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Mehmed Sükrü Hanioğlu, professeur d’histoire ottomane tardive au département des études du Proche-Orient de Princeton, a publié en 2011 une biographie intellectuelle de Mustafa Kemal, fondateur de la République turque. Elle a été traduite en 2015 par l’historien turcologue de l’EHESS, Emmanuel Szurek. Spécialiste reconnu de l’histoire intellectuelle des Jeunes Turcs, Hanioğlu a fait sa thèse de science politique sur un des fondateurs du Comité union et progrès, Abdullah Cevdet. Cette biographie entre donc en continuité avec ses travaux sur les Jeunes-Turcs amorcés dans les années 1980.

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Le statut mythique de Kemal en Turquie rend délicat tout projet biographique, le faisant trop souvent dériver vers le genre hagiographique. C’est principalement ce que Hanioğlu a cherché à éviter. En historicisant la figure d’Atatürk, en réinscrivant l’homme dans son contexte, il arrive à se détacher de l’image du héros national infaillible et de sa portée presque prophétique, pour découvrir l’homme d’État radicalement pragmatique, hostile à tout dogme. Hanioğlu écrit donc une biographie intellectuelle d’un homme qui n’était certainement pas un intellectuel, bien qu’il soit toujours présenté comme un prince philosophe par les partisans zélés du kéma­lisme. C’est parce que Kemal n’a pas cherché à cons­truire rigoureusement une idéologie que le sens même du kémalisme, souvent si dogmatique, est en réalité si divers. À grand renfort d’archives personnelles, de correspondances ou même d’annotations à la marge des livres que Kemal a lus, Hanioğlu parvient à constituer une œuvre très claire, synthétique et abordable, qui nous permet facilement de comprendre les grands traits de la pensée d’Atatürk, de la saisir dans son contexte et ainsi nous défaire de sa stature de sauveur suprême omniscient.

« Hanioğlu nous permet facilement de comprendre les grands traits de la pensée d’Atatürk, de la saisir dans son contexte et ainsi nous défaire de sa stature de sauveur suprême omniscient. »

Une hostilité envers l’occident
Atatürk possède beaucoup de caractères communs à bon nombre de Jeunes-Turcs : il est né en 1881 à Salonique, cœur de l’Empire ottoman, cosmopolite, moderniste et fortement transformée par les réformes du Tanzimat. C’est là qu’a lieu en 1908 la révolution jeune-turque. Mais c’est là aussi que Kemal se rend compte de l’échec de l’identité impériale ottomaniste, notamment après la perte de la Macédoine en 1912. Kemal entre ensuite au collège militaire à Salonique, puis à l’école des cadets de Monastir, avant d’intégrer l’école de guerre d’Istanbul. Il fait donc partie de cette jeune élite militaire ottomane, modernisée, occidentalisée et fortement imprégnée par le modèle allemand. Il adopte là sa vision scientiste, social-darwiniste, très élitiste, inspirée par Gustave Le Bon qui a profondément marqué sa génération. De plus, cette Macédoine ottomane, haut lieu de tensions communautaires avant d’être le cœur des opérations des guerres balkaniques, a fait naître le mouvement turquiste, issu du refus d’un cosmopolitisme impérial perçu comme injuste pour les musulmans. C’est ce que développent les Jeunes-Turcs et ce qui est continué par Atatürk sur un critère proprement ethnique, voire racial. Ce turquisme rend Kemal hostile à l’Occident, alors même qu’il souhaite occidentaliser la Turquie. En soi, il veut mener la Turquie au niveau des grandes puissances européennes, mais s’oppose en même temps à leur ingérence et à leurs intérêts en Turquie. C’est ce qui a pu être perçu, notamment par les mouvements nationalistes anticoloniaux, comme une position anti-impérialiste de principe, voire un rapprochement idéologique avec le mouvement communiste. En réalité il n’en est rien. Si Kemal s’allie avec la Russie soviétique naissante de Lénine, ce n’est qu’une alliance pragmatique de circonstance, qui aboutit au traité de Moscou en 1921 et permet à Kemal de gagner la guerre face à la Grèce, soutenue par les puissances impérialistes française et surtout britannique. Les discours de Kemal en faveur d’un type de communisme musulman ne sont qu’un effet rhétorique. Le véritable modèle qu’il a pu avoir, c’est celui du Japon, avec la victoire japonaise face à la Russie en 1905, qui a ébranlé le monde et son paradigme de l’Européen supérieur. Le Japon sous l’ère Meiji a réussi à se moderniser lui-même, tout en gardant son intégrité, son indépendance, afin de devenir une grande puissance au même titre que les autres. C’est certainement l’exemple contemporain japonais qui a le plus fortement marqué Mustafa Kemal selon Hanioğlu.

