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Le concept de nation occupe une place centrale dans le débat public actuel. Les forces politiques et sociales qui se réclament de la gauche et du mouvement ouvrier ont aujourd’hui des conceptions différentes sur l’attitude à adopter par rapport à la pertinence du cadre national. Dans Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialismes à la Belle époque (Fayard, 2021), Jean-Numa Ducange revient aux origines de ce débat, en particulier dans les mondes germanophones des années 1848 aux lendemains de la Première Guerre mondiale.

Entretien avec Jean-Numa Ducange

Les social-démocraties du monde germanophone ont formulé des propositions politiques pour répondre aux questions posées par la combinaison entre une idéologie internationaliste revendiquée et les réalités « nationales », avec un écho à l’échelle internationale. Quelles sont-elles ?

Lorsque le mouvement ouvrier commence à avoir une véritable implantation dans plusieurs pays européens – en gros lorsqu’il relève la tête dix ans après l’écrasement de la Commune de Paris dans les années 1880 –, c’est en effet dans le monde germanophone (Empire allemand et dans la partie autrichienne de l’Empire austro-hongrois) qu’il est le plus fort et le plus implanté. Or ces pays sont concernés par des problématiques spécifiques de nationalités, qui obligent les socialistes à se positionner sur les questions nationales, qui font l’objet très tôt d’intenses débats. Ainsi au moment où, en France, Ernest Renan pose sa célèbre question : « Qu’est-ce qu’une nation ? », les socialistes doivent aussi y répondre. La difficulté est réelle car, au départ, nombre d’entre eux pensaient que le développement du capitalisme et l’industrialisation allaient progressivement faire sauter les frontières, préparant en quelque sorte mécaniquement le prolétariat à être internationalisé. Or ils ne peuvent que constater rapidement que la question nationale ne saurait être résolue aussi aisément. D’où des prises de position diverses qui vont de l’internationalisme le plus radical (une négation des problématiques des nationalités, perçues comme des concessions inacceptables à la bourgeoisie) à un nationalisme sans complexe, vantant la supériorité des peuples germanophones, qui se rapprochent des perspectives de la droite nationaliste alors en pleine effervescence. Entre les deux existe toute une gamme de positions diverses ; parmi les plus intéressantes, on doit noter

le courant « austro-marxiste » venu, comme son nom l’indique, d’Autriche, qui cherche à combiner une perspective de coexistence entre les différents peuples avec les légitimes aspirations de défense des cultures nationales. J’ai essayé de mettre en valeur dans mon livre ces différentes conceptions, les enjeux de ce débat mais aussi les appropriations par des groupes militants au-delà des débats théoriques. Il existait, bien sûr, des contributions sur tel ou tel marxiste et la question nationale, mais souvent en étudiant uniquement tel ou tel auteur. Évidemment, j’inscris ces débats avec nos interrogations présentes : la nation persiste malgré la mondialisation, malgré sa disparition annoncée, etc. Vieux débat, donc, qui revient dans le contexte de la crise de l’Union européenne. Mais en même temps, en historien, je ne délaisse aucune position émise à l’époque, y compris quand elle pose problème : nationalisme ou négation absurde de toute réalité nationale, antisémitisme et naissance du sionisme socialiste, doutes sur le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui a plutôt tendance à nous sembler évident aujourd’hui.

« Le courant “austro-marxiste” cherche à combiner une perspective de coexistence entre les différents peuples avec les légitimes aspirations de défense des cultures nationales. »

La nation ne fait pas seulement l’objet de débats mais également d’appropriations par les symboles et par l’histoire. Les mondes ouvriers sont ainsi sensibilisés à une autre vision de la nation portée par les socialistes. Comment cela se produit ?

En effet, autant les débats théoriques sont de première importance et ne sauraient être négligés, autant il faut aussi, dans une étude qui prétend analyser la façon dont les socialistes pensent la nation, voir comment les militants pouvaient concrètement se l’approprier. L’écrasante majorité du milieu polarisé par le mouvement ouvrier ne s’intéresse que marginalement aux débats, parfois de très haut niveau, entre leurs dirigeants. En revanche, nombre d’entre eux sont socialisés dans des empires regroupant des nationalités différentes (tout particulièrement en Autriche, avec la forte présence des Tchèques, par exemple). Dans ce contexte, l’histoire nationale est un enjeu. Pour les socialistes, il faut montrer que les combats du présent sont légitimés par l’histoire, pour leur donner plus de force.

