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Les habitudes changent, les plateformes américaines envahissent le septième art.
Le cinéma en salle va-t-il connaître un déclin inévitable au profit de pratiques individuelles, techniquement évoluées mais filles du néolibéralisme ?

Entretien avec Gilles Perret

N’y a-t-il pas lieu d’être inquiet devant l’évolution actuelle du cinéma avec la prolifération des plateformes ?
La baisse de fréquentation des salles, environ – 30 % depuis la pandémie du covid, a accentué un mouvement qui existait déjà, en direction d’un individualisme qui divise les gens, qui pousse à voir les films tout seul chez soi par vidéo à la demande (VOD), en donnant l’illusion d’un épanouissement purement personnel. Il sera difficile de revenir en arrière, il faudra donc en partie faire avec.
Notre inquiétude ne se limite pas aux pratiques des spectateurs, elle concerne aussi les critiques de cinéma. Les auteurs, réalisateurs, travaillent sur le son et l’image, pour les émotions, les rires, les pleurs, c’est une construction assez technique et subtile, qui est nivelée par le bas sur écran ou par les plateformes. Quand on sait que même les critiques de films écrivent leurs textes uniquement à partir de liens vidéo, ça devient vraiment inquiétant ; par exemple, Libération ne vient pratiquement plus aux projections de presse. Le résultat rendu est alors assez différent.

« En France, on a le Centre national de la cinématographie et de l’image animée, alimenté par une cotisation (la TSA) sur chaque entrée en salle : même un gros Blockbuster américain doit cotiser et finance ainsi la production française indépendante. »

Ce processus est-il unilatéral, impitoyable ?
Non, le côté optimiste, c’est que les gens ont besoin de vivre une pratique culturelle collective, de partager des émotions, surtout pour le cinéma social. Je prends l’exemple de mon dernier film Reprise en main, je participe aux débats quasiment chaque jour depuis sa sortie le 9 septembre, on y voit du monde et il y en a même qui reviennent pour la première fois dans une salle depuis la crise sanitaire. D’autre part, les cinémas d’art et d’essai ont été moins touchés que les multiplex par la chute de fréquentation. Ce n’est pas seulement parce qu’ils sont moins chers, c’est aussi une question de fond : la guerre des grosses structures contre les petits et les indépendants existe certes toujours, les bulldozers américains ont une capacité potentielle de spectateurs dix fois plus grande que la nôtre, mais ceux qui font du travail de terrain s’en sortent mieux ou moins mal aujourd’hui.

Y a-t-il des différences entre ces plateformes ?
Oui, sur YouTube, il n’y a pas que du cinéma, il y a de tout, n’importe qui peut y mettre ce qu’il veut ; et puis c’est gratuit, mais avec de la publicité. Netflix est une plateforme hyperspécifique de cinéma, à laquelle on doit s’abonner pour un prix assez modique. En matière de cinéma, Netflix et Disney+ font la pluie et le beau temps, dictent leurs règles, ils contrôlent à la fois la production et la diffusion. Mais tout cela évolue, certains vont peut-être se faire manger par Amazon qui possède en plus les canaux de diffusion. Les plateformes existent et sont incontournables : aujourd’hui il faut se battre pour qu’elles contribuent aussi à la création artistique.

Comment lutter ?
En France, on a le Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC), alimenté par une cotisation (la TSA) sur chaque entrée en salle : même un gros Blockbuster américain doit cotiser et finance ainsi la production française indépendante. En outre, une plateforme ne peut pas passer en ligne n’importe quoi n’importe quand : il existe ce qu’on appelle la « chronologie des médias » qui exige un délai (négociable) à partir de la sortie en salle, il faut donc négocier avec fermeté sur ces délais et sur d’autres points, comme c’est le cas en ce moment.

Y a-t-il des plateformes alternatives ?
Oui, par exemple Univerciné réservé aux producteurs indépendants, Cinéthèque pour des films plus anciens. Pour les films sociaux, on a Les Mutins de Pangée, qui font beaucoup de choses intéressantes et fonctionnent correctement. Évidemment, les moyens à leur disposition ne sont pas les mêmes que ceux des géantes américaines. Mais la question des moyens existait avant les plateformes. Pour quelqu’un comme moi, qui ne suis pas vraiment du « milieu », qui ne suis pas parisien (j’habite en Haute-Savoie, dans la vallée de l’Arve), qui ai une formation d’ingénieur en génie électrique et informatique industrielle, qui ai donc un pied dedans un pied dehors, la production matérielle d’un film relève toujours un peu d’une course d’obstacles, avec l’aide de structures très diverses.

