Par

Tandis que, sur fond de fin (temporaire ?) de crise sanitaire et de prémices d’une crise sociale, diverses tribunes appellent à ne pas oublier la crise écologique à venir, et que la convention climat issue de la crise des Gilets jaunes émet plusieurs centaines de propositions, deux ouvrages philosophiques, parus début 2019, nous appellent à réfléchir à notre rapport collectif à la nature et à la façon dont nous la percevons et la pensons.

Jacques Rancière, dans Le temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique, paru aux éditions La Fabrique, propose, à travers un essai sur un basculement esthétique, au XVIIIe siècle – l’intégration de l’art des jardins dans les beaux-arts – de revenir sur la signification du terme même de « nature » et sur le sens politique qui a pu alors être donné à sa représentation. Pierre Charbonnier, dans Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, paru aux éditions La Découverte, offre une histoire environnementale qui se revendique comme foncièrement politique. Alors que l’écologie est souvent présentée dans l’idéologie dominante comme opposée à la question sociale, ces deux lectures nous invitent, au contraire, à penser conjointement nature et liberté.

Les différents sens de la nature
Comme le rappelle en effet Jacques Rancière, à travers une lecture de textes anglais du XVIIIe siècle relatifs à des débats sur l’aménagement des jardins, à des descriptions de parcs et de peintures ou à des récits de voyage, la nature n’a pas toujours évoqué des images de verdure ; à l’époque classique, elle se définissait en effet comme « l’ensemble de l’univers », ou encore comme « une connexion ordonnée de causes et d’effets ». La nature n’était autre que la représentation d’une logique, par exemple celle des passions humaines. Or, en cette fin du XVIIIe siècle, alors que Kant inclut l’art des jardins dans les arts libéraux (ancêtres de l’art, qui se distinguent alors des arts mécaniques par leur finalité : ils sont considérés comme visant un plaisir détaché des simples besoins, par opposition aux arts mécaniques qui pourvoiraient aux besoins des hommes), la nature prend un sens nouveau, celui d’un « assemblage des arbres, des eaux et des rochers sur une étendue de terre », « ensemble d’effets qui n’obéissent à aucune volonté de réaliser un plan déterminé et brouillent la frontière même entre nature et art. »
Elle est alors identifiée par certains critiques d’art ou architectes de paysage, comme Richard Payne Knight ou Uvedale Price, à la liberté. Renvoyant dos à dos l’art des jardins « à la française » et ses allées rectilignes qui inscrivaient la grandeur du prince sur le sol, et les vastes perspectives des jardins « à l’anglaise » se structurant en lignes courbes en s’étalant sur les espaces autrefois partagés et désormais fermés par les barrières (enclosure, en anglais) des grands propriétaires, ces derniers vantent en effet la capacité de la nature à fusionner une infinité d’éléments constants et de circonstances accidentelles dans un ensemble ouvert à tous, sans ligne. Le poète William Wordsworth, au moment de la Révolution française, lit dans le spectacle de la nature – le jeu du vent sur les ormes, les fleurs des villages en fête et les vignes – un ordre fraternel fondé sur une nature qui dispense les mêmes biens à chacun, de façon égale ; pour le philosophe conservateur Edmund Burke, à l’inverse, le nouvel ordre des choses politiques en France est assimilé à la fin de la société naturelle où se mélangeaient, sans confondre les rangs, opinions et sentiments divers, et à l’irruption d’une violence qui trouble le bel équilibre des paysages comme des sociétés par sa législation égalitaire. Mais la liberté à l’anglaise revendiquée par Burke en occulte une autre, celle des levellers (niveleurs), les paysans insurgés du Midland de 1607 qui détruisirent poteaux et barrières pour s’opposer aux enclosures. Notre rapport à la nature a une histoire, voire plusieurs, qui opposent des libertés bien différentes, à travers leurs usages de la terre fondés sur la propriété ou sur le commun.

« Notre rapport à la nature a une histoire, voire plusieurs, qui opposent des libertés bien différentes, à travers leurs usages de la terre fondés sur la propriété ou sur le commun. »

