Les questions militaires et diplomatiques vont, aux côtés des problématiques budgétaires et austéritaires, déterminer l’agenda de l’Union européenne dans les prochains mois.
Les deux questions sont en réalité liées. Elles se placent dans la continuité de l’ambition affichée par Ursula von der Leyen de présider une « commission géopolitique ». Son bilan est à la hauteur de la catastrophe annoncée : boussole stratégique, suivisme envers le gouvernement ukrainien d’une manière encore plus forte que les États-Unis, nouveau pacte asile migrations qui systématise la pratique honteuse de « filtrage » des migrants à l’extérieur de l’UE…
Le fruit d’un rapport de force
Cette politique dont le résultat final peut être d’entraîner l’Europe dans la guerre, par des moyens et sous une forme plus ou moins directs, est le fruit d’un rapport de force. Trois éléments principaux sont à souligner. Le premier est le tournant allemand, comme en témoigne le lancement d’un « bouclier antiaérien européen » par l’Allemagne, sans la France, mais appuyée sur l’OTAN et l’industrie de guerre américaine. Le deuxième est la montée en puissance de la Pologne, désormais gouvernée par une coalition libérale. Si on se réjouit pour le respect des droits et pour les femmes de Pologne de la fin de la domination de l’extrême droite cléricale, le changement de gouvernement ne se traduit par aucune inflexion diplomatique d’un pays qui ambitionne de devenir la première puissance militaire européenne. Le nouveau ministre des Affaires étrangères polonais, Radosław Sikorski, qui a déjà occupé cette fonction entre 2007 et 2014, est un partisan de la mise en commun du siège français au conseil de sécurité et de l’arme nucléaire française. Il ne fait guère mystère de ses relations avec les États-Unis. Le troisième, lié et encouragé par les deux premiers, est l’« otanisation » de l’UE. Ce n’est guère nouveau. Le cadre stratégique UE-OTAN remonte à 2002. Mais la spirale a été relancée ces derniers mois, après l’agression russe, injustifiable et criminelle, contre l’Ukraine.
« La fin de la guerre en Ukraine marquerait la fin de l’engrenage de l’économie de guerre que les bourgeoisies européennes veulent imposer aux peuples. »
La défense européenne est un mythe, tant les écarts entre les politiques des États sont grands. Les différences des votes des résolutions de l’ONU sur la guerre à Gaza en sont la dernière manifestation. Le 12 décembre, seuls dix États se sont prononcés contre un cessez-le-feu et vingt-trois ont opté pour l’abstention. Ce vote marque l’isolement des États-Unis, de l’État d’Israël et plus largement d’un Occident qui se refuse à entendre les exigences qui s’expriment dans une large partie de la planète. Il révèle également le profond fossé qui existe en Europe même. L’Autriche et la République tchèque se sont opposées à la résolution. Lors de la précédente résolution, votée en octobre, la ministre tchèque de la Défense, Jana Černochová, du parti ultraconservateur au pouvoir, est allée jusqu’à envisager un retrait de son pays de l’ONU en déclarant que la République tchèque n’a « pas sa place dans une organisation qui encourage les terroristes et ne respecte pas le droit fondamental à l’autodéfense » ! Il est également très révélateur que les pays gouvernés par l’extrême droite, ou en passe de l’être, se soient abstenus, à l’image de l’Italie et des Pays-Bas.