« Les plateformes existent et sont incontournables : aujourd’hui il faut se battre pour qu’elles contribuent aussi à la création artistique. »

Que faut-il faire aujourd’hui ?
• Des films de qualité, moins stéréotypés. La désaffection provient aussi de l’inondation par des thématiques trop semblables, avec une surreprésentation des classes supérieures citadines, voire parisiennes. Des gens veulent aussi voir leur vie à l’écran et pas seulement des personnes qui ont un appartement avec vue sur la Tour Eiffel et qui roulent dans de beaux 4x4.
• Il faut garder ce qu’on appelle « l’exception culturelle française », qui permet un rapport de force. Si le cinéma italien a pu être cassé par Berlusconi, c’est aussi parce qu’il n’y avait pas là-bas l’équivalent du CNC.
• Enfin, il faut que le cinéma ne se diffuse pas que dans des lieux de « consommation » comme les multiplex (où, soit dit en passant, le coût de fonctionnement dû à une très forte consommation d’énergie est important) : il faut des lieux plus conviviaux, à taille humaine, liés à des animations.
Il faut toujours innover. Face aux évolutions, on doit garder des méthodes qui ont fait leurs preuves, mais aussi trouver d’autres voies, c’est un peu comme dans Reprise en main, le père (syndicaliste classique) et le fils (qui réussit un montage pour reprendre son entreprise menacée par les fonds de pension) n’ont pas agi de la même manière, mais le combat est fait dans le même esprit.

Décines, 3 novembre 2022.

Gilles Perret est réalisateur de documentaires et de fictions

Propos recueillis par Pierre Crépel.


ChatGPT, le chat intelligent révolutionnaire ?

Depuis sa publication en novembre par le groupe de recherche OpenAI, chatGPT est évoqué tous les jours dans la presse, sur les réseaux et dans les médias comme une intelligence artificielle (IA) qui va révolutionner le travail intellectuel. Qu’en est-il ?

ChatGPT se présente comme une interface de dialogue (un agent conversationnel) à travers laquelle une IA répond aux questions qu'on lui pose. Il semble avoir réponse à tout, pouvoir rédiger des poèmes dans le style d'Aragon, écrire du code informatique et semble interagir très naturellement avec les utilisateurs humains. Certains professent même le remplacement de la majorité des métiers intellectuels dans les prochaines années.
Avant cela, revenons-en aux fondamentaux de cette IA. La magie conversationnelle de ChatGPT repose sur un modèle prédictif de génération mot à mot. Très concrètement, le modèle prédit le mot le plus probable suivant le mot précédent en tenant compte du contexte de la phrase en cours et de la question. La puissance du modèle vient de la manière dont il réalise sa prédiction.
Un réseau de neurones (au sens mathématique) particulier constitué de 175 milliards de paramètres a été entraîné sur un jeu de données gigantesques puisqu'il est composé de l'ensemble de la base de connaissance Wikipedia, de millions de conversations issues d'Internet, de milliers d'ouvrages, etc. (ce qui pose des questions juridiques sur le droit d'auteur et le consentement des créateurs de contenu). Le coût de l'entraînement en calcul est très important et est aujourd'hui supporté uniquement par les grands groupes de la tech (Microsoft, Google, Amazon ou IBM) leur donnant un grand pouvoir sur ces technologies.
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’une fois l’entraînement fait, le modèle n’intègre pas les nouvelles conversations pour faire évoluer sa représentation du monde, cette représentation est figée. De plus, le modèle n'est pas connecté à une base de connaissance comme Wikipedia pour apporter une réponse.
Contrairement à un moteur de recherche qui répond à une question avec un ensemble de sources dans lesquels l'utilisateur va trouver sa réponse, chatGPT apporte une réponse humainement compréhensible qu’il ne va pas sourcer. Il est assez facile d'obtenir de lui des fausses informations tout simplement, car le modèle n'a pas conscience de ce qui est vrai ou vraisemblable, il essaie simplement de prédire le mot le plus probable qui suit. OpenAI a mis en place un certain nombre de filtres à la conversation pour limiter la production de fausses informations et le détournement du modèle (ce qui est appelé le jailbreak).
Cependant, un effort d'éducation pour l’utilisation et la compréhension de l’outil doit être aussi entrepris pour éviter la propagation d’erreurs énoncées par chatGPT. L'utilisateur humain doit aussi être vigilant au plagiat qui peut arriver lorsque le jeu de données lié à la question comporte peu d'exemples. Dans ce cas, le modèle prédictif va avoir tendance à reproduire ce qu'il a déjà vu et être peu créatif (peut-on parler de créativité pour des modèles d'IA sans conscience ?). Un problème plus important inhérent à tous les modèles d'IA actuels est celui des biais issus du jeu de données. En fonction des données récoltées et des filtrages qui y sont appliqués, le modèle va apprendre une certaine représentation du monde.
Un chercheur de cluster17 a par exemple montré après une série d'interactions que chatGPT possède le profil d'un « californien libéral mainstream et pragmatique ».
Maintenant la question est de savoir, est-ce que ChatGPT peut remplacer le travail intellectuel humain, autrement dit, est-ce que ce modèle que l'on présente comme une rupture technologique possède des capacités intellectuelles et créatives que l'on croyait réservées aux humains ?
Après cette brève présentation, il est clair que nous n'y sommes pas encore. Les problèmes conceptuels sont encore nombreux pour imaginer l'Homme remplacé par une IA forte (dotée de conscience et capable d'aborder un ensemble de problèmes généraux) dans un certain nombre de métiers créatifs et intellectuels. En revanche, il ne faut pas retirer la capacité transformatrice du travail de ce genre d'IA comme assistant de l'Homme, dans les activités de rédaction ou de production de codes informatiques à titre d'exemples.
ChatGPT est bien une étape technologique sans être une révolution.

Flavien Ronteix--Jacquet.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023