policières contre des étudiantes et étudiants au sein de plusieurs campus, mais sans trouver de débouchés politiques. Cela constitue un défi inédit pour les organisations politiques, qui doivent non seulement construire sur la durée mais également être réactives aux mobilisations éphémères qui se répandent massivement les unes après les autres.
Les communistes ont donc tout intérêt à investir l’ensemble des nouvelles manières de s’engager. Les mobilisations et révolutions de demain se développeront aussi sur les réseaux sociaux. Les militantes et militants communistes auront donc un rôle à y jouer, tout en dépassant les limites de ces espaces.

Anaïs Fley est secrétaire nationale de l’Union des étudiants communistes.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019