Une défense européenne sous les fourches caudines d’une politique de bloc
Une défense européenne signifierait passer sous les fourches caudines d’une politique de bloc, soumise à l’OTAN et aux États-Unis. Ce n’est pas pour rien que l’Union européenne n’a fait aucune proposition de cessez-le-feu à la guerre qui se poursuit en Ukraine depuis presque deux ans. Ursula von der Leyen est allée jusqu’à déclarer qu’une telle initiative diplomatique serait contre-productive et représenterait une victoire pour Vladimir Poutine. Cela relève de l’hypocrisie la plus totale, alors que les discours des dirigeants de l’Union européenne et ceux du régime russe, nationaliste et chauvin, sont assez largement interchangeables, tant dans la logorrhée sur les « valeurs » (lesquelles ?) que sur la réalité de l’économie de guerre. L’économie russe tient le choc des sanctions en partie grâce à l’industrie de guerre qui remet à flot des régions sinistrées depuis la restauration capitaliste, notamment celles de Smolensk, Kourgan et Kemerovo. Le gouverneur de cette dernière région, Sergueï Tsiviliov, et son épouse, Anna Poutina, la nièce de Vladimir Poutine, se positionnent pour jouer un rôle important dans la succession au Kremlin. L’UE, elle, fait tourner l’industrie de guerre américaine et allemande. Dans le cadre du « bouclier antiaérien européen », trois pays – Roumanie, Espagne et Pays-Bas – viennent de se joindre à Berlin pour annoncer l’achat de mille missiles Patriot pour une valeur de cinq milliards d’euros. Cette commande s’appuie sur COMLOG, une entreprise qui regroupe MBDA Deutschland et le groupe américain Raytheon, et qui assure le maintien en conditions opérationnelles des missiles Patriot utilisés par la Bundeswehr. Cette annonce a été saluée comme il se doit par le secrétaire général de l’OTAN.
Briser l’engrenage de la guerre
Briser l’engrenage de la guerre, c’est briser l’économie de guerre qui se met en place et qui justifie le retour à l’austérité pour le reste. Ce dont les peuples européens ont besoin, c’est de sécurité commune gouvernée par les principes de la charte des Nations unies. Cela commence par négocier un cessez-le-feu et la paix en Ukraine, non pas pour figer les positions mais pour assurer la sécurité de tous les peuples, que ce soit le peuple ukrainien, le peuple russe ou encore ceux de l’Europe orientale, dont on peut comprendre l’inquiétude. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ne peuvent pas décider pour l’Europe, comme ce fut le cas lors des négociations qui se sont tenues à Istanbul au printemps 2022 et qui ont été sciemment sabotées. La France peut et doit prendre une initiative. Les bombardements horribles, tant à Belgorod en Russie, à Donetsk dans le Donbass, qu’à Kiev, Odessa et dans d’autres villes ukrainiennes lors de la période du nouvel an, rappellent cruellement qu’un jour de guerre de plus est un jour de trop. Est-ce que l’UE va supporter le poids de la guerre, alors que l’avenir de l’aide américaine à l’Ukraine est plus qu’incertain ? Il est urgent de changer de politique et d’emprunter la voie de la paix, d’aller vers la construction d’un espace de sécurité commune européen, aux contours plus larges que l’UE et incluant la Russie et l’Ukraine. Cela implique de rompre avec l’hégémonie de l’OTAN qui a vocation à être dissoute. En effet, l’idée d’un « pilier européen » de l’OTAN est une tromperie. L’alliance atlantique est construite pour être le bras armé des États-Unis. La perspective d’un espace commun de sécurité collective, où les États gardent leurs prérogatives de défense nationale, est également le moyen de relancer les négociations de désarmement global collectif, et de réorienter l’industrie de défense autour des besoins réels de la défense nationale.
La fin de la guerre en Ukraine marquerait la fin de l’engrenage de l’économie de guerre que les bourgeoisies européennes veulent imposer aux peuples. On annonce le retour des règles budgétaires du calcul desquelles on pourrait retrancher les dépenses d’armement ! L’austérité capitaliste et la guerre demeurent indissociablement liées. Ce sont les deux mamelles de l’Union européenne. L’enjeu des prochaines élections européennes est de travailler à une alternative à cette Union européenne qui n’a apporté aux peuples ni la prospérité, ni la paix promises : une Europe de peuples et de nations libres, souveraines et associées.
Vincent Boulet est membre du comité exécutif national, chargé des relations internationales du PCF.
Il est vice-président du Parti de la gauche européenne.
Cause commune n° 37 • janvier/février 2024