L’instauration d’un régime laïque
Hanioğlu s’intéresse également au rapport de Kemal à la religion. Ce sujet est fondamental pour comprendre les ambitions de Kemal afin de construire un État turc moderne laïque. Mais c’est aussi une préoccupation actuelle, du fait de la remise en cause de ce modèle turc de laïcité, par le pouvoir islamo-conservateur d’Erdoğan. Selon le parcours retracé par Hanioğlu, Atatürk se serait construit en opposition à la religion musulmane, perçue comme un frein à la modernité, mais aussi au nationalisme turc. Dans ses considérations historiques turquistes et scientistes, Kemal voit l’islam comme un élément étranger, arabe, anachronique pour ses projets, car il maintiendrait la population dans les dogmes du passé. La jeunesse salonicienne de Kemal de l’école dönme au collège militaire, puis sa sociabilité militaire jeune-turque l’ont très tôt défait de la tradition musulmane, pour devenir fervent adepte du Vulgärmaterialismus allemand théorisé notamment par Ludwig Büchner. Ce matérialisme allemand, radical et simpliste, a finalement de plus grandes répercussions politiques dans l’Empire ottoman tardif qu’en Allemagne. Dans une perspective très élitiste, il considère comme étant une nécessité nationale d’éclairer les masses à ce propos, mais toujours avec un grand pragmatisme. Son hostilité à l’islam ne l’empêche pas de prendre le titre de Gazi (« victorieux ») dans sa titulature, d’instaurer une solennité islamique lors des séances de la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT) d’Ankara, de se présenter comme le défenseur du califat et ainsi être perçu comme un héros musulman à travers le monde après avoir gagné la guerre gréco-turque en 1922. Tout comme son rapprochement avec le bolchevisme, ce n’est là que du pragmatisme radical. Dans les circonstances des années 1919 à 1922, il avait tout autant besoin de cette légitimité religieuse pour rallier la population anatolienne, que des roubles-or de Moscou pour gagner la guerre. Ce n’est qu’une fois la guerre gagnée et le traité de Lausanne signé en 1923 que Mustafa Kemal, fort de sa légitimité militaire en tant que héros national, peut s’atteler à défaire de la jeune république turque tout héritage ottoman et tradition musulmane. Après avoir ardemment défendu le califat pour le séparer du pouvoir temporel du sultan (et ainsi évincer politiquement celui-ci) en 1922, Kemal abolit le califat en 1924. Kemal dispose progressivement d’une suprématie absolue sur la Turquie : il contrôle l’Assemblée et le Parti républicain du peuple, de facto parti unique. Cela lui permet alors de s’atteler à la progressive sécularisation du pays. Contrairement aux réformateurs ottomans, il ne souhaite en aucun cas garder les vieilles institutions aux côtés des nouvelles : il lui faut faire table rase. Cela passe par l’instauration d’un régime laïque, mais aussi la création d’une histoire officielle proprement turque, préexistant largement l’histoire islamique (vue comme une parenthèse obscure de la nation turque) et trouvant ses racines chez les Hittites. Kemal devenu Atatürk rompt alors radicalement avec toute référence arabe, ottomane et musulmane, et se pose ainsi en centre de la civilisation européenne, se considérant à l’origine de la civilisation grecque par exemple. C’est là toute la logique turquiste qui mène aussi au changement d’alphabet en 1928, entraînant également de profondes transformations dans la langue turque visant à la « turciser » des éléments arabes et persans (jusqu’à l’absurde).

« Il veut mener la Turquie au niveau des grandes puissances européennes, mais s’oppose en même temps à leur ingérence et à leurs intérêts en Turquie. »

Kemal et le génocide arménien ?
C’est donc le portrait d’un homme radicalement pragmatique que nous dresse Hanioğlu, l’unique but pour Atatürk étant la création d’un État-nation turc moderne, guidé par la science, sans aucune autre ambition théorique. Hanioğlu met largement l’accent sur le contexte politique, social et intellectuel de Mustafa Kemal, afin d’historiciser le personnage mythique d’Atatürk. Pourtant, si ce contexte apparaît si important pour comprendre les ambitions du fondateur de l’État-nation turc, nous pourrions nous demander pourquoi il n’est fait quasiment aucune mention du sort des populations arméniennes, orthodoxes ou assyro-chaldéennes, dont les massacres et l’échange de populations de 1923 paraissent quelque peu esquivés. Nous pouvons éventuellement comprendre que, pour des raisons scientifiques, l’enjeu du génocide arménien (ou pontique) soit écarté, néanmoins il aurait été intéressant de comprendre quelle était la position de Kemal par rapport à cela, mais aussi de cerner l’importance de « l’ingénierie démographique » dans la construction d’un État-nation « ethniquement homogène ».

Lukas Tsipios est étudiant en histoire contemporaine à l’École normale supérieure.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018