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Qui se souvient de son premier jour d’école ? Moi. Avant ce jour-là, j’étais noire sans majuscule. La couleur de ma peau ne me définissait pas, du moins pas plus que mon genre, le lieu où j’étais née, ce que j’aimais ou ce que je n’aimais pas. Noire n’était alors qu’un adjectif. Et puis je suis entrée à l’école, une école pas destinée aux gens comme moi, une école loin de la cité, près du centre ville.

Dans la cour, nous sommes deux à ne pas être blanches, deux petites filles hautes comme trois pommes. Tic tac tic tac, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les adjectifs se changent en noms. Nous devenons la Noire et l’Arabe avec un grand « N » et un grand « A ». Deux êtres minuscules changés en majuscules. Notre monde se redessine. Nous découvrons qu’Être en majuscule, c’est être une masse compacte : un Noir est tous les Noirs, un Juif est tous les Juifs, un Musulman est tous les Musulmans… Et, à ce titre, doit dire et faire des trucs de Noirs, de Juifs, de Musulmans… Au risque de paraître décevant. Pour l’Être en majuscule, le temps n’existe pas, ce qu’il vit n’a aucune prise sur lui, il est imperméable à l’extérieur. Chez lui, c’est la Nature qui prime, sa Nature de Noir, de Juif, de Musulman… Ce n’est pas un être de culture, la langue qu’il parle, le lieu qui l’a vu grandir, les gens qu’il aura croisés, les livres qu’il aura lus n’ont aucune incidence sur lui. Pas d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, pour lui, les choses sont calées et définitives. Le Noir est Noir de toute éternité, le Musulman est Musulman, le Juif est Juif… Et, tous sont forcément Étrangers, éternellement d’Ailleurs. À l’Être en majuscule, on demandera toujours avec méfiance ou bienveillance : « Mais dis-moi, tu viens d’où ? » Car l’Être en majuscule ne saurait être d’ici, c’est évident. Pour s’en assurer, on voudra d’ailleurs connaître ses « Origines ». « Tu es de quelle Origine ? » lui demandera-t-on régulièrement avec la certitude qu’il donnera le nom d’un pays lointain en accord avec l’idée qu’on se fait de sa couleur. Et s’il avait le malheur de répondre : « Moi, je suis d’ici ! » Alors, on remontera à ses parents, ses grands-parents, ses arrière-grands-parents…, jusqu’à ce qu’enfin on trouve un ancêtre venu d’Ailleurs. On sera soulagé. Et pour marquer de façon indélébile cette étrangeté, on inventera pour lui le concept de « Générations ». On les comptera avec entrain et jubilation. Une, deux, trois, quatre, cinq… On fera même des slogans gentils pour dire qu’on le soutient, pour dire qu’on est avec lui. « Première, deuxième, troisième génération ! » chantera-t-on dans les manifs, le cœur léger, le sourire aux lèvres en ayant l’impression d’avoir fait le bien, oubliant qu’au départ ce sont les nationalistes qui comptaient.

« Le Noir est Noir de toute éternité, le Musulman est Musulman, le Juif est Juif… Et, tous sont forcément Étrangers, éternellement d’Ailleurs. »

Combien faut-il de générations pour qu’un Être en majuscule soit simplement français ? Quatre, cinq, six, sept, huit ? La réponse est : autant qu’il en faudra pour le maintenir à distance. C’est une comptabilité qui n’a pas de fin, uniquement destinée à faire en sorte que l’Autre ne soit jamais moi. Garantissant qu’on puisse toujours se définir comme étant au-dessus, jamais à côté. Malveillante ou bienveillante, la dynamique reste la même. On partira du principe que l’Être en majuscule est une personne Différente et, à ce titre, on le fustigera ou on le défendra, on le voudra naturellement bourreau ou éternellement victime, responsable de tout ou coupable de rien, méritant le mépris absolu ou la compassion totale.

L’Être en majuscule
L’Être en majuscule est un marchepied, on peut toujours se rehausser en se comparant à lui. Dans la cour de l’école, nous, les deux petites Françaises pas blanches, découvrons que nous sommes condamnées à l’exil éternel par la faute de cette couleur dont, jusqu’alors nous ne pensions rien, mais qui, à présent, nous écrase et nous efface. En un clin d’œil, elle est devenue notre ennemie. Le racisme a ceci de particulier qu’il propose une organisation qui échappe à toute logique, en donnant l’illusion que tout est parfaitement rationnel. Il part d’une évidence, il existe des personnes de couleurs ou de religions différentes, et la tord jusqu’à faire de cette différence l’alpha et l’oméga de toute chose. C’est tellement simple que ça en devient génial, il suffit de regarder quelqu’un pour savoir qui il est, ce qu’il pense, où il vit. Et si ça n’est pas visible, on inventera ce qu’on doit voir. Le poison s’infiltre. Non seulement, notre identité ne tient plus qu’à notre peau mais, en plus, nous croyons que cette peau dit notre place. Ça y est, la Race a fait de nous un champ de bataille intérieur et extérieur. Nous commençons à croire qu’il existe une « pureté gauloise », alors même que nous savons qu’aucune culture n’est « pure », sans quoi elle serait morte. Mais nous prenons les mythes pour la réalité et, nous pensons que le « Vrai Français » est une petite personne blanche et blonde à moustache qui porte des menhirs. Comme tout le monde, nous croyons que le « Vrai Français » existe. Comme tout le monde, nous pensons que certains font « souche » et d’autres pas. Nous pensons que le « Français de souche » existe. Nous faisons nôtre ce mot, oubliant qu’il fut créé par des nationalistes. Le piège s’est refermé.

« Le racisme a ceci de particulier qu’il propose une organisation qui échappe à toute logique en donnant l’illusion que tout est parfaitement rationnel. »

La Race est notre évidence, notre seule grille de lecture. Nous la parlons tous couramment. C’est une langue internationale, compréhensible par tous, où que l’on soit, de quelque couleur ou religion que l’on soit. Dans le monde entier, nationalistes et communautaristes se répondent en utilisant ce vocabulaire commun. C’est simple et pratique, un jeu d’enfant. L’un dit, je parle pour les Blancs, l’autre répond, je parle pour les Noirs, ou les Musulmans, ou les Juifs ou… Et dans les deux cas, ils croient tous que les Noirs, les Musulmans, les Blancs, les Juifs… existent. On dit « racisés », on dit « white privilege », on dit « appropriation culturelle », on dit, on dit et c’est toujours la Race qui parle.
Mais la bonne nouvelle c’est que le racisme est une élaboration humaine. Il ne tient donc qu’à nous d’inventer un autre dictionnaire, une autre proposition. Une véritable révolution de la pensée qui suppose de sortir des certitudes pour aller vers le doute. L’identité d’un être est la somme de toutes ses complexités, certainement pas leur négation. Face à ce monde bien rangé où la Race garantit que l’on sache toujours qui est l’autre, supportons de ne pas savoir.

Tania de Montaigne est journaliste et autrice.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020