Les communistes ont joué un rôle majeur dans la lutte pour la décolonisation de l’Algérie. Pour autant, l’intégration de la lutte indépendantiste au sein des combats menés par le PCF et la CGT n’a pas toujours été sans heurts. Entretien avec Alain Ruscio
Comment les acteurs des luttes anticoloniales, en particulier les Algériens que vous avez beaucoup étudiés, se sont-ils engagés au PCF et à la CGT ?
Alain Ruscio : Avant d’aborder le rôle de ces organisations, faisons un rapide tour d’horizon de la situation générale de l’immigration dans le système capitaliste français. Le premier recrutement d’immigrés venus des colonies a commencé avant la Première Guerre mondiale, essentiellement pour avoir une main-d’œuvre très bon marché pour les industries. Dès les années 1912-1913, on voit arriver des ouvriers algériens qui sont presque toujours des Kabyles. Ils vont être soumis à une exploitation extrêmement violente. Ces ouvriers sont issus d’une paysannerie analphabète, pas encore familiarisée avec les luttes sociales, mais leur entrée en contact avec les syndicalistes amène un certain nombre d’entre eux à entrer en lutte. Dès 1915, des ouvriers agricoles marocains font une première grève. Il y aura ensuite, dans l’entre-deux-guerres, toute une série de grèves chez les mineurs de la Loire, du Gard et de l’Aveyron, fin 1928. Les Algériens y figurent en grand nombre. L’Humanité ouvre ses colonnes à un jeune syndicaliste, Benoît Frachon, qui signale : « La grève est totale dans tous les puits. Il n’y a pas de défection parmi les mineurs coloniaux et étrangers » (28 décembre 1928).
« Les combats du mouvement ouvrier français, du PCF, de la CGTU, se sont toutefois heurtés au racisme qui a marqué toute la période coloniale. »
Parallèlement, le mouvement ouvrier français a essayé d’organiser les immigrés venant des colonies. Le Parti socialiste, pour sa part, ne fait absolument rien dans ce domaine. Les seuls qui ont la volonté d’organiser les travailleurs coloniaux sont les communistes, notamment par le biais de ce qui s’appelait à l’époque la CGTU (en 1921, le mouvement syndical a été coupé en deux, il y avait l’ancienne CGT contrôlée par les socialistes et la CGT « unitaire » fondée par les communistes avec à l’origine un certain nombre d’anarchistes). Par-delà le seul mouvement ouvrier est née en 1926 l’Étoile nord-africaine, avec en son sein le rôle moteur d’un militant aujourd’hui oublié, membre du comité central du PCF, qui s’appelait Abdelkader Hadj Ali. Il prendra rapidement comme adjoint Messali Hadj, qui lui succédera à la tête de l’organisation. Messali Hadj fut un court moment membre du PCF, avant de le quitter pour centrer son action sur le seul combat nationaliste. L’Étoile nord-africaine a ensuite mené un combat que l’on peut qualifier de parallèle à celui du mouvement ouvrier français, avant de s’en séparer durant le Front populaire, dont elle jugeait la politique trop timide. Au passage, le suivisme du PCF en ce domaine a également provoqué des désillusions chez les colonisés, source d’un certain anticommunisme.
Les combats du mouvement ouvrier français, du PCF, de la CGTU, se sont toutefois heurtés au racisme qui a marqué toute la période coloniale. On retrouve, en particulier dans L’Humanité ou dans la Vie ouvrière (la Vie ouvrière était restée l’hebdomadaire de la CGTU), beaucoup d’articles qui dénonçaient le racisme. Cela montre que le combat contre le racisme n’a jamais été acquis facilement. Au sein même du mouvement communiste ou du mouvement syndicaliste, certains, y compris parmi les ouvriers, conservaient des conceptions racistes et il fallait vraiment se battre contre cela. L’antiracisme a toujours été le fruit d’un combat, il n’a jamais été spontané.
« L’antiracisme a toujours été le fruit d’un combat, il n’a jamais été spontané. »
Malgré les limites déjà soulignées de son programme, Le Front populaire a été une période de participation très importante des migrants maghrébins aux luttes. On les voit d’ailleurs sur beaucoup de photos participant aux manifestations de l’époque, le poing levé. En 1935, on assiste à la réunification syndicale : la CGTU disparaît pour se fondre dans la CGT. Au sein de la CGT, les socialistes sont encore majoritaires et les communistes forment une minorité très active.
En 1945, les communistes, en raison du rôle prestigieux qu’ils ont joué pendant la guerre et dans la Résistance, vont très nettement dépasser le Parti socialiste, que ce soit en nombre d’adhérents ou en matière d’audience au sein de la population (à la Libération, lors d’élections, le PCF compte 25 % des voix). Le PCF va de fait diriger une CGT forte d’environ cinq millions d’adhérents. À sa tête, Benoît Frachon qui sera le grand homme de l’histoire de la CGT. La CGT continue à organiser les ouvriers coloniaux, en particulier les Algériens avec la volonté non seulement de les faire participer aux luttes mais aussi d’en faire des responsables syndicaux. C’est seulement au sein de la CGT qu’il y aura des délégués syndicaux issus de l’Afrique du Nord, principalement des Algériens. Nombre d’élus CGT participeront aux luttes et organiseront même les luttes.