« Il existe une République d’ordre et coloniale pour certains ; mais pour d’autres, qui se réclament tout autant ardemment de la République comme Jaurès, c’est précisément en prenant au mot la promesse d’émancipation que représente l’héritage révolutionnaire et républicain qu’ils parviennent à mettre en pratique concrètement un internationalisme respectueux des différents peuples. »

Bien sûr, l’histoire des révoltes et des révolutions est importante pour eux : il faut se souvenir de 1848, de la Commune de Paris de 1871 et de son influence internationale, etc. Mais ils vont plus loin : sans théoriser explicitement une appropriation du passé national, ils la pratiquent ardemment en se saisissant d’emblèmes de la culture nationale pour les réinscrire dans une longue tradition progressiste. Dans le monde germanophone, cela passe, par exemple, par une appropriation systématique de la figure de Schiller – poète allemand célébré alors très officiellement par les autorités – qu’ils « gauchisent » en quelque sorte pour ne pas le laisser aux classes dominantes. Chez les peuples minoritaires de l’empire, on retrouve des processus semblables, avec des références historiques parfois lointaines mais qui – justement parce qu’elles sont anciennes – permettent de légitimer leurs combats. En gros, il est dit, à travers une vaste propagande : « Nous, socialistes, nous nous battons aujourd’hui pour les intérêts des exploités comme jadis d’autres combattants depuis le Moyen Âge. » Ainsi les Tchèques s’emparent-ils d’un certain Jan Zizka, emblème de l’aile égalitaire et « présocialiste » du XVe siècle, qui avait déjà prôné l’égalité sociale. Tout cela peut sembler symbolique et formel mais, à étudier les sources de l’époque, les réunions de militants et l’enthousiasme que cela suscite chez de larges fractions des milieux populaires politisés, c’est en réalité une dimension essentielle : c’est au cœur du socialisme organisé qu’est née l’idée de produire une « histoire populaire » dont la finalité est militante, une histoire alternative à celle diffusée par les classes dominantes.

« Des prises de position diverses qui vont de l’internationalisme le plus radical à un nationalisme sans complexe. »

Le socialisme d’avant 1914 est-il géographiquement circonscrit aux pays occidentaux ? Comment Marx et ses continuateurs pensent-ils les espaces extra-européens alors désignés sous le vocable d’« Orient » (Inde, Chine, Égypte, Maroc, etc.) ?

Le socialisme d’avant 1914 reste largement européen et préoccupé de politique à l’échelle européenne. Néanmoins, il est largement faux et erroné de n’y voir qu’un monde ignorant d’autres réalités. En sciences humaines, depuis L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident d’Edward Saïd (Seuil, 1980), il est de bon ton chez certains de fustiger le côté purement occidental et européocentré du socialisme. En réalité, c’est largement méconnaître les faits et se fonder uniquement sur une partie des réalités de l’époque. Déjà, si le pari historique de Marx a été pendant longtemps la révolution en Europe de l’Ouest, il s’ouvre à partir des années 1860 à d’autres horizons ; et les dernières années de sa vie manifestent un intérêt pour les populations non européennes. En faire quelqu’un de préoccupé avant tout par les problématiques nationales et anticoloniales n’aurait pas de sens, mais affirmer qu’il n’a jamais véritablement avancé sur ce terrain est factuellement faux.

D’une certaine manière, on peut appliquer la même remarque aux puissants partis socialistes occidentaux avant 1914. La révolution russe de 1905, notamment, souvent méconnue (elle a été largement reléguée par celle de 1917), marque un infléchissement net et le début d’un cycle de révoltes et d’émergence de nouveaux régimes politiques (révolution constitutionnelle iranienne en 1906, Jeunes-Turcs en 1908, première République chinoise en 1911) qui intéresse de nombreux dirigeants socialistes et qui interpelle des fractions non négligeables de militants. Il y a un véritable décentrement et une prise en compte des nouvelles réalités, et pas uniquement dans l’aile gauche de l’Internationale. Certains perçoivent déjà de manière très lucide la force des révoltes anticoloniales à venir. Lénine, de ce point de vue, a compris très tôt la force propulsive des peuples dominés. Mais – la chose est beaucoup moins connue – l’Autrichien Otto Bauer publie en 1912 un texte assez incroyable sur les modalités des soulèvements des peuples colonisés. Comme si, d’une certaine manière, sa connaissance des réalités multinationales dans l’Empire autrichien lui avait permis d’entrevoir les réalités coloniales extra-européennes. Jaurès en France parvient à des conclusions moins avancées mais relativement proches en partant du républicanisme.

« La révolution russe de 1905, notamment, marque un infléchissement net et le début d’un cycle de révoltes et d’émergence de nouveaux régimes politiques qui intéresse de nombreux dirigeants socialistes et qui interpelle des fractions non négligeables de militants. »

Votre livre évoque très largement les social-démocraties germanophones. Quelles sont les réflexions des socialistes français sur la nation ?

