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Depuis avril 2018, le Nicaragua traverse une profonde crise de régime. Fortement contesté, le couple régnant – le président Daniel Ortega et la vice-présidente Rosario Murillo, épouse du premier – s’accroche au pouvoir.

Deux lectures antagoniques des événements et tensions en cours prédominent. Selon les autorités nicaraguayennes, le pays est victime d’une « tentative de coup d’État », « téléguidée depuis Washington » et menée sur le terrain par des « bandes de vandales » et de « terroristes ». Cible de ces « putschistes » ? Le gouvernement « socialiste et souverainiste » Ortega-Murillo. La thèse est relayée par une part significative de la gauche latino-américaine, nord-américaine et européenne.
De l’autre côté, celui notamment des anciens camarades du président, qui ont quitté le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) entre 1990 et 2007, déçus ou déchus par « l’ortéguisme », la lecture de l’actualité est tout autre. « Néolibérales et conservatrices », les politiques menées, sous bannière socialiste, par l’ancien leader révolutionnaire Ortega depuis son retour à la tête de l’État en 2007, reposent sur un accaparement et une concentration « autocratique », sinon « dictatoriale » du pouvoir, aujourd’hui contestés légitimement par une majorité des Nicaraguayens. Ce point de vue est lui aussi relayé par une part non moins significative de la gauche latino-américaine, nord-américaine et européenne, opposée donc en cela à leurs alter ego pro-Ortega.

Accaparement et concentration autocratique du pouvoir
L’examen des faits tend à donner raison aux dissidents sandinistes et aux critiques de l’ortéguisme, tant en ce qui concerne la caractérisation des orientations et des décisions gouvernementales de ces onze dernières années, qu’au regard des acteurs de la révolte et de la répression disproportionnée dont ils ont fait l’objet. Sur le premier aspect, pas de faux-fuyants possibles. En étendant son emprise sur l’ensemble des pouvoirs, au sein de l’État et en dehors, et en entérinant le modèle économique des trois administrations néolibérales qui l’ont précédé, le régime Ortega-Murillo a délibérément tourné le dos aux idéaux sandinistes d’hier. En matière de redistribution et de justice sociale, comme en matière de démocratisation et de souveraineté nationale.
Politiquement d’abord, il a usé d’un étonnant assortiment de moyens, licites et illicites, pour s’attirer les faveurs de ses ennemis d’hier (à la tête de l’Église catholique, du grand patronat et de la droite politique), se faire élire démocratiquement (38 % en 2006), réélire frauduleusement (62,5 % en 2011), puis plébisciter sans réelle opposition (72,5 % en 2016), chaque fois en un seul tour de scrutin. Économiquement ensuite, l’orthodoxie libre-échangiste de ses politiques lui a valu l’appui continu, voire les félicitations d’une communauté internationale suffisamment rassurée pour ne pas tenir rigueur à l’ancien leader révolutionnaire de ses épisodiques envolées anticapitalistes, les sachant dépourvues d’effets concrets.

« Au Nicaragua, la concentration des richesses au sein d’une caste d’ultraprivilégiés atteint des niveaux sans précédent.»

En réalité, la double allégeance du président Ortega – au sein de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) d’un côté, et vis-à-vis et de son principal partenaire commercial, les États-Unis, et du Fonds monétaire international (FMI) de l’autre – lui a permis de profiter des avantages des uns et des autres, dans un contexte international marqué, jusqu’en 2014-2015, par les cours élevés des matières premières produites. Résultat, en dix ans, le Nicaragua est parvenu à doubler son produit intérieur brut (de 6 milliards de dollars en 2006 à 13 milliards en 2016), même si le pays reste le plus pauvre du continent après Haïti. Les exonérations et exemptions fiscales, sociales et environnementales offertes au capital privé ont boosté tant la croissance économique que les investissements étrangers et les exportations ; la terre et la main-d’œuvre nicaraguayen­nes demeurant les moins chères de l’isthme centro-américain. Parallèlement, l’État a investi dans les infrastructures – routes, parcs publics, etc. – et financé plusieurs programmes sociaux ciblés, garantissant une certaine stabilité sociale.

« Le régime Ortega-Murillo a délibérément tourné le dos aux idéaux sandinistes d’hier.»

Comme dans presque toute l’Amérique latine durant cette période de vaches grasses et de regain des politiques extractivistes et agroexportatrices, la pauvreté a baissé. Pas les inégalités par contre. Au Nicaragua, la concentration des richesses au sein d’une caste d’ultraprivilégiés – les nouveaux amis du président « sandiniste » – atteint même des niveaux sans précédent, tandis que la majorité des Nicaraguayens ne peuvent s’offrir l’entièreté de la canasta basica (les produits vitaux du quotidien) et que, selon la Banque centrale, 80 % de la population active vivaient du secteur informel en 2017, 20 % de plus qu’en 2009. L’environnement a aussi fait les frais de ce modèle de développement dominant dans la région, en raison notamment de l’extension des zones dévolues au bétail, principal produit d’exportation du pays, avec l’or, le café et le sucre. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le couvert forestier du Nicaragua aurait été réduit de plus d’un tiers depuis le début du siècle et continue à rétrécir aujourd’hui de 2,3 % l’an.