« Les « porteurs de valises » se sont mis au service de la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN). »
Puis arrive la guerre d’Algérie. Là, on peut parler d’un vrai malaise. Les syndiqués et les communistes algériens en métropole, qui étaient assez nombreux, constatent avec déception que le PCF ne se rallie pas immédiatement à la notion d’indépendance. Malaise évidemment accentué au moment du vote des pouvoirs spéciaux en mars 1956 : un grand nombre de militants communistes algériens quittent le PCF. Cela n’enlève rien aux luttes menées en permanence par le PCF et la CGT, luttes d’abord très minoritaires. La majorité des Français et des ouvriers continuent de penser que l’Algérie constitue une partie des départements français. Il faut bien se remettre dans les conditions de l’époque. Et puis on ne peut oublier un phénomène qui a été nié à l’époque, mais qui est absolument incontestable, étayé sur de nombreux témoignages : le racisme n’a épargné ni la classe ouvrière, ni sans doute des adhérents du PCF et de la CGT. Ce fut donc un combat pas à pas, difficile, et qui a nécessité un travail de conviction au jour le jour pour mobiliser. En définitive, si la lutte du peuple français n’a pas été le facteur principal de la victoire finale du peuple algérien, elle a été un facteur parmi d’autres.
Et qu’en est-il des porteurs de valises que l’on trouvait aussi au sein du PCF et de la CGT ?
A. R. : Sur ce point les directions du PCF et de la CGT étaient sur la même ligne, à savoir que ce qu’ils privilégiaient, c’était ce qu’ils appelaient le « travail de masse », c’est-à-dire essayer de convaincre les gens un par un, de les amener à prendre position pour la paix en Algérie, pour l’indépendance de l’Algérie, etc. Un certain nombre de militants cégétistes ou communistes mais il y en avait beaucoup d’autres, des chrétiens en particulier, ont considéré que le travail de masse était insatisfaisant et pas assez efficace. Ils ont donc voulu apporter une aide concrète. On les a appelés les « porteurs de valises ». Ils se sont mis au service de la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN). Être porteur de valise cela signifiait faire franchir les frontières, dans des valises ou dans des sacs « neutres », à des sommes importantes puisque le FLN organisait des collectes auprès de tous les Algériens de France. Pour les Algériens, bien sûr, cela n’était pas facile puisque les policiers étaient partout. Cette tâche revenait donc aux Européens. Les porteurs de valises fournissaient également des « planques », puisque les militants du FLN, pourchassés par la police, ne pouvaient pas aller dans les hôtels meublés algériens. Des Français, sympathisants de la cause indépendantiste, leur trouvaient des hébergements, leur permettaient de se déplacer en voiture, les nourrissaient. C’était vraiment une sorte de logistique au service du FLN. De la part de la direction du PCF, il y a eu une mauvaise compréhension de ces actions. Dans un premier temps, elle a refusé cette forme de lutte qu’elle assimilait à une sorte d’individualisme petit-bourgeois, il y a donc eu d’abord une méfiance. Il a été demandé à un certain nombre de communistes, une fois intégrés dans les réseaux de porteurs de valises, de ne pas garder sur eux leur carte d’adhérent, de manière à ce que le PCF ne soit pas impliqué dans cette aide concrète. Ensuite il y a eu une grande différence selon les régions. J’ai recueilli beaucoup de témoignages de gens que le secrétaire de leur fédération avait encouragés, en leur conseillant de faire attention, de ne pas impliquer le parti mais en leur disant qu’ils pouvaient y aller. Et d’autres, ailleurs, qui se sont vus traités d’aventuriers, voire de provocateurs ou de trotskistes, ce qui était à l’époque l’insulte suprême. On peut donc dire qu’il n’y a jamais eu de convergence entre les communistes qu’on pourrait qualifier d’organisés et les porteurs de valises, mais une certaine incompréhension qui a duré même après la guerre. J’ai essayé de montrer dans mon livre Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962 (La Découverte, 2019) que cette incompréhension n’était pas fondée et qu’il fallait aujourd’hui revaloriser toutes les formes de soutien au peuple algérien, que ce soit l’action de masse ou l’actions individuelle.
Quel était le rapport entre le PCF et le FLN ?
A. R. : On peut dire que c’était fondé sur une sorte de méfiance mutuelle. D’un certain point de vue, le PCF – et c’est normal pour un parti politique – voulait utiliser dans un sens qui lui paraissait juste la population algérienne et donc organiser les Algériens au sein du PCF et au sein de la CGT. Le PCF avait des objectifs globaux. Maurice Thorez a eu cette formule qui à l’époque a fait beaucoup de bruit, où il distinguait le « tout » et la « partie » : le « tout » c’était la lutte générale du peuple français pour les droits sociaux, pour les revendications, pour la paix, contre toutes les injustices dans le monde, et la « partie » c’était la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Cette formule était incompréhensible et irrecevable pour les nationalistes algériens. Car ceux-ci considéraient que la lutte des classes devait passer au second plan par rapport à l’objectif immédiat la lutte pour la libération nationale. Il faut ajouter que durant certaines périodes des activités du PCF ont été très douloureusement ressentis par les nationalistes algériens. Je pense bien sûr au vote des pouvoirs spéciaux qui a créé un véritable fossé entre les communistes français et les nationalistes algériens. Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer non plus qu’au sein du FLN, il y avait des sensibilités très différentes et en particulier un certain nombre de dirigeants et de militants qui étaient anticommunistes. Ne pas oublier que certains espéraient davantage obtenir un soutien des Américains. Cette méfiance mutuelle a perduré pendant très longtemps.
Alain Ruscio est historien. Il est docteur de l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Entretien réalisé par Saliha Boussedra.
Cause commune n° 17 • mai/juin 2020