Les combats des levellers contre les enclosures en rappellent d’autres, actuels, qui peuvent être considérés comme leur héritage : ceux des communautés indigènes d’Amérique latine en lutte contre les multinationales pétrolières et minières, des paysans ou des ONG qui assignent en justice des entreprises énergétiques, émettrices de gaz à effet de serre, ou les États qui ne les en protègent pas, etc. Il existe bien en effet une contre-histoire de la pensée politique, faite de luttes et de théorisations qui ont allié aux revendications de liberté le souci de la prise en compte, des caractéristiques matérielles du monde et de notre rapport collectif à la nature ; telle est la démonstration de Pierre Charbonnier dans son ouvrage qui propose un panorama historique de l’histoire de la pensée politique de la liberté, au prisme de la question matérielle, depuis le XVIIe siècle, « c’est-à-dire bien avant que la nature ne fasse l’objet d’une réévaluation éthique à des fins de conservation et de patrimonialisation, bien avant que les dégradations imposées au milieu ne suscitent une réaction empathique et esthétique ». Selon lui, à cette époque, la pensée politique n’est pas en effet coupé du rapport collectif au monde ; chez Grotius ou chez Locke, ce sont bien en effet la disposition des terrains et la question de la propriété des mers qui sont à l’origine de la constitution du droit international et du droit naturel modernes. Mais ce n’est qu’au XVIIIe siècle que s’élabore véritablement l’alliance entre la liberté et l’abondance, qui a structuré la modernité politique « dont nous vivons actuellement les derniers jours », avec la pensée d’un lien intrinsèque entre une prospérité conquise par l’optimisation des dispositifs de production et la protection des droits individuels et collectifs gagnée à travers la limitation de l’arbitraire politique. Pour Adam Smith, qui formule ainsi le « pacte libéral » encore dominant actuellement, la recherche de l’optimisation du rendement du travail et la valorisation maximale des dons rares de la nature sont la condition de la liberté de l’homme, puisqu’il lui permet d’éviter le manque de ressources disponibles. Pourtant, l’explicitation libérale de la croissance européenne est largement erronée : cette dernière repose moins sur la disparition des freins à la circulation des marchandises qu’à l’accroissement de la quantité brute de matières premières et de la mise à disposition d’une main-d’œuvre peu coûteuse, au sein de sociétés esclavagistes.

La question sociale ne s’oppose pas à la préservation de la nature
Mais ce qui intéresse Pierre Charbonnier, c’est la « vision des vaincus », par exemple celle des physiocrates, puis celle des socialistes. Les premiers, comme Quesnay, développent la conception conservatrice d’un capitalisme non marchand, qui reposerait principalement sur la gestion locale de la terre agraire, où la science serait mise en œuvre par des administrateurs issus de l’aristocratie. Leur exemple permet de pointer l’existence, dans l’histoire environnementale, d’autres types de domination que la domination libérale (qui coexistent aujourd’hui avec elle, avec l’émergence de l’« écologie identitaire » et du localisme) : une domination conservatrice, qui conserverait les hiérarchies issues des sociétés agraires. Les seconds, par exemple avec Proudhon, ont relevé le paradoxe d’un pacte libéral qui notamment, à travers la logique des prix, produit la rareté en même temps que l’abondance, et, du fait de l’inégale distribution des bénéfices du progrès, compromet l’accès à la liberté ; plus encore, ils ont permis de développer la capacité collective à identifier une menace, à définir le sujet collectif qui se lève contre elle, et à faire de cette mise à l’épreuve l’occasion d’une reformulation de l’idéal de liberté des égaux.

« Il existe une contre-histoire de la pensée politique, faite de luttes et de théorisations qui ont allié aux revendications de liberté le souci de la prise en compte de notre rapport collectif à la nature. »

Contrairement au récit dominant dans l’histoire environnementale, qui a conduit beaucoup de journalistes ou de commentateurs à accepter comme une évidence l’opposition, pourtant caricaturale, entre le mouvement des gilets jaunes et le souci écologique, la question sociale ne s’oppose pas en effet à la préservation de la nature. Bien au contraire – et même si l’auteur évoque un « rendez-vous largement manqué » entre la pensée socialiste et la question de la nature – c’est cette question sociale qui peut encore, selon lui, dans ce moment de crise environnementale majeure, fournir des repères pour l’élaboration d’une réponse politique à la crise environnementale. Il n’est pas étonnant dès lors que la convention climat ait débattu de l’adoption de la semaine des 28 heures, hélas rejetée au nom de la crise économique : le principe d’égalité a toujours noué des liens étroits avec les conditions dans lesquelles s’opère la transformation consciente du monde. À l’inverse, à l’heure où les grandes multinationales repeignent de vert leur fonctionnement destructeur pour les hommes comme pour leur environnement, et que les tenants du capitalisme vert prônent des « alliances pragmatiques » avec des mairies de droite qui mettent en place des jardins partagés et des cantines bio, envisageant de « souples » « arcs écolos », l’ouvrage de Pierre Charbonnier dresse un constat sans appel : l’économie de marché n’est pas compatible avec les exigences environnementales, et l’assemblage et la circulation des capitaux ne peuvent pas intégrer les normes environnementales. Il appelle également à une redéfinition du sujet collectif comme de nos lois et de nos institutions, voire du langage politique, qui restent profondément liés à des formes d’appropriation du sol et de gestion des ressources aujourd’hui caduques.

Marine Miquel est coresponsable de la rubrique Lire-Critiques.

Cause commune n°18 • juillet/août 2020