Les Français ont un rapport très différent à ces questions que leurs camarades à Vienne, Berlin, Prague, Budapest ou même qu’à Varsovie et Moscou. Le vaste débat sur la question des nationalités, omniprésent dans les grands empires du continent, ne peut se poser de la même manière dans la République unitaire. De façon significative, le débat sur les thèses d’Otto Bauer par exemple n’a qu’un écho très marginal là où il déclenche un vaste débat dans la social-démocratie russe. Staline rédige son premier texte théorique d’envergure en réaction à Bauer (Le Marxisme et la question nationale, 1913) ; aucun dirigeant socialiste français ne propose alors une quelconque contribution à ce débat. Pourtant, il existe certains points communs dans la démarche : au même titre que les sociaux-démocrates allemands, les Français choisissent dans l’ensemble d’investir l’espace national et son histoire pour le « gauchir » en quelque sorte. La tradition révolutionnaire fonctionne ici à plein : 1789, 1830, 1848, 1871 ; le socialisme doit s’inscrire dans le cycle révolutionnaire. Sur un autre point, la question coloniale, la nation est décisive. Je ne dis pas cela pour céder à l’effet de mode lié au regain d’intérêt pour l’histoire coloniale et impériale ; le débat est très présent au début du XXe siècle et permet de mieux comprendre les spécificités du socialisme français. Pour qui examine les choses de près, l’idée selon laquelle les socialistes républicains sont « orientalistes », défenseurs du colonialisme, voire racistes, ne tient pas. Les lignes de clivage sont complexes, car, dans le cas français, les plus à gauche, voire les plus revendiqués marxistes, ne sont pas nécessairement ceux qui sont le plus anticolonalistes. Jean Jaurès – ardent colonialiste dans sa jeunesse – se montre de plus en plus critique de l’ordre colonial, se défait de préjugés hostiles à l’égard des peuples non européens, et se situe sur ce point plutôt dans la gauche du socialisme international. La promesse universelle de la République permet à Jaurès de tenir compte des multiples réalités nationales. Il existe une République d’ordre et coloniale pour certains ; mais pour d’autres, qui se réclament tout autant ardemment de la République comme Jaurès, c’est précisément en prenant au mot la promesse d’émancipation que représente l’héritage révolutionnaire et républicain qu’ils parviennent à mettre en pratique concrètement un internationalisme respectueux des différents peuples. L’universalisme devient ici un des outils de la critique anticoloniale.

« C’est au cœur du socialisme organisé qu’est née l’idée de produire une “histoire populaire” dont la finalité est militante, une histoire alternative à celle diffusée par les classes dominantes. »

Les tentatives de définition théorique et pratique de la nation par le mouvement socialiste sont-elles bouleversées par la Première Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre ?

Le déclenchement de la guerre puis, plus encore, la révolution russe de 1917 bouleversent les perspectives. Certes, en 1914, les nationalismes semblent avoir triomphé. Mais le dégoût de la guerre à partir de 1915-1916 et la vague révolutionnaire à partir de 1917 amènent des franges croissantes du mouvement ouvrier à opter pour un internationalisme radical. Le mot d’ordre du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes » est sur toutes les lèvres alors qu’il était loin de faire l’unanimité avant 1914. Les peuples opprimés sont invités par les communistes à briser les empires dans lesquels ils évoluent pour réclamer leur indépendance. Dans ce contexte, le changement le plus important vient évidemment du fait que de nombreux socialistes sont au pouvoir ; outre les bolcheviks à Moscou, les sociaux-démocrates allemands et autrichiens, farouchement hostiles à la révolution russe, se retrouvent à la tête de nouvelles Républiques. Tous sont obligés désormais d’ajuster leurs théories d’avant-guerre à la pratique concrète. Du côté des germanophones, c’est la fin d’un vieux rêve, celui d’une grande République allemande, qui était né sur les barricades de 1848 : l’Autriche est séparée de l’Allemagne, les alliés voulant empêcher la reconstitution d’une grande Allemagne trop puissante. Même les communistes au départ rêvaient d’une « Grande République allemande rouge ». Les nationalistes nazis capteront ultérieurement cet héritage en jouant sur les frustrations de cette période : c’est peu connu en France, mais « l’Anschluss » (le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne) était souhaitée dans un sens progressiste par la gauche pour éviter de fractionner les peuples… Mon ouvrage se termine au début des années 1920, à une époque où la vague révolutionnaire reflue, et au moment où les sociaux-démocrates perdent le pouvoir. La question majeure de la nation refait surface, passé le grand enthousiasme d’une République soviétique mondiale, qui n’a pas pu se concrétiser hors des frontières de l’ancien Empire tsariste. Désormais, le statut de la nouvelle Allemagne, qui subit le traité de Versailles, est ambivalent, surtout lorsque les troupes françaises occupent la Ruhr pour faire payer les réparations à Berlin : l’Allemagne n’est-elle pas devenue une nation opprimée ? Si oui, ne peut-on pas la défendre à ce titre ? Les communistes allemands débattent d’une telle opportunité. Et, à nouveau, se pose la question de s’approprier la nation pour ne pas la laisser à l’adversaire… Jusqu’où et à quelles conditions ? Le débat envenime le jeune parti communiste allemand. C’est là où ce moment d’histoire nous impose de continuer à penser une nation alternative, faute de quoi le nationalisme « pur » triomphe, comme le montreront tragiquement l’essor et le triomphe du nazisme en Allemagne et en Autriche.

Jean-Numa Ducange est historien. Il est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Rouen.

Propos recueillis par Florent Godguin.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021