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Basculement, normalisation
Le renversement de tendances qui s’est opéré depuis 2015-2016 – cycle déflationniste des matières premières, effondrement de l’aide pétrolière vénézuélienne, menace de la part des États-Unis de sanctions anticorruption – est venu progressivement assombrir le panorama, pour le duo présidentiel Ortega-Murillo. Et surdétermine le conflit et la crise en cours. En avril dernier, la mauvaise gestion gouvernementale d’un vaste incendie de forêts dans le sud-est du pays, puis une réforme des retraites, abrogée par la suite, avaient d’abord mobilisé quel­ques centaines de militants environnementalistes, de retraités et d’étudiants contestataires, mais c’est la brutale répression, inattendue, dont ceux-ci firent l’objet de la part du pouvoir qui mit le feu aux poudres.
En quelques semaines, des centaines de milliers de Nicaraguayens sont descendus dans les rues et des dizaines de barricades ont été dressées à travers le pays, pour exiger la fin de la répression et la destitution du couple présidentiel, qualifié de « corrompu », « népotique » et « dictatorial » par les manifestants. La police anti-émeute, flanquée de « policiers volontaires » (comme les nomma le président Ortega lui-même dans plusieurs entretiens télévisés) munis d’armes de guerre, répondit par davantage de répression, tuant quelque trois cents personnes, blessant et emprisonnant des centaines d’autres, nettoyant les routes des barrages et poursuivant les auteurs (étudiants, paysans, dissidents sandinistes, etc.) de critiques publiques à l’endroit du régime.
Tandis qu’environ 30 000 Nicaraguayens auraient déjà fui le pays à ce jour, le président et son gouvernement se flattent, depuis fin juillet, du retour à la « normalité ». S’ils semblent en effet avoir remporté pour l’instant l’épreuve de force en interne, en pariant sur l’étouffement violent de la contestation, reste qu’une forte majorité des Nicaraguayens souhaite désormais le départ du binôme présidentiel. Pire peut-être pour ce dernier, ces grands alliés d’avant avril ou mai derniers – la hiérarchie catholique (excédée par le sang versé) et la fédération patronale (affectée par la forte détérioration du climat des affaires) – demandent, eux, l’anticipation des prochaines élections présidentielles, de 2021 à 2019. Plus radicale, plus populaire et plus à gauche, l’Articulation des mouvements sociaux, de récente constitution, pose quant à elle la destitution immédiate du régime Ortega-Murillo comme préalable à tout processus de transition, d’élection et de démocratisation du Nicaragua.
À l’extérieur, si les États-Unis ne voyaient jusqu’ici aucun intérêt à s’acharner contre un partenaire qui, contrairement à ses voisins immédiats, garantissait à la fois ouverture économique, paix sociale et fermeté migratoire, ils condamnent désormais haut et fort les agissements des autorités nicaraguayennes et décident de sanctions à leur encontre. De là à ce que l’administration Trump en fasse une priorité, l’imprévisibilité de sa politique étrangère rend difficile tout pronostic. Entre-temps, la communauté internationale – Nations unies et Organisation des États américains en tête – a beau jeu aujourd’hui de multiplier les verdicts de « violations généralisées des droits humains » au Nicaragua, elle qui a salué et financé « l’ortéguisme » ces dernières années pour la responsabilité et la conformité de ses orientations économiques.

Bernard Duterme est sociologue. Il est directeur du Centre tricontinental (CETRI) à Louvain-la-Neuve.


Michel Vovelle

Le 8 octobre dernier s'éteignait Michel Vovelle, l'un des derniers géants de la science historique, telle qu'elle était pratiquée en France. Directeur de l'Institut d'histoire de la Révolution française, fin marxiste et membre du Parti communiste depuis 1956, il devient l'un des principaux historiens de la Révolution, à la suite d'Albert Soboul et d'Ernest Labrousse. Luttant avec détermination pour un bicentenaire à la hauteur de l'événement, il dut ferrailler contre François Furet et l'offensive néolibérale qui l'accompagnait. Renouvelant son champ d'étude grâce à une histoire culturelle intelligemment liée à l'histoire sociale, il laisse derrière lui une œuvre pléthorique. C'est un camarade que nous avons perdu, mais aussi un maître, au sens le plus noble du